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Quelques remarques sur l’antisémitisme – 4/4

En Header des enfants de la Maison d’Izieu.

 

Ils sont nombreux, très nombreux ceux qui, pour des raisons assez diverses, comparent les souffrances. Pour des raisons assez diverses, mais généralement dans le but de les équilibrer et, ainsi, de les annuler mutuellement, comme si nous avions affaire à la marche d’une entreprise, avec actif et passif. Les victimes du communisme et les victimes du nazisme s’équilibrent, c’est kif-kif, oublions donc… Combien sont-ils à chercher le repos ? Jacques Verges, individu moyennement intelligent mais capable de confondre de beaucoup plus intelligents que lui par le culot de ses arguments, Jacques Verges donc a pris la défense de Klaus Barbie en déclarant ceux qui le jugeaient, les Français, au moins aussi coupables que son client, au moins aussi coupables avec leurs guerres coloniales, à commencer par l’Algérie. C’est la pente facile et dangereuse, comparer pour annuler, pour imposer le kif-kif. Or il faut comparer non pour du pareil au même mais pour dégager et circonscrire des spécificités. Car si rien ne ressemble plus à un cadavre qu’un autre cadavre, chaque crime a sa généalogie. La logique spécieuse de Jacques Verges est celle des contempteurs d’Israël, à savoir qu’il conviendrait de ne faire aucun cas de la Shoah (ou pas si grand cas) pour cause de génocide du peuple palestinien. Ben voyons. C’est l’une des techniques négationnistes. L’attaque contre le langage prépare toutes les autres attaques. Aucune souffrance n’annule aucune souffrance. Nous ne sommes pas devant un livre de compte. L’Histoire n’aime pas le signe = car rien n’est égal à rien. Un air de famille n’annule pas une spécificité.

“Sans la vérité au mieux recherchée, toujours et partout, il n’est pas possible de convaincre de l’unicité et de la spécificité de la Shoah” écrit Jean-François Forges. Cette vérité au mieux recherchée, toujours et partout, est une arme contre le révisionnisme et le négationnisme, une vérité que recherche Marcello Pezzetti. “L’essentiel de la méthode négationniste consiste d’abord à attaquer le crédit des historiens en majorant les silences, les oublis, les manques de rigueur sur des points souvent secondaires, mais qui conduisent à jeter le doute sur l’ensemble des faits, même les plus avérés”, écrit encore Jean-François Forges, une méthode qu’analyse Louis Janover dans “Nuit et brouillard du révisionnisme”. On part de blancs et d’imprécisions “pour les agrandir et finalement faire basculer tout le reste dans le vide”. C’est l’accroc qu’au lieu de réparer on s’emploie à élargir jusqu’à ne plus rien laisser du tissu. Il n’est plus besoin de preuves, il n’est plus besoin de prouver la Shoah. Révisionnistes et négationnistes ne savent qu’exiger toujours plus de preuves afin de confirmer l’importance qu’ils s’accordent. Ainsi que le note Jean-François Forges : “Il y a un piège tendu par les négationnistes. On est suspecté de négliger les victimes, et surtout de chercher des “preuves” si on s’intéresse au “comment” du crime. Or, va-t-on dire, s’il y a des “preuves”, c’est qu’il y avait un doute… Il n’est pas toujours possible d’éviter le piège”. Oublier les victimes en s’intéressant essentiellement voire exclusivement aux procédures et techniques de mise à mort est un risque aussi, le risque de la connaissance qui se contemple, confirmant l’atonie que la Shoah sait mettre en nous – la sensibilité qui n’en peut plus, l’imagination qui fait défaut, le savoir qui se décourage. Mais peut-on faire l’économie d’un tel risque ? “L’exposé de la technique peut être la médiation permettant d’amorcer l’imagination de la souffrance indicible” conclut Jean-François Forges.

“De manière assez générale, chez elle, l’intuition ou l’idée, souvent paradoxales, polémiques, à rebours, sont premières” écrit Michelle-Irène Brudny de Launay dans sa présentation de “Eichmann à Jérusalem”. Mon attrait pour Hannah Arendt mais aussi ma défiance envers elle trouvent en partie là leur explication. À ce propos, je vois une communauté d’esprit entre elle et Alexis de Tocqueville, qu’elle cite longuement au tout début du chapitre premier de “Sur l’antisémitisme”.

Nombreux sont ceux qui assimilent antijudaïsme et antisémitisme, qui tracent de l’un à l’autre un lien de cause à effet. Á quoi arrive-t-on ? A des commodités qui servent d’abord les antisémites ; l’antisémitisme se présente ainsi comme éternel, naturel, il se voit justifié. Les antisémites et les Juifs qui s’en remettent à un “éternel antisémitisme” ne font qu’exprimer, nous dit Hannah Arendt, “le même désir de fuite devant la réalité”. Fort de ce diagnostic, il conviendrait d’étudier ce qui oppose antijudaïsme et antisémitisme plutôt que de s’évertuer à les ficeler l’un à l’autre.

Barbarie, un mot très employé, trop employé et sur lequel j’aimerais m’expliquer. Barbarie : manque de civilisation, état d’un peuple non civilisé. Or, l’Allemagne au milieu du XXème siècle est un pays hautement civilisé. Alors, ne chercherait-on pas à l’aide d’un lexique choisi à éloigner de profondes inquiétudes et, ainsi, à s’épargner les fatigues et les incertitudes de la réflexion ? Par le mot “barbarie” nous nous soulageons, nous lançons par-dessus le mur ce que nous ne voulons pas voir chez nous. Pour les Grecs, les Romains et les Chrétiens, les Barbares étaient les étrangers, au-delà des murs de la cité, des limes, des frontières de la chrétienté. Mais la moderne barbarie est née et s’est propagée à l’intérieur de la cité, des limes et des frontières de la chrétienté, dans la civilisation, d’où l’ambiguïté de ce mot, ambiguïté qui, une fois encore, exprime un désir de fuite devant la réalité. De même, faisons-nous un usage immodéré du mot “inhumain” (le in, préfixe négatif du latin) ; or rien n’est plus humain que l’inhumain. A-t-on déjà vu un animal se comporter de manière inhumaine ? Il faut affronter la réalité, cesser de nous retrancher derrière des terminologies, de nous alléger de notre turpitude en nous en prenant au règne animal. Il n’y a que les animaux dressés par l’homme qui se comportent humainement, autrement dit comme des hommes, à l’instar du chien Barry qui “est entré dans l’histoire en mutilant les détenus de Sobibor et de Treblinka sur l’ordre : “Mensch, fass den Hund !” (“Homme, attaque le chien !”)” ainsi que le signale Jean-François Forges.

 

Richard Praquier

 

En septembre 2005, une équipe d’architectes, de scénographes et de paysagistes a été choisie pour mener à bien un projet dans ce qui avait été le camp de Rivesaltes. Les travaux doivent débuter fin 2006 et s’achever fin 2008. Ce site est unique en France par ses dimensions (600 hectares), son état de conservation (il ne reste presque rien des autres camps de France, et ils ont été nombreux !), son emplacement (un accès aisé dans une zone de grand passage) et son histoire (entre 1938 et 1970 y passèrent des enfants, des femmes et des hommes d’origines très diverses, parmi lesquels des Espagnols, des Juifs, des Tziganes et des Harkis, sans oublier des prisonniers de guerre allemands, autrichiens et italiens). Aussi le Conseil Général des Pyrénées-Orientales a-t-il décidé d’aménager un mémorial sur l’emplacement de l’îlot F, soit 42 hectares. Ses bâtiments ont été inscrits à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques. Denis Peschanski (maître de recherches au C.N.R.S., spécialiste de l’histoire des camps en France durant la Deuxième Guerre mondiale) a élaboré un historique du camp de Rivesaltes, en quatorze parties, consultable sur Internet.

Sur Internet, la liste des quarante-quatre enfants d’Izieu, dans l’Ain, et leurs sept éducateurs arrêtés le 6 avril 1944. Ces enfants avaient été recueillis après l’arrestation de leurs parents en zone libre. Le plus jeune, Albert Bulka, avait quatre ans ; le plus âgé, Arnold Hirsch, avait dix-sept ans. À l’exception de deux adolescents et de Miron Zlatin, fusillés en Estonie, tous seront déportés à Auschwitz ; seule une éducatrice en reviendra, Léa Feldblum.

En 1987, juste après le procès de Klaus Barbie, responsable de cette rafle, se constitue l’association du “Musée mémorial des enfants d’Izieu”. Ses fondateurs se portent acquéreurs de la Maison d’Izieu pour y ouvrir un musée. François Mitterrand, alors président de la République, inscrit ce projet dans la liste des Grands Travaux. Il inaugurera la Maison d’Izieu le 24 avril 1994. Avec ce qui avait été le Vélodrome d’Hiver (Vél’ d’Hiv’) et le camp d’internement de Gurs, la Maison d’Izieu est l’un des trois lieux de la mémoire nationale des victimes des persécutions racistes et antisémites et des crimes contre l’humanité perpétrés avec la complicité du gouvernement de Vichy, reconnus par le décret du président de la République, le 3 février 1993.

Marcello Pezzetti a localisé le Bunker 1, la première chambre à gaz de Birkenau. Elle est située hors de l’actuel périmètre du camp, classé Patrimoine mondial de l’UNESCO. Une famille de paysans avait été expropriée en mars 1942 et sa maison aménagée en chambre à gaz. Elle fonctionna jusqu’en avril 1943, date à laquelle furent construits les quatre complexes chambres à gaz / crématoires, toujours visibles. Marcello Pezzetti a mené de longues recherches in situ afin de localiser cette première chambre à gaz. Il a interrogé maints témoins, consulté maints documents, en particulier ceux des archives du tribunal de Cracovie où, dans leurs dépositions, des nazis et des Juifs mentionnent ce Bunker 1. En 1995, Marcello Pezzetti rencontra par le plus grand des hasards deux frères, Schlomo et Abraham Dragon, survivants des Sonderkommandos. Leur aide sera inappréciable. Les autorités polonaises avaient tenu secret l’emplacement de cette chambre à gaz afin de s’épargner toute complication. Richard Prasquier aidera au rachat de ce qui avait été le Bunker 1 et au relogement de la famille qui s’y était réinstallée, il y a cinquante ans.

En voiture dans Madrid avec Jacques Stroumsa (a pris place à l’avant tandis que je conduis) et sa femme. Il fait froid, mon passager est engoncé dans ses vêtements et frotte ses mains gantées l’une contre l’autre. Je lui demande s’il veut que j’augmente le chauffage. “Ne vous inquiétez pas, j’ai connu pire” me dit-il. Jacques Stroumsa est né à Salonique, la “Jérusalem des Balkans”, sa femme à Athènes. Je suis ému et, dois-je dire, honoré d’être le chauffeur de deux Grecs, de deux Juifs de Grèce, une communauté décimée. En Grèce, j’ai toujours eu la plus grande difficulté à associer ce pays à la Shoah, avec ce bleu du ciel et de la mer partout. Et pourtant, ils sont venus les rafler, et non seulement à Salonique où vivaient depuis des siècles les expulsés d’Espagne accueillis par l’Ottoman. Ils sont venus les rafler dans la si belle Corfou et dans la lointaine Rhodes pour les entasser et les cadenasser dans des wagons de marchandises. Jacques Stroumsa est né en 1913. Il a été déporté en 1943, de Salonique à Auschwitz, par le seizième des dix-neuf convois qui vidèrent la deuxième ville de Grèce de sa population juive, entre le 20 mars et le 18 août 1943, soit 48 535 déportés. Son livre, “Tu choisiras la vie. Violoniste à Auschwitz” a été traduit en huit langues. Tout en l’écoutant je pense à Benjamin Rapoport ; ils appartiennent à une même classe d’hommes, des sages qui réconfortent, des guides modestes, des pédagogues, une même morphologie aussi. Jacques Stroumsa est très sollicité, par les écoles notamment. Son plaisir à s’entretenir avec des jeunes de divers pays est celui de Benjamin Rapoport. “Je suis violoniste amateur. J’étais ingénieur électricien”. Les ressemblances se multiplient, Benjamin Rapoport exerçait cette profession. “Le violon et ma profession m’ont permis de survivre. A Auschwitz j’ai été choisi pour travailler au bureau technique de l’Union-Werke qui fabriquait des grenades à main. J’ai émigré en Israël après la guerre des Six Jours. J’ai été le premier directeur de l’éclairage public à Jérusalem. Ma plus grande fierté est d’avoir conçu l’éclairage de cette ville”. Et tout en parlant il détaille le tableau de bord de la Mercedes-Benz. Il fait l’éloge de cette marque et m’interroge sur la fonction de tel et tel instrument de bord. Benjamin Rapoport avec lequel j’ai fait des milliers de kilomètres entre la France et l’Espagne montrait la même attention, une attention qu’il exerçait sur tout ce qui l’entourait, les machines, les animaux, les hommes, les fleurs, tout.

Dans le livre de Jean-François Forges, un chapitre intitulé : “Des résistantes oubliées : le courage de l’étoile jaune”, “une belle résistance passive à la politique antisémite de Vichy”.  Et l’historien de conclure : “Elles méritent entre toutes le salut qu’Ernst Jünger faisait, dit-on, lorsqu’il croisait dans la rue les porteurs d’étoiles de David”. Il y eut aussi des hommes dans cette résistance passive qu’évoque André Kaspi dans “Les Juifs pendant l’Occupation”. Il faut lire “Amis des Juifs. Les résistants aux étoiles” de Cédric Gruat et Cécile Leblanc. Un parent se souvient de soldats de la Wehrmacht giflés par des nazis parce qu’au salut hitlérien ils avaient répondu par le salut militaire. Dans son journal, Ernst Jünger confesse avoir eu honte de son uniforme devant ces étoiles jaunes.

“L’antisémitisme moderne est né et s’est développé alors que les Juifs s’assimilaient et que les anciennes valeurs religieuses et spirituelles du judaïsme se laïcisaient et dépérissaient” écrit Hannah Arendt. Cette remarque invite à une réflexion immense.

Quelques notations à propos de la mémoire espagnole :

La mémoire française est volontiers condescendante envers la mémoire espagnole. Elle ignore probablement que cette dernière n’a pas sa belle continuité, qu’elle est une mémoire brisée. Le franquisme, une dictature de près de quarante ans (au cours de laquelle il convient de distinguer plusieurs périodes), a imposé une histoire officielle au pays, une histoire faite de beaucoup de silence et de beaucoup de bavardage, comme toute histoire officielle. Une bonne partie de la mémoire espagnole s’est exilée, a été assassinée ou réduite au silence.

Franco est mort en 1975. La période qui suivit est appelée La Transición. Ce furent des années d’euphorie, peu propices au travail de mémoire. Et l’Espagne avait confusément peur d’elle-même. Une guerre civile est autrement plus difficile à “digérer” qu’une guerre de pays à pays. La Guerre Civile d’Espagne fut donc mise de côté pour cause de transición, avec l’accord tacite de presque tous. L’armée restait nerveuse, très nerveuse. L’ETA frappait dur dans ses rangs et la légalisation du PCE augmentait sa nervosité. L’Espagne voulait vivre sans se préoccuper du passé.

Les travaux des historiens espagnols sur la Guerre Civile se sont multipliés ces dix dernières années. Les têtes sont plus froides, on s’ôte à certaines idées toutes faites même si l’on y trébuche encore. La recherche historique a gagné en richesse, les axes de réflexion se sont multipliés.

La déclaration du professeur Manuel Reyes Mate qui explique l’attitude des Espagnols vis-à-vis de la Shoah par “la ignorancia, la inconsciencia y el silencio” me paraît hâtive et injuste. Et d’abord, posons-nous la question, comment parlerait-on de la Shoah aujourd’hui en France si le pays n’avait pas été occupé, s’il n’y avait pas eu Vichy et la Collaboration, avec plus de 75 000 Juifs assassinés ? L’Espagne cherche et découvre des fosses chez elle, des victimes de la terreur rouge et de la terreur blanche, sans oublier la répression qui fit suite à la victoire de Franco.  Parmi ces victimes non encore identifiées, la plus célèbre, un symbole, Federico García Lorca.

Les relations entre l’Espagne et les Juifs ont été d’une intensité particulière. Elles se sont interrompues pour cause d’expulsion, en 1492. Mais l’Espagne n’ignore pas que parmi ses plus prestigieux penseurs (et hommes d’Église) les conversos et descendants de conversos ont été nombreux.

Pour les Espagnols le camp nazi c’est d’abord Mauthausen. Plus de neuf mille Espagnols y furent déportés, deux mille survivront. Le relatif silence de l’Espagne vis-à-vis de la Shoah n’est en rien prémédité. Son histoire particulière explique un certain décalage.

Olivier Ypsilantis

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