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Des moments de l’histoire juive – 4/20

Le judaïsme ne connaît aucun clergé, et tout ce qu’un rabbin accomplit peut en principe être réalisé et énoncé par n’importe qui d’autre. Le rabbin n’est qu’une personne dont la communauté reconnaît l’érudition et qu’elle se choisit comme guide, mais en aucun manière, il ou elle n’est un intermédiaire entre Dieu et les hommes. Delphine Horvilleur

 

L’universalisme du judaïsme tient à son particularisme, un particularisme qui se traduit notamment par une absence de tout prosélytisme – rien à voir avec le christianisme et l’islam – et un « examen de passage » pour la conversion autrement plus exigeant que chez les chrétiens et les musulmans.

(Universalisme/Particularisme), où la profondeur des racines correspond à la hauteur du tronc et des branches. Le peuple juif propose un autre binôme : (la Torah / le Talmud), soit l’élan et l’analyse (de cet élan). La Torah est un don (de Dieu), le Talmud analyse ce don (de Dieu) à la manière tantôt d’un télescope, tantôt d’un microscope, avec palpitation de l’un à l’autre (diastole/systole). La Torah, synthèse ; le Talmud, analyse, la synthèse et l’analyse ouvrant suivant leurs propres voies – et voix – au ravissement.

Le Talmud ? L’antijudaïsme et l’antisémitisme se sont volontiers moqués des Juifs en prenant prétexte du Talmud. La Bible était envisagée dans le monde chrétien comme un magnifique livre d’aventures à caractère moral, une source inépuisable d’inspiration pour les plus grands artistes, une remarque générale qui demande il est vrai à être affinée, car le rapport des protestants et des catholiques à la Bible diffère.

Le Talmud a été moqué (à commencer par ceux qui ne s’étaient jamais donné la peine d’en lire une seule page), fort de ce préjugé selon lequel les Juifs (talmudistes) ne savent que couper les cheveux en quatre et que comme certains animaux ils redoutent la lumière du jour et le plein air. La refondation de l’État d’Israël a certes bousculé cette image – ce préjugé – mais l’antisémitisme a plus d’un tour dans son sac et il sait élaborer de nouvelles images à partir de vieux fonds.

Ainsi que le signale André Chouraqui dans « Histoire du judaïsme », le Talmud est la carapace que les Juifs sécrètent au cours des cinq siècles d’exil afin de survivre en tant que peuple. Durant leur exil, les Juifs ignorent la Bible au profit du Talmud – qui leur rend accessible la Bible. Par la suite, le monde occidental diversement chrétien se réfère à la Bible et ignore le Talmud jugé impénétrable.

Une certitude fondamentale chez les Juifs croyants : le langage (divin) de la Torah diffère du langage humain en ce sens qu’une lettre ou qu’un simple signe qui la constitue doit être pris en considération, qu’aucune fantaisie n’est permise à ce sujet et l’herméneutique définit avec rigueur la méthode d’étude du message divin.

En transcrivant la Mishna par écrit, les structures essentielles de la loi orale se trouvent définies : elles assurent la continuité des enseignements traditionnels sans les figer. La Mishna n’est ni une référence exclusive ni une conclusion ; de par sa concision, elle sert de support à l’exégèse traditionnelle de la Bible et, comme telle, elle nécessite pour elle-même une glose. De génération en génération, l’enseignement du judaïsme s’emploie à développer méthodiquement la tradition orale d’Israël. A mesure que l’exil se prolonge et que l’héritage du judaïsme se fait plus précaire, en Judée et en Babylonie, les scrupules qui veulent que la Bible soit l’unique loi écrite sont poussés de côté et il est décidé de mettre par écrit l’enseignement relatif à la Mishna. Le responsable de l’École de Tibériade, Yohanan bar Nappaha pose les bases d’une entreprise qui mobilisera durant deux siècles les efforts des écoles de la Terre Sainte, une entreprise conclue au IVème siècle : le Talmud de Jérusalem. (L’enseignement oral était privilégié, l’écriture de la Mishna a été une véritable révolution : elle n’a été écrite qu’à cause de l’urgence du moment, pour préserver la cohésion du peuple dispersé dans l’Empire romain.)

A Babylone, l’œuvre de codification des derniers perfectionnements de la connaissance traditionnelle est encore plus ample. Le Talmud de Babylone est huit fois plus volumineux que le Talmud de Jérusalem. Son argumentation est plus précise, plus pénétrante, plus vive et en somme plus profonde. Cet avis n’est pas le mien (je n’ai fait que picorer dans ces deux Talmuds et en anglais) mais celui d’André Chouraqui. Dans l’Édition Vilna du Talmud, les soixante-trois traités du Talmud de Babylone forment vingt gros volumes in-folio. André Chouraqui compare ces deux sommes aux cathédrales érigées par les chrétiens, des monuments (comme le sont les Talmuds) destinés à témoigner de la foi d’un peuple à travers les âges.

Les deux Talmuds sont des encyclopédies générales du savoir des Hébreux rédigées suivant la structure de la Mishna. Le mot Talmud qui signifie Enseignement est une méditation sur la Bible et une exégèse de la Bible. Cet enseignement se fait selon le plan adopté par les rédacteurs de la Mishna. Chaque guemara se présente comme une conversation entre maîtres et élèves, avec un sujet qui est un résumé élaboré à partir de la Mishna et soumis à la discussion en vue d’une édification mutuelle. Ainsi s’ouvre ce qui conduit vers la Mémoire ; et tout passe afin que tout soit consigné dans le livre, afin que rien ne tombe dans l’oubli et, surtout, afin d’assurer la pérennité du Verbe, la fidélité aux enseignements traditionnels et dans tous les domaines. Le Talmud est une immense réserve où la mémoire ne cesse de se réactiver pour mieux se projeter. Les dialogues opèrent selon une implacable dialectique qui ramène chaque argument à son principe premier et le met à l’épreuve de la contradiction, insatiablement. Cette gymnastique intellectuelle – si vous me permettez l’expression – n’est pas simple exercice destiné à éblouir, elle est destinée à définir la Halakha, à tracer le chemin que doit suivre Israël pour rester fidèle aux plans de Dieu jusqu’à la fin des temps, Israël soutenu par l’attente indéfectible du Messie. La méthodologie rabbinique vise à soumettre l’intelligence à une ascèse qui la force à changer sans trêve de thème, de temps, de logique, de langue et, ainsi, à acquérir à partir de la rigueur de principes de base plus de flexibilité, une flexibilité – et nous insistons – non pas fermée sur elle-même, ivre de ses performances mais toujours désireuse de se tenir au plus près du Verbe. Le Talmud invite à un éveil des consciences par la réflexion, une réflexion destinée à nourrir l’élan car l’élan livré à lui-même risque de s’essouffler et de choir ; car la réflexion qui n’est pas soutenue par l’élan risque elle aussi de s’essouffler avant de tomber dans la caricature d’elle-même, de ratiociner puis enfin de radoter, symptôme de la sénilité.

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L’apparition de l’islam initie une ère nouvelle pour le monde juif dont les structures se voient profondément modifiées, notamment au niveau économique et social. Les Juifs qui jusqu’alors vivaient essentiellement de l’agriculture et dans un monde rural se font citadins et se tournent vers le commerce et l’artisanat. (Ce sont les lois discriminatoires de l’islam et du christianisme qui les détourneront du travail de la terre, considérée comme profanée si ce sont des Juifs qui la travaillent.) Dans l’immense aire conquise par l’islam arabe, le développement de l’industrie et du commerce favorise la formation d’une riche bourgeoisie juive et d’une conscience nouvelle pour les Juifs des valeurs du patrimoine juif. La symbiose judéo-arabe a donné aux époques médiévales bien des richesses. Les Juifs ont adopté la langue véhiculaire, soit l’arabe. Cette distanciation vis-à-vis de l’hébreu permet aux Juifs par simple effet de recul de considérer avec un regard plus pénétrant les richesses de l’hébreu et pour la première fois la langue de la Bible est étudiée scientifiquement, ce qui a pour effet de la fortifier et de l’enrichir.

L’islam des premiers temps est donc plutôt favorable aux Juifs ; mais à partir du Xème siècle, la détérioration politique et économique de cet immense ensemble, le déclin du califat de Bagdad et son démembrement portent un préjudice irrémédiable au rayonnement des académies juives de Babylonie, un rayonnement qui touchait l’ensemble de la diaspora.

Le califat fatimide favorise les communautés juives de Palestine mais les tentatives de restaurer Jérusalem sont frustrées par la conquête des Seldjoukides (1070) puis par les Croisades (1099). La décadence de la Babylonie entraîne celle du judaïsme en Orient comme en Afrique et c’est dans l’Espagne musulmane que le monde juif va retrouver son éclat.

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Les rabbins avaient réussi à donner une grande cohésion au judaïsme dans l’Exil, en faisant comprendre que les épreuves devaient être acceptées comme éléments d’un plan divin. Et de fait, loin d’avoir eu raison du peuple juif, les épreuves ont fortifié sa cohésion. Il est vrai que ce phénomène n’est pas propre au monde juif, un monde qui toutefois offre sur cette question le meilleur des exemples considérant son ancienneté, la durée et la dureté de ses épreuves.

L’expansion foudroyante et immense de l’islam ouvre de nouveaux horizons aux Juifs, ce qui va susciter une puissante réaction anti-talmudique avec menace à l’encontre du si patient et si minutieux travail des rabbins. Le messianisme se manifeste avec plus ou moins de virulence et contribue à l’émergence d’une secte puissamment organisée, les Caraïtes qui refusent la Mishna et le Talmud, la Bible étant jugée suffisante pour que chacun puisse en tirer un enseignement à partir de son libre examen. Aux IXème et Xème siècles, la théologie caraïte se précise. Thèse défendue par les Caraïtes : les talmudistes ont adapté la Torah aux malfaisantes exigences de l’Exil, le retour en Terre Sainte doit passer par le refus du joug de la Loi orale (le Talmud) et en revenir à la pureté des origines, soit la Loi écrite (la Bible). (Je ne pense pas qu’il y ait une relation entre l’expansion de l’islam et le caraïsme. Il y avait déjà bien avant l’apparition de l’islam des groupes qui refusaient la tradition orale, et les Caraïtes ne sont pas vraiment un groupe messianique. Les Caraïtes eux-mêmes font remonter la naissance de leur groupe au début de l’ère chrétienne.)

Les systèmes théologiques du judaïsme sont nés de la rencontre de la pensée talmudique/biblique avec d’un côté l’islam et le christianisme, de l’autre le platonisme et aristotélisme. Mais les essais pour élaborer une théologie et une dogmatique du judaïsme ne se sont jamais transportés au cœur de la problématique religieuse d’Israël. La pensée d’Israël est depuis le début profondément cohérente, son unité interne n’a cessé d’étonner ceux qui l’étudient, une unité qui n’est aucunement de type conceptuel et logique : elle se dit (comme dans la Bible) sur un mode dynamique qui génère ses propres harmonies sans se soumettre à un langage abstrait et, de ce fait, conventionnel. La religion d’Israël est avant tout la participation de tout un peuple à une expérience historique référenciée avec précision. La pensée s’incarne et ainsi exige des actes. Contrairement à une idée reçue, et véhiculée par des appareils de propagande religieux, politiques et politico-religieux, le Talmud concilie l’étude la plus exigeante et la vie sociale par les deux principaux genres de sa production : la Haggada et la Halakha.

C’est par la pensée biblico-talmudique qu’Israël a pu assurer sa survie dans l’Exil et, ainsi, éviter l’absorption et la disparition en tant que peuple. Les théologiens juifs s’employèrent à analyser le langage de cette parole révélée, la Torah, de cette manifestation qui fait du peuple d’Israël le peuple porteur de Dieu, un peuple théophore, pour employer un mot grec probablement malvenu en la circonstance.

Maïmonide définit en vers les treize articles de foi les fondamentaux du judaïsme auxquels il faut adhérer sous peine d’apostasie. La synagogue adhère intégralement à ce credo.

Le judaïsme ne se limite pas à des dogmes, il est même exempt de dogmes, ce qui le différencie du christianisme. Le judaïsme ne se laisse pas enserrer par des dogmes et des formulations logiques élaborés par des théologiens. Jamais dans le judaïsme la théologie dogmatique ou morale ne s’est érigée en science autonome. Les structures mentales du judaïsme restaient trop proches de la Bible et dans sa langue d’origine ; ainsi une doctrine abstraite ne pouvait interférer dans ce livre si vivant qui ne cesse de montrer une humanité en action prise dans les fracas de l’histoire et en interaction constante avec Yahvé. La Torah montre des individus placés dans des situations concrètes, dans le quotidien le plus prosaïque. Il n’y a pas de place pour des abstractions qui ont tôt fait de se mordre la queue.

L’Église a tout reçu d’Israël. Le christianisme primitif ne se distingue pas du judaïsme. L’Église héritière de la Synagogue, Nouvel Israël… Mais Israël, le vrai Israël qui n’est pas l’Église, n’a pas été remplacé et n’a pas été annihilé dans sa lutte contre Rome. Les Juifs qui n’ont pas succombé prennent le chemin de l’exil et emportent avec eux une riche mémoire qu’ils sont bien décidés à sauver et à transmettre. La Synagogue de l’Exil s’organise de telle manière qu’elle survivra à tous les aléas de l’Histoire. Elle est portée par un élan messianique.

La Synagogue et l’Église, l’Église héritière de la Synagogue mais partie sur d’autres chemins avec le Verbe fait chair et le Messie crucifié. La guerre entre elles sera longue et terrible. La chute de Jérusalem marque la fin de l’expansion du judaïsme qui n’a plus trop de ses forces pour sauver ce qui peut l’être. Les Juifs doivent encaisser les assauts du prosélytisme chrétien triomphant et maître d’un empire depuis la conversion de Constantin. Israël se réfugie dans l’omnipotente passivité de la prière. Cet entêtement d’Israël irrite et parfois furieusement les tenants de la foi chrétienne. Le christianisme s’emploie à s’accaparer la mission et le prestige des Juifs tout en leur demandant de répondre de la mort de Jésus-Christ. L’enseignement du mépris est appuyé par toute une législation organisée contre les Juifs, avec système d’avilissement pointilleux. Des responsables religieux et politiques s’efforcent à l’occasion d’adoucir cette législation ; mais en période de crise elle est implacablement appliquée tandis qu’un enseignement assassin est dispensé auprès des masses. Le même schéma se retrouve un peu partout : les Juifs sont pleinement acceptés par les nations en formation ; puis ils sont peu à peu simplement tolérés sans que des droits ne leur soient pleinement accordés ; et ils sont persécutés de diverses manières en temps de crise où ils sont bien souvent des boucs-émissaires.

Le premier millénaire est plus favorable aux Juifs que ne l’est le deuxième millénaire, avec tueries menées par les Croisés en route vers Jérusalem, constantes accusations de meurtres rituels et de profanations d’hosties qui suscitent pillages, massacres, expulsions. Confinés de force ou volontairement dans des ghettos à partir du XVIème siècle, les Juifs s’adonnent pour survivre au petit commerce, à l’artisanat ou à l’usure, une activité interdite aux chrétiens, une activité qui va volontiers se retourner contre ceux qui la pratiquent : on pouvait effacer ses dettes en éliminant (sous les prétextes les plus fallacieux) le Juif usurier. Le ghetto permettait aussi la survie de la communauté, de sa foi et de sa culture.

Olivier Ypsilantis

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