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Isaiah Berlin, un homme de liberté – 1/2

 

Le livre “Freedom and Its Betrayal: Six Ennemies of Human Liberty”, soit six conférences enregistrées par BBC à l’automne 1952. Ce livre m’a réjoui dans la mesure où j’ai très vite subodoré que certains hommes des Lumières n’étaient pas vraiment des défenseurs de la liberté ou, tout au moins, qu’ils en avaient une conception très différente de la mienne. Et je reprends ma remarque, à savoir que les Lumières avaient leur part d’obscurité, une obscurité à l’occasion profonde. Dans ces textes, Isaiah Berlin montre que cinq hommes des Lumières n’étaient en rien des défenseurs de la liberté, liberté qu’ils prétendaient défendre. Le sixième homme était un ennemi frontal des Lumières, et depuis le début. Isaiah Berlin l’évoque dans l’une de ses six conférences car il estime que la liberté a autant besoin d’être critiquée que défendue, pour le bien de tous pourrait-on dire et pour le bien de la liberté elle-même. Ces cinq hommes plus le sixième sont respectivement : Helvétius, Jean-Jacques Rousseau, Johann Gottlieb Fichte, Hegel, Henri de Saint-Simon et, enfin, Joseph de Maistre. Nous allons les évoquer brièvement en suivant Isaiah Berlin :

Helvétius. Isaiah Berlin écrit à son sujet : « Toute sa vie, il tenta de découvrir un principe unique capable de jeter les bases de la morale et de répondre réellement aux questions sur la meilleure manière de fonder la société, sur la façon dont l’homme devait vivre et comment il devait agir, avec le même degré d’autorité scientifique que Newton dans le domaine de la physique ». Et le principe qu’élabore Helvétius est le suivant : « La poursuite du plaisir et l’évitement de la douleur sont les seuls mobiles qui agissent effectivement sur les hommes, de même qu’on dit que la gravitation et d’autres lois de la physique agissent sur les corps inanimés ». Comment rendre les gens heureux ? Helvétius poursuit : « Pour agir de façon efficace, [le législateur] doit faire en sorte qu’il vaille la peine pour les hommes de faire ce qu’il veut qu’ils fassent […]. C’est une fois que la législation coercitive est en place que vient le tour de l’éducateur […]. Ce qu’il nous faut, c’est un monde gouverné par les savants, parce qu’en définitive, être bon, être sage, être savant et être vertueux ne sont qu’une seule et même chose ». Et en avant la musique, une musique à laquelle le XXème siècle donnera une tonalité funèbre.

 

Isaiah Berlin (1909-1997)

 

Jean-Jacques Rousseau quant à lui envisage la liberté comme une valeur absolue : « Dire qu’un homme est homme et dire qu’il est libre, c’est quasiment la même chose. » Mais, dilemme, il est une autre valeur absolue : les bonnes règles qui sont inhérentes à l’Homme. Comment le résoudre ? « Si l’on peut faire en sorte que [les hommes] aiment les règles, alors ils les désireront non pas tant parce que ce sont des règles, mais parce qu’ils les aiment […]. Forcer un homme à être libre, c’est le forcer à se comporter de manière rationnelle. […] S’il ne veut pas une fin rationnelle, il ne veut pas une vraie mais une fausse liberté ». On tourne en rond comme dans une cour de prison. Jean-Jacques Rousseau est décidément un maton.

Johann Gottlieb Fichte soutient que l’individu doit être absolument libre, autrement dit que la loi doit procéder de notre être : « Je ne suis libre que si je fais des choses que personne ne peut m’empêcher de faire, et je les fais uniquement si c’est mon être intérieur, mon Moi, qui agit, si rien d’autre ne vient l’entraver ». Mais Isaiah Berlin s’empresse de définir le Moi tel que Johann Gottlieb Fichte l’entend : « Le vrai Moi, le Moi libre, n’est pas le moi empirique revêtu d’un corps, celui qui a son temps et son lieu, mais un Moi commun à tous les corps ; c’est un super-Moi, un Moi plus vaste, divin, que Johann Gottlieb Fichte commence peu à peu à identifier tantôt avec la nature, tantôt avec Dieu, tantôt avec l’histoire, tantôt avec une nation. »

Hegel nous dit que : « L’univers est comme une sorte d’entité possédant une âme, à peu près de la même manière que les individus ont des âmes, des intentions, des fins, des volontés, mais bien sûr en beaucoup plus grandiose… » Et Hegel en vient à sa fameuse dialectique, une trilogie : Thèse / Antithèse / Synthèse, la Synthèse qui se nourrit de ces deux premières et permet d’aller de l’avant : « Ces forces ne sont pas simplement des pensées dans la tête des gens ; elles s’incarnent dans des institutions, des Églises, des constitutions politiques, peut-être dans de vastes entreprises humaines, par exemple les migrations des peuples ou les révolutions, ou dans de vastes développements intellectuels, où la thèse et l’antithèse, dans leur état constant de tension réciproque, sont portées à leur paroxysme ». On voit que l’individu n’est qu’une pièce d’un immense mécanisme et qu’il n’importe pas qu’en tant que tel. Chapeautant ce mécanisme, l’État. Exit la liberté individuelle : « Il ne peut y avoir de liberté là où l’obéissance au schéma est la seule expression de soi, là où ce qu’on appelle la liberté n’est pas la possibilité d’agir dans une sorte de vide, aussi réduit soit-il, laissé à votre choix personnel et soustrait à toute intervention. »

Henri de Saint-Simon et ses quatre critères du progrès : « 1. La société progressiste est celle qui offre le maximum de moyens pour satisfaire le maximum de besoins chez les êtres humains qui la composent. 2. Tout ce qui est progressiste offre aux meilleurs l’occasion d’occuper le premier rang. 3. C’est l’existence de dispositions assurant le maximum d’unité et de force en cas de rébellion et d’invasion. 4. C’est la mise en œuvre de circonstances favorables à l’invention, aux découvertes, à la civilisation. ». Et pour que ces critères soient remplis : « Il faut remplacer le lamentable gâchis qu’est la libre concurrence par une planification concertée. Pour diriger ce système il nous faut des élites ». Et : « La liberté, la démocratie, le laisser-faire, la féodalité, toutes ces notions métaphysiques, ces slogans, ces mots sans grande signification, doivent laisser place à quelque chose de plus clair, de plus neuf, de plus audacieux : la grande entreprise, le capitalisme d’État, l’organisation scientifique, une organisation mondiale, un parlement mondial, une fédération mondiale. »

Joseph de Maistre, le contempteur de la Révolution française et l’ennemi radical des Lumières. Isaiah Berlin note : « Au lieu des idéaux de progrès, de liberté et de perfectibilité, il prêcha le caractère sacré du passé, la vertu et même la nécessité d’une complète sujétion, parce que la nature humaine était irrémédiablement mauvaise et corrompue. Au lieu de la science, il prêcha le primat de l’instinct, de la superstition, du préjugé. Au lieu de l’optimisme, le pessimisme. Au lieu de l’harmonie et de la paix éternelle, la nécessité – à ses yeux divine – du conflit, de la souffrance, de la guerre etc. ». Bref, il s’agit selon Joseph de Maistre de préserver l’ordre social contre les savants, les savants qu’il exècre plus que tout au monde.

Isaiah Berlin reconnaît à l’œuvre de Joseph de Maistre un grand mérite : celui d’être « un antidote violent aux doctrines boursouflées, exagérément optimistes et dans l’ensemble superficielles du XVIIIe siècle… » Il faut lire et relire Isaiah Berlin que je vois à mon tour comme un puissant antidote à tant de concepts manipulés comme des serpillières par des pouvoirs et des lobbies qui cherchent à en imposer par une prétendue supériorité morale. Par ailleurs, il nous invite à nous méfier des grands mots et à nous efforcer de les redéfinir sans cesse, finalement à sortir de notre passivité.

La liberté est un concept décidément confus que tout le monde revendique et que bien peu savent définir. Et parmi ceux qui savent la définir avec précision (comme ces hommes des Lumières), certains en donnent une version inquiétante pour ne pas dire terrifiante qui aurait fait applaudir les pires tyrans, qui ferait applaudir les pires tyrans. L’ambiguïté des Lumières, les perversités du concept de liberté…

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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