Skip to content

Varlam Chalamov, notes libres – 2/2

 

Varlam Chalamov est détenu une première fois en 1929, le 19 février. Il a participé activement à la lutte interne aux côtés de l’Opposition de gauche en 1927, 1928 et 1929. Il est arrêté alors qu’il travaille dans l’un des ateliers typographiques clandestins de l’Université de Moscou. Sa participation à l’opposition au sein du Parti bolchevique aura donc duré trois ans. Il n’a laissé aucun article ou livre théorique à ce sujet et il n’était pas affilié au Parti bolchevique ni à aucun parti ou organisation, pas même aux Komsomol (l’organisation de la jeunesse communiste du Parti communiste de l’Union soviétique).

Les petites tensions entre Alexandre Soljenitsyne et Varlam Chalamov (suite à la parution du « Journal » de ce dernier) ont réactivé le questionnement concernant le parcours politique de Varlam Chalamov. Alexandre Soljenitsyne que Varlam Chalamov écornifle assez souvent dans son « Journal » s’interroge. Il déclare que malgré tout ce qu’il a subi à la Kolyma (soit dix-huit années de Goulag), Varlam Chalamov ne s’est jamais défait d’une certaine sympathie pour la Révolution d’Octobre et les années 1920. Alexandre Soljenitsyne a raison. Le point central sur lequel diffèrent ces deux écrivains qui l’un et l’autre ont été des « Zeks » (з/к) tient au fait que dès la fin des années 1960 Alexandre Soljenitsyne explique le stalinisme comme un produit de la Révolution bolchevique et qu’en conséquence il ne peut y avoir lutte contre le stalinisme sans lutte contre le bolchevisme – et l’athéisme ; alors que pour Varlam Chalamov le stalinisme est la négation radicale du bolchevisme.

En 1972, Varlam Chalamov envoie une lettre ouverte à la Literatournaïa Gazeta (Литературная газета). Alexandre Soljenitsyne et ses sympathisants jugent qu’il s’agit d’une capitulation face au pouvoir soviétique. Or, Varlam Chalamov refuse simplement que ses « Récits de la Kolyma » soient utilisés comme écrits anti-soviétiques. Il est anti-stalinien et il n’est qu’anti-stalinien. Il a suivi les dénonciations exposées par le XXe Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique (février 1956) et il juge que le retour du stalinisme est à présent impossible, ce que révèle sa correspondance. La dénonciation du « culte de la personnalité » lui rappelle le « Testament de Lénine » (mentionné par Khrouchtchev), un document qu’il s’était employé à diffuser dans les années 1920. Il estime certes que la déstalinisation doit se poursuivre et en aucun cas se contenter de mettre tous les crimes de Staline sur le compte du « culte de la personnalité », trop commode, et qu’il faut se montrer plus politique dans cette dénonciation.

 

Varlam Chalamov

 

Pour Varlam Chalamov, la Révolution de 1917 n’est en aucun cas un coup d’État organisé par un cercle restreint de conspirateurs ; elle a été initiée par un mouvement authentiquement populaire, avec la jeunesse estudiantine en proue et qui entraîna dans son sillage d’autres couches de la société, à commencer par les ouvriers, un mouvement qui sera enrayé par la bureaucratie. La sympathie de Varlam Chalamov pour l’Opposition de gauche était en prise avec celle qu’éprouvait la jeunesse soviétique des années 1920. Mais cette sympathie était-elle un sentiment certes sincère mais diffus ou bien se fondait-elle sur une solide connaissance théorique ? Une lettre écrite le 6 juillet 1929 par Varlam Chalamov (alors détenu) aux autorités montre qu’il avait une bonne connaissance de son programme, une lettre qu’il commence en notant que le Parti bolchevique n’est pas une caste et que ses intérêts ne concernent pas seulement ceux qui en ont la carte. Dans cette même lettre, il déclare que c’est la direction du parti qui a conduit l’Opposition de gauche à se séparer de lui, notamment en soutenant des grèves et en organisant des ateliers typographiques clandestins. S’élever contre le parti revenait à se rendre utile au parti, à dénoncer sa dérive dictatoriale, sa corruption, etc. Cette lettre doit être replacée dans un moment grave pour l’Opposition de gauche. Nombre de ses militants sont exilés et la répression conduit à la formation d’une aile conciliatrice qui ordonne le retour au parti, Staline ayant mis en œuvre, « même partiellement, même en les dévoyant, une partie de nos mots d’ordre ». Mais Trotsky flaire la tromperie, une manœuvre bureaucratique, Trotsky qui dans sa volumineuse biographie sur Staline note que l’autogestion des travailleurs (soit une démocratie soviétique) aurait évité que la lutte contre les koulaks ne soit aussi convulsive et féroce, un jugement que partage Varlam Chalamov qui comme Trotsky avance l’idée que le seul moyen de mettre fin à la dérive bureaucratique de l’appareil du parti est de le réformer en profondeur en commençant par faire revenir de l’exil ou de la prison, et inconditionnellement, tous les opposants. Cette lettre montre que son auteur était informé de l’évolution de l’Opposition de gauche et qu’il avait eu accès aux travaux théoriques de Trotsky, Trotsky qui sera expulsé d’U.R.S.S. en février 1929.

Varlam Chalamov grandit dans une ville peuplée d’exilés, Vologda. L’exil y est relativement clément mais c’est un exil malgré tout et cela donne à réfléchir à ceux qui sont là sur décision bureaucratique, ce qui entretient une ambiance particulière, d’autant plus que son père, un ecclésiastique, reçoit des exilés chez lui, son père qui a accueilli avec enthousiasme la Révolution de Février (1917) et qui approuve le programme socialiste-révolutionnaire de droite de Pitirim Sorokin. L’influence du père sur le fils sera précise mais limitée car le fils se formera aussi dans les années 1920, période au cours de laquelle, ainsi qu’il l’écrit : « Tous les crimes et tous les bienfaits à venir étaient en gestation ».

 

Le livre de Nicolas Werth. L’auteur présente son livre dans le lien ci-dessous :

https://www.youtube.com/watch?v=hQDWZLWmAg8

 

Son adhésion à la Révolution de 1917 est liée à la lecture du livre de Boris Savinkov (pseudonyme, V. Ropchine), « Ce qui n’a pas eu lieu ». Boris Savinkov est l’un des dirigeants de l’Organisation de combat des S-R. Dans « Quatrième Vologda », Varlam Chalamov explique la puissante séduction que ce livre a exercé sur lui : « Quel que fut son destin ultérieur, Boris Savinkov et ses camarades étaient pour moi des héros et j’attendais avec impatience le jour où moi-même je subirais la pression de l’État et où je saurais y résister. La question n’était pas celle du programme des S-R, mais du climat moral, du niveau éthique que créent de tels livres ». Ce livre plonge ses racines dans la conscience russe, avec ce type de jeune russe que décrit Dostoïevski (voir Aliocha Karamazov) : « C’était un adolescent (…) honnête par nature, avide de vérité, qui la recherchait et y croyait, qui, l’ayant trouvée, y participait de toutes les forces de son âme, avec le désir impétueux de tout y sacrifier, même sa vie ». C’est un type du XIXe siècle, des années du populisme russe. La désignation « populisme » ayant subi une dérive, je me permets de mettre en lien une excellente étude signée Alain Pessin et intitulée : « Le populisme russe (1821-1881) ou la rencontre avec un peuple imaginaire » :

http://acontretemps.org/IMG/pdf/le_populisme_russe_pessin_.pdf

Le populisme resurgit au XXe siècle avec les meilleurs représentants du Parti socialiste-révolutionnaire, les héros favoris de Varlam Chalamov et qui le resteront jusqu’à la fin de sa vie, les représentants d’un idéal éthique et non idéologique – Varlam Chalamov ne se réfère jamais à l’idéologie des S-R issue d’Alexandre Herzen et Nicolaï Tchernychevski. Il est irrémédiablement attiré par l’éthique de ces révolutionnaires dont le principe impératif est de mettre en harmonie ses actes et ses paroles. Le fondement de sa vie morale, ainsi qu’il le dit : « Ce que tu as dit, fais-le, c’est ainsi qu’on m’a appris à vivre. C’est ainsi que j’ai appris aux autres à vivre. »

Varlam Chalamov a choisi de rejoindre les traditions révolutionnaires russes et jamais il ne reniera cet engagement. Son admiration pour les S-R et les populistes est partagée par nombre de Russes de sa génération d’où en partie l’origine conflictuelle de sa relation avec le pouvoir soviétique qui conduira à sa première arrestation, en 1929. Dans les années 1920, Varlam Chalamov est partagé quant à son pays : étudiant à l’Université de Moscou, il prend note des progrès tangibles apportés par la N.E.P. (« Une fois encore s’est élevé ce même souffle de liberté qu’on respirait en 1917 ») ; par ailleurs, il pressent que l’utopie communiste, toujours plus agressive et dogmatique, porte en germe une immensité de cataclysmes, de crimes. Il note qu’à Moscou il n’est pas le seul à éprouver un tel pressentiment, à se placer en position de recul et à ne pas se lancer « à l’assaut du ciel ». C’est parmi les étudiants de son âge (ceux qui n’ont pas connu la guerre civile (1917-1923, avec une forte baisse d’intensité suite à la mise en place de la N.E.P. en 1921) et qui ont envisagé la révolution avec l’esprit humaniste traditionnel de l’intelligentsia russe) qu’est apparue une nouvelle résistance issue de la Révolution de 1917.

 

« Le capitalisme au service du communisme », une affiche de la N.E.P.

 

Et j’en reviens à sa participation aux événements de 1927, 1928 et 1929, une résistance destinée à contenir la montée en puissance de Staline et son emprise grandissante sur le Parti bolchevique. Une partie de cette jeunesse en est venue à évoquer secrètement la possibilité d’attenter aux jours de Staline, dans l’esprit populiste de la « Volonté du Peuple » (Народная воля), quitte à y laisser la vie. A ce propos, Staline qui craignait un attentat contre sa personne fit interdire le mouvement populiste comme sujet d’étude ; il ne fallait pas donner des idées à certains….

A la fin des années 1920, les chances de s’opposer efficacement à Staline sont bien faibles, mais elles ne sont pas inexistantes, au moins à l’intérieur du parti. Varlam Chalamov qui, ainsi que je l’ai dit, n’a aucun lien avec le Parti bolchevique est un franc-tireur – et les francs-tireurs ne sont pas nécessairement inefficaces…

L’instruction menée par la G.P.U. le classe parmi les trotskystes. Mais Varlam Chalamov écrit que nombre des membres de l’opposition n’éprouvent guère de sympathie pour Trotsky, et il est probablement l’un d’eux. Il est plus proche de l’opposition dite « de droite » conduite par Boukharine. Varlam Chalamov se garde de tout jugement tranché sur Lénine, une attitude assez largement partagée par sa génération. Il n’est pas pour autant son apologiste et s’il a diffusé le « Testament de Lénine », c’est pour s’opposer à la montée en puissance de Staline. On ne peut comprendre l’attitude de Varlam Chalamov qu’en partant de sa propre expérience ; il a vécu le contraste entre deux temps : celui de la N.E.P., qui malgré tout a pu être considéré comme un temps de relative liberté, un temps qui semblait renouer avec 1917, un temps où des millions de femmes et d’hommes – des espoirs pour le pays – étaient encore en liberté, en vie ; l’autre temps, les pires années du stalinisme, soit la seconde moitié des années 1930.

Varlam Chalamov, le « zek », le survivant du goulag stalinien, reste la voix de ces millions d’êtres fusillés, torturés, déportés et dont on ne sait souvent rien hormis ce qui a été consigné dans les archives de la G.P.U ou du N.K.V.D. Son expérience lui donne une autorité particulière à laquelle on ne peut être qu’attentif même si l’on juge que la Révolution de 1917 n’a été qu’une atroce foutaise, un coup d’État et que Lénine et autres bolcheviques annonçaient Staline, autant d’appréciations qu’on ne peut balayer d’un revers de la main. Chez Varlam Chalamov, l’accord entre le dire et le faire, entre l’écrit et l’engagement face au pire force le respect et laisse sans voix. C’est pourquoi je me garde dans ces pages de tout jugement a priori. C’est pourquoi je m’efforce de rendre sensible avec autant de justesse que possible qui fut cet homme et que je m’efface : mon avis n’aurait en la circonstance que bien peu de poids en regard de cette expérience, de l’accord implacable entre ce qu’il a dit et ce qu’il a fait. Je n’oublie pas : « Ce que tu as dit, fais-le, c’est ainsi qu’on m’a appris à vivre. C’est ainsi que j’ai appris aux autres à vivre ». Il faut le redire, l’objectif des « Récits de la Kolyma » n’est pas tant de dénoncer (le stalinisme) que d’exprimer les problèmes ontologiques du mal, des problèmes sous-jacents aux sociétés mais que la vie des camps met à nu. Ainsi le camp ne se limite-t-il pas à son enceinte, il est semblable au monde et reste la question essentielle de notre époque. « Comment des gens, nourris depuis des générations de littérature humaniste, en sont venus à Auschwitz, à Kolyma ? »

 

Nadejda Mandelstam (1899-1980)

 

Au cours des années 1950-1970, les idées de Varlam Chalamov s’enrichissent mais gardent des aspects de la mentalité des années 1920, celle de l’intelligentsia russe d’alors. Dans une lettre écrite en 1965 à Nadejda Mandelstam, écrivain et femme d’Ossip Mandelstam, il écrit : « Le fil du temps est rompu. L’héritage culturel est détruit, notre tâche est de le rétablir, de renouer le fil ». Il comprend que cette dévastation consécutive à la Révolution de 1917 tire son obscure sève des profondeurs de l’humiliation séculaire, soit le mode de vie de l’ancienne Russie, des instincts et des passions populaires les plus sinistres. Dans un poème, il écrit (et cette remarque me semble résolument centrale : « Elle vit encore, la vieille Russie, la plus dangereuse des Gorgones ». Il comprend que les bolcheviques de la première génération, sous la direction de Lénine, ont leur part de responsabilité dans le déchaînement de ces instincts et passions. Et cet homme fidèle à la N.E.P. accuse Staline d’avoir manipulé ces instincts et passions venus des profondeurs du peuple russe à grands renforts de slogans démagogiques afin de s’emparer progressivement de tous les leviers du pouvoir avant d’exterminer le meilleur du pays et, ainsi, rompre « le fil du temps ». Le meilleur du pays, soit ces femmes et ces hommes de l’intelligentsia qui s’opposèrent au prix de leurs vies à ces instincts et passions.

Afin de parvenir à l’ordre social qu’espère Varlam Chalamov, il faut d’abord neutraliser ces obscurs sentiments, cette Gorgone, et renouer avec « le fil du temps ». A cet effet, discrètement, comme toujours, sans pédagogisme, il propose aux nouvelles générations des exemples précis de femmes et d’hommes pleinement engagés. Il le fait, et j’insiste, sans jamais céder à la propagande, en évitant soigneusement toute terminologie politique avec étiquettes collées ici à là sur le dos des uns et des autres, avec accusations et dénonciations. Il invite à penser – et donc à agir – selon des principes généreux, dénués de tout calcul ; c’est aussi pourquoi il choisit volontiers ses personnages parmi les vieux révolutionnaires, les derniers représentants (massacrés) S-R. Cet homme qui a édifié la plus imposante des œuvres littéraires face au plus massif des totalitarismes a compris, instinctivement pourrait-on dire, que l’art se suffit à lui-même et que lui, Varlam Chalamov, n’avait pas à s’engager dans le journalisme et qu’il lui fallait éviter tout pédagogisme, ce pédagogisme dans lequel s’était enferrée la littérature russe du XIXe siècle et pour lequel, il en était convaincu, la Russie avait payé bien trop cher au XXe siècle. C’est aussi pourquoi il s’indignera de l’utilisation politique en Occident des « Récits de la Kolyma ». Il refusait d’être un simple pion dans la lutte idéologique entre l’Est et l’Ouest, comme il refusait d’être qualifié « d’anti-soviétique clandestin » ou « d’émigré de l’intérieur ».

Varlam Chalamov doit être lu dans une sorte de dénuement. Il n’est pas de ceux qui se laissent récupérer, utiliser. Les « Récits de la Kolyma » nous interrogent et nous interrogeront longtemps. Ils interrogent l’homme, un substrat présent dans toutes les sociétés et à une profondeur variable, une menace latente. Et que l’auteur se soit tenu à distance de toute tentation journalistique, de toute récupération, y compris anti-soviétique, et de tout pédagogisme participe à la pérennité d’une œuvre immense.

Ci-joint, un passionnant film documentaire sur l’univers concentrationnaire soviétique, une sorte de road movie. On y évoque les camps de la Kolyma et Varlam Chalamov :

https://www.youtube.com/watch?v=wY74sxjJJi0

Olivier Ypsilantis 

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*