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Des moments de l’histoire juive – 3/20

Le monothéisme moral apparaît aujourd’hui comme le trait le plus spécifique des prophètes d’Israël. Il n’est pas une nouveauté absolue et ce n’est pas chercher à amoindrir le message et la grandeur de ces prophètes que de l’affirmer dans la mesure où nous sommes tous ses héritiers à des degrés divers.

Des textes égyptiens et babyloniens laissent entendre que des prêtres en étaient venus à concevoir que les différents dieux n’étaient que différents aspects d’un Être divin unique. Cette remarque ne prétend pas établir une filiation historique entre ces spéculations panthéistes qui fondent toutes les divinités en une seule et la direction montrée par les prophètes d’Israël qui abaissent implacablement toutes les divinités pour sanctifier un Dieu unique, Yahvé. (Jéhovah ou Yahvé ne sont pas utilisés dans la tradition juive (même si certains auteurs les emploient pour se faire comprendre du grand public). Ces deux mots viennent de la vocalisation plus ou moins juste des quatre consonnes sacrées יהוה, le Tétragramme, qui forment le nom de Dieu, que seul le Grand Prêtre connaissait et prononçait le jour de Kippour. Le Tétragramme est une combinaison de la racine du verbe “être” aux trois temps : passé, présent et futur. Les Juifs les remplacent par “Adonaï” qui signifie ”Seigneur”. C’est au XIIIème siècle qu’un prêcheur catalan, Raimond Martin, décide d’utiliser les voyelles de “Adonaï” pour les appliquer au tétragramme.)

Les liens les plus étroits entre la pensée des prophètes et certaines tendances caractéristiques de leur religion nationale tient d’abord à la très haute idée que les Israélites se font de la puissance de leur Dieu (qui a créé le ciel et la terre, qui a vaincu Pharaon, etc.). Mais ces attributs de puissance se doublent d’exigences morales : Yahvé « punit le méchant selon sa méchanceté » et « rend à chacun selon sa justice ». Ces traditions portent des germes de monothéisme moral et d’universalisme. Le judaïsme (religion nationale comme les autres religions d’alors) portait des germes d’universalisme et c’est bien ce qui le rend extraordinaire au sens strict du mot, comme est extraordinaire l’histoire du peuple juif.

Une fois encore ce monothéisme moral si affirmé n’est pas né de rien. La littérature sapientale au Moyen-Orient avait un caractère qui dépassait le cadre d’une nation. Les auteurs de cette littérature, les scribes qui apprenaient les langues étrangères en vue de leur usage diplomatique. Les moralistes juifs appréciaient tout particulièrement la sagesse de leurs confrères égyptiens. A ce propos, et j’ouvre une parenthèse, Simone Weil que j’admire et qui m’irrite, tantôt simultanément et tantôt alternativement, ne cesse de dénoncer impitoyablement – et injustement – les Hébreux en leur opposant entre autres peuples les Égyptiens qu’elle porte aux nues. Elle devait pourtant savoir qu’Israël est aussi un héritier et que dans sa singularité entre un héritage égyptien, un héritage à caractère fortement moral. Par ailleurs, des gnomiques égyptiens ainsi que des sages babyloniens font usage d’expression dont la tonalité est incontestablement monothéiste. Ces remarques ne sous-entendent pas que les prophètes d’Israël doivent en dernière analyse leurs idées les plus pures sur Dieu et sa justice à la morale générale de l’ancien Orient. Il y a une singularité des prophètes d’Israël et du message élaboré par le peuple d’Israël.

Il semble que les moralistes de l’ancien Orient étaient d’accord sur des principes admis par toutes les religions développées de l’Antiquité (voir l’Égypte, l’Assyro-Babylonie et la Grèce) dont celle d’Israël. Mais sur ce point, l’originalité des grands prophètes d’Israël est d’avoir déclaré que la justice divine est absolue, rigoureusement égale pour tous, contrairement à ces dieux sujets à l’ignorance ou à l’oubli et qui se laissaient amadouer – acheter pourrait-on dire – par des sacrifices qu’on leur offrait, avec accommodements en fonction du ou des demandeurs. Yahvé n’est pas capricieux et on ne peut espérer gagner ou regagner ses faveurs par l’efficacité d’un culte, par des rites et des offrandes. L’affirmation du principe général de la justice divine sur lequel tout le monde s’accordait était soutenue par les moralistes de l’ancien Orient, mais les croyances qui trop souvent l’annulaient en pratique (comme la croyance en l’efficacité du culte dans le but de se concilier la faveur divine) n’étaient pas combattues. Il y avait bien des velléités dans la classe la plus cultivée des sociétés orientales d’alors d’atteindre une conception religieuse plus élevée et moralement plus pure, mais il ne s’agissait que de velléités qui ne sauraient suffire à expliquer la passion de justice d’un Amos ou d’un Jérémie (une passion qui les poussera à approuver et exiger la condamnation de leur propre peuple) ou du Second Ésaïe qui enjoindra Israël d’accepter toutes les souffrances pour accomplir sa mission (mondiale) et amener toutes les nations à adorer le seul vrai Dieu. (La critique biblique veut qu’il y ait eu au moins deux Ésaïe. La tradition juive classique pense qu’il y a eu un seul Ésaïe Ben Amotz. Il est vrai que la situation historique à laquelle Ésaïe chapitres 40 à 66 fait référence est très différente de celle qui sous-tend les trente-neuf premiers chapitres du livre. Ceux-ci parlent de la nation comme vivant dans son propre État souverain, comme ce fut effectivement le cas au temps d’Ésaïe, fils de Amoz, qui était actif “aux jours d’Ozias, Jotham, Achaz et Heze-Kiah, rois de Juda” (Ésaïe 1 : 1) ; c’est-à-dire la seconde moitié du VIIIe siècle avant notre ère. En revanche, les personnes interrogées dans la seconde moitié du livre sont des exilés en Babylonie ; le prophète les exhorte à retourner dans leur patrie, et parle de la route qui y mène, de la terre désolée et du Temple en ruine. Cyrus de Perse est même mentionné par son nom (44:28 et 45:1). Ces données correspondent à la seconde moitié du VIe siècle avant notre ère.

Mais il y a aussi des preuves de l’unité du livre. La seconde partie du livre suit directement la fin du chapitre 39, sans superposition, en plein cœur d’un message prophétique : “Réconforte, réconforte mon peuple” (Ésaïe 40 : 1). La tradition selon laquelle tout cela n’est qu’un seul livre remonte au moins à Yéshoua Ben Sira au IIe siècle avant notre ère, qui fait référence à Ésaïe comme un prophète contemporain d’Ézéchias et qui a aussi l’esprit de puissance, c’est-à-dire de voir. “J’ai vu ce qui s’est passé en dernier et j’ai consolé ceux qui ont pleuré en Sion” est pour Yéshoua Ben Sira une indication claire que la deuxième partie du livre est l’œuvre d’Ésaïe, fils d’Amotz. De plus, il existe des locutions communes dans les différentes parties du livre, notamment Qedosh Yisrael (le Saint d’Israël), qui sont utilisées tout au long d’Ésaïe mais qui apparaissent rarement dans d’autres livres. Donc les discussions restent ouvertes et j’avoue que je n’en sais pas plus.)

Cette succession en Israël de prophètes au cours de deux siècles et demi est un phénomène qui n’a aucun équivalent dans toute l’histoire humaine. Elle fonde l’essentiel de la singularité d’Israël.

Le mouvement prophétique a subi avec le temps d’importantes transformations internes. La principale remarque à ce propos est que l’on note un rapprochement général et toujours plus marqué entre le point de vue des prophètes et celui de leurs adversaires. Politique ou religieux, ce rapprochement tient probablement en partie à ce que les principes formulés par les prophètes finissent par s’imposer d’abord à une élite puis à l’ensemble du peuple selon un processus habituel. Par ailleurs, certains prophètes font preuve d’une accommodation aux croyances anciennes. Le prophétisme et le yahvisme traditionnel convergent l’un vers l’autre et forment une synthèse qui fera la spécificité du judaïsme. (Je ne pense pas qu’on puisse séparer les deux même au début de la Révélation. Par exemple, Moise qui reçoit les Dix Paroles (les Tables de la Loi) de la Révélation est autant un moraliste qu’un législateur.)

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Cyrus est l’initiateur d’une politique en Orient. Il n’agit pas en prédateur et se présente en libérateur des populations assujetties. Certes, il assure aux Perses une place privilégiée dans l’Empire achéménide qu’il structure solidement autour du noyau perse, mais les sous-gouverneurs sont souvent des autochtones et les organisations locales sont maintenues même si les satrapes sont surveillés par des agents de l’empereur.

Redisons-le, dès le tout début de son règne Cyrus marque un changement de politique en Orient. Il ne pille ni ne brûle Babylone, la capitale ennemie. Les Perses ne touchent pas à un seul objet dans le temple de Mardouk et ils font de même avec les autres villes et populations des pays conquis. Cyrus fait revenir dans les villes d’Assyrie et de Babylonie les statues de leurs dieux qui avaient été dérobées. Il fait rentrer chez eux les exilés. Il agit de la sorte avec le peuple juif mais aussi avec les autres peuples. L’explication de Josèphe selon laquelle Cyrus aurait eu connaissance des prophéties du Second Ésaïe ne sont guère étayées ; et, redisons-le, ce que Cyrus a d’emblée accordé aux Juifs, il l’a accordé à tous ceux qui dans son empire se trouvaient dans la même situation. On affirmera bien après que Cyrus aurait éprouvé une sympathie particulière pour la religion juive dont les doctrines lui auraient évoqué celles de Zarathoustra. J’aimerais le croire mais les mesures prises par Cyrus à l’égard des Juifs entraient dans des principes généraux de sa politique. Par ailleurs, Cyrus avait grand intérêt à installer au voisinage immédiat de l’Égypte une population qui ne pouvait que lui être reconnaissante.

Il est certain que des Juifs profitèrent de l’autorisation pour rentrer au pays mais que d’autres restèrent. Les Juifs de Babylonie constituaient une colonie riche et influente et la perspective de tout laisser pour un pays pauvre n’a probablement pas séduit l’ensemble des Juifs. Combien furent-ils à s’en remettre à des temps meilleurs et à soutenir d’une manière ou d’une autre ceux qui avaient eu le courage de quitter leur nouvelle patrie pour l’ancienne ? Car la vie était rude pour ceux qui revenaient avec Sesbassar et Zorobabel. Il fallait partager les terres avec ceux qui étaient restés. Les premières récoltes furent mauvaises et tout était en ruines. Par ailleurs, le passage des armées de Cambyse (fils et successeur de Cyrus) pour la conquête de l’Égypte perturba la vie des habitants. Au cours des dix-huit premières années du régime perse, les Juifs d’Eretz Israel travaillèrent dur pour survivre et n’eurent ni le temps ni les moyens de reconstruire le Temple. Cyrus avait bien promis de mettre les frais à la charge de la maison du roi, ce qui signifiait toutefois que les sommes nécessaires seraient prélevées sur le produit des impôts de la province, une province essentiellement agricole qui traversait une période de disette.

En Égypte Cambyse subit des échecs puis il meurt. L’Empire perse est menacé de dislocation. Des soulèvements éclatent un peu partout et Darius 1er doit livrer dix-neuf batailles pour en finir. Ces troubles ont un profond impact sur la petite communauté juive de Jérusalem, soit un réveil du zèle religieux sous l’impulsion des prophètes Aggée et Zacharie. Ce réveil active la réédification du Temple (520-515). Darius 1er poursuit la politique de Cyrus et se montre bienveillant envers les religions des peuples de son empire. Il l’applique donc aux Juifs mais également aux Égyptiens et aux Grecs d’Asie mineure.

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A la mort d’Alexandre le Grand, son empire est partagé. Les deux principaux royaumes issus de ce partage : celui des Ptolémées et celui des Séleucides, deux royaumes qui entrent en lutte, notamment parce que le royaume des Séleucides fondé dans les vallées du Tigre et de l’Euphrate, successeur naturel des empires assyrien, chaldéen et perse, cherche à tout prix à occuper la côte méditerranéenne la plus proche afin de rester en contact avec le monde grec. A cet effet, les souverains séleucides établissent à Séleucie puis à Antioche la capitale de l’empire – qui prend le nom de royaume syrien. Le royaume des Ptolémées ne peut laisser une puissance rivale s’établir aux portes de la vallée du Nil. Les Juifs de la région sont soumis tantôt aux Ptolémées (de 320 à 198), tantôt aux Séleucides (de 198 à 168). Ils semblent avoir été relativement épargnés par les uns et les autres, mais leur situation a été probablement meilleure sous les Ptolémées.

C’est à cette époque que la population juive essaime comme jamais dans le monde antique, et librement : le monde grec lui est ouvert. Les souverains apprécient les Juifs car ils se montrent ouverts à la culture grecque (mise à part la question religieuse) et ils sont par ailleurs d’excellents soldats particulièrement fiables. D’après Flavius Josèphe, Antiochus III le Grand fit venir deux mille familles juives de Babylonie en Phrygie et en Lydie afin de tenir le pays. Démétrius 1er demanda au grand-prêtre Jonathan trente mille hommes afin qu’ils occupent les places fortes de son royaume et entrent dans sa garde personnelle. Dans plusieurs villes, notamment les villes nouvellement fondées par les Séleucides et les Ptolémées, où ils cherchaient à attirer les colons en nombre, les Juifs obtinrent probablement un statut privilégié leur accordant des droits plus ou moins équivalents à ceux des citoyens de la classe la plus élevée, « les Macédoniens » comme on les appelait en Égypte.

Olivier Ypsilantis

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