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L’U.R.S.S. En lisant Edgar Morin – 2/2


Le processus totalitaire (avec la toute-puissance du Parti/État) s’est enclenché avant Staline, avec la prise totale du pouvoir d’État par le Parti bolchevique, la mise au pas des soviets, (voir la révolte de Kronstadt), la liquidation de toute autonomie ouvrière (syndicale) et l’asservissement du prolétariat après Kronstadt. Toute une propagande va être mise en œuvre pour masquer ces faits et entretenir l’illusion avec des désignations telles que, par exemple : « Union soviétique » ou « Union des Républiques Socialistes Soviétiques ». A entendre ces désignations prononcées sans y penser, on est en droit de (se) demander où sont passés les soviets.

Lénine s’inquiète (mais trop tard) de l’emprise du Parti sur l’État (Staline devient secrétaire général du Comité central en 1922), Trotski s’inquiète aussi (mais trop tard) de la dégénérescence d’un Parti qui se fait caste d’apparatchiks/bureaucrates. Lénine meurt en janvier 1924, Trotski est écarté par les autres dirigeants du Parti qui jugent qu’il est moins manipulable que Staline qui commence pourtant à les manipuler et qui deviendra maître du Parti/État en éliminant l’opposition de « gauche » (Trotski), de « droite » (Boukharine) puis du « centre » (Kamenev, Zinoviev). L’appareil administratif du Parti élimine ainsi tous les pouvoirs des leaders politiques et Staline reste seul à faire de la politique. « La prise personnelle du pouvoir par Staline est inséparable de la prise du pouvoir absolu par l’appareil administratif/policier du Parti, ou le Parti lui-même, sur l’État et la société ». La culture politique est remplacée par le culte du Parti puis par le culte de Staline.

Transformation de fond en comble de la société soviétique avec le premier plan quinquennal (1928-1933), qui fait de l’U.R.S.S. une grande puissance industrielle, et la collectivisation agraire (1929-1933), un échec. Les contraintes techno-industrielles de type capitaliste de l’industrialisation s’ajoutent aux contraintes du Parti/État. L’usine devient caserne, avec absorption des syndicats par le Parti. La « dictature du prolétariat » se fait dictature sur le prolétariat. L’industrialisation à marche forcée et la collectivisation des terres (avec notamment l’élimination des koulaks) font des millions de victimes.

Pas décisif vers le totalitarisme : la planification et la collectivisation qui placent toute la société aux pieds du Parti/État, avec le Goulag comme prolongement du système. « Le premier stalinisme suscite donc le développement hypertrophique de l’Appareil du Parti, lui-même lié au développement hypertrophique du pouvoir du Parti sur l’État, à son tour lié au développement hypertrophique de l’Appareil d’État. » Le second stalinisme (1935-1941), le premier stalinisme allant de 1924 à 1935, hypertrophie ce qui l’est déjà et opère une ultime transformation dans le Parti lui-même en liquidant physiquement non seulement la « gauche » et la « droite » du Parti, déjà liquidées politiquement, mais les apparatchiks et les staliniens eux-mêmes – 70 % des cadre du Comité central sont liquidés, une épuration qui culmine avec les procès de Moscou. Le culte de Staline devient délirant. Aveux, arrestations, aveux, arrestations et ainsi de suite, personne n’est épargné. Des dizaines de milliers d’officiers sont fusillés. Ces purges touchent même le NKVD avec notamment ses chefs, Guenrikh Iagoda puis Nikolaï Iéjov.

Dans une présentation d’Alexandre Sumpf intitulée « 1937-1938 : la Grande Terreur en U.R.S.S. » on peut lire : « Ce passage des purges épisodiques et cycliques, héritage de Lénine, à une terreur systématique obéit à plusieurs logiques. D’une part, le pouvoir absolu du dictateur se trouve scellé par un culte de la personnalité qui le coupe du pays réel à partir de 1934. D’autre part, le régime stalinien étend la politique léniniste de l’assignation des statuts sociaux selon des critères politiques et non économiques. Ainsi, le koulak, ennemi du régime, ne désigne pas un paysan riche, mais tout ennemi du communisme au village. Il s’agit ainsi de modeler une société idéale, “plus heureuse, plus joyeuse” (1936), de briser les résistances à l’industrialisation forcée et d’obtenir la main d’œuvre pour mener à bien le deuxième plan quinquennal. Enfin, l’État pratique une ingénierie sociale volontariste qui restaure la hiérarchie des peuples impériaux en vigueur sous le tsarisme en donnant la préférence aux Russes sur les Slaves et surtout les autres ethnies.

Aux suspects dénoncés comme “éléments socialement nuisibles” s’adjoignent des groupes ethniques entiers visés par des “opérations secrètes de masse”. Vivant aux confins de l’empire communiste, ces groupes ethniques sont soupçonnés de former une “cinquième colonne” : en 1937, 172 000 Coréens sont ainsi déplacés de la frontière chinoise vers l’intérieur de la Sibérie. Autrefois individuelle, la culpabilité devient collective. Des complots d’État sont fabriqués par le mensonge et la torture pour punir les Allemands, les Polonais, les Baltes ou les Finnois. La Terreur transforme les cercles familiaux, amicaux et professionnels en réseaux d’espionnage. »

A noter que la période de plus grande répression est une période plutôt calme pour le régime (1934-1935), tant à l’intérieur qu’à l’extérieur et que de ce fait la dictature de Staline risque de ne plus paraître si légitime. C’est dans ce contexte qu’éclate l’affaire Kirov. Lorsque la menace devient réelle (avec notamment la menace nazie), la répression se calme ; et je cite une fois encore Alexandre Sumpf et l’article en question : « Cette attaque délibérée de l’État contre son peuple prend fin, brusquement, avec l’arrestation de Nikolaï Iéjov, chef de la police politique (NKVD) de 1936 à 1938. L’annulation de 450 000 condamnations et la libération de 327 000 détenus du Goulag en 1939 donnent le beau rôle à Staline : en s’appuyant sur les résistances de l’appareil judiciaire et sur les critiques qui remontent du terrain, le dictateur renouvelle à bon compte la légende du bon tsar trompé par ses mauvais conseillers. Épurée mais soulagée, la société soviétique s’en remet aveuglément à son Guide. »

Au cours du second stalinisme, le socialisme dans un seul pays est un fait accompli et le nationalisme grand-russe s’inscrit dans le patriotisme soviétique. Le totalitarisme est totalement accompli dans une société hiérarchisée et cloisonnée.

Avec l’invasion nazie, la répression se fait moins démente. Les atrocités nazies à l’encontre des populations de l’U.R.S.S. atténuent les antagonismes entre la société et le Parti. Staline célèbre le peuple russe pour sa victoire mais les prisonniers de guerre rapatriés sont envoyés au Goulag, ainsi que les réfugiés que les Alliés livrent en grand nombre. La répression reprend dès 1946, tant dans les démocraties populaires qu’en U.R.S.S. Seule la mort de Staline empêche d’autres purges.

Le Parti social-démocrate allemand (premier Parti marxiste) est le premier Parti à la fois d’appareil et de masse. Avec Staline, le terme appareil passe par glissement historique d’un sens instrumental à un sens transcendantal : et pour le comprendre, il faut suivre l’évolution /mutation historique de la social-démocratie au bolchevisme. Le Parti social-démocrate allemand, guidé par le marxisme, se présente comme science, démontrant par les lois de l’Histoire l’avènement inéluctable du socialisme. La science/foi marxiste active la volonté des militants tandis que l’appareil du Parti apporte à cette science/foi la force de l’organisation révolutionnaire. Mais la social-démocratie allemande d’avant 1914 évoluait dans le sens du réformisme, d’un processus transformateur dans les règles de la démocratie parlementaire. Par ailleurs, le Parti social-démocrate s’éloignait de la foi messianique en la Révolution, de l’analyse scientifique et infaillible de la prédiction de Karl Marx. Le Parti bolchevique, une branche du Parti social-démocrate, ranime son ardeur, il refuse son réformisme et son révisionnisme et fonde une organisation révolutionnaire adaptée aux conditions de la Russie tsariste, pays bien arriéré en comparaison de l’Allemagne d’alors. Tandis que la social-démocratie russe tourne le dos à la stratégie révolutionnaire violente, et se joint même à l’« union sacrée » contre l’Allemagne, le Parti bolchevique se réaffirme comme adepte de la stratégie révolutionnaire violente et opposée à l’« union sacrée ». Dans la social-démocratie, le marxisme se fait pédagogie laïque tandis que le bolchevisme restaure la vérité scientifique du marxisme et l’infaillibilité de la prédiction de Karl Marx. L’appareil du Parti bolchevique est pour la guerre politique à l’extérieur – la lutte des classes – et la vigilance à l’intérieur afin d’empêcher toute infiltration idéologique. Le militant bolchevique porte en lui une nature militaire et une nature religieuse dans le champ politique civil. Il porte à son incandescence l’identification entre Science (marxiste) et Foi révolutionnaire. Les dirigeants marxistes sont des marxistes, soit à la fois des théoriciens et des hommes d’action. Ils durcissent la doctrine face aux mollesses des sociaux-démocrates. Ces dirigeants sont dès lors propriétaires de la Vérité par le matérialisme dialectique et le matérialisme historique. La voie est implacablement tracée pour la réalisation de leur plan. La sphère militaire et la sphère religieuse s’emparent du champ politique civil. La stratégie du Parti (ce qu’admet pleinement Lénine) ne refuse pas la violence, la ruse et la dissimulation. De fait, tous les moyens sont bons pour parvenir à ses fins. A ces procédés s’ajoutent des promesses non tenues, avec coups de force, dont la dissolution de l’Assemblée constituante et de tous les autres Partis. Est moral tout ce qui sert la Révolution, et ne l’est pas tout ce qui la dessert ; et les dirigeants du Parti qui “savent” ce qui sert la Révolution deviennent propriétaires de la Morale et tiennent dans leurs poings la Science et l’Éthique.

Mais comment est-on passé du Parti léniniste au Parti stalinien ? Le Parti bolchevique capte tout le pouvoir, favorisé par un contexte extrême, avec menaces tant intérieures qu’extérieures ; mais une fois la situation maîtrisée sur tous les fronts, il ne fait pas la moindre concession quant au partage du pouvoir. Il a dissolu l’Assemblée constituante et les Partis qui avaient été ses alliés. A présent, il liquide les soviets, l’autonomie ouvrière, écrase ouvriers et marins à Kronstadt. De fait, le Parti bolchevique obéit à présent à sa seule logique interne. Il est devenu totalitaire sous la pression des événements. Il s’envisage comme l’Élu de l’Histoire, avec Mission à accomplir. Du vivant de Lénine, le Bureau politique dominait encore et malgré tout l’Appareil du Parti, un appareil de plus en plus arrogant et avide. A la mort de Lénine, l’Appareil du Parti (Staline en est le secrétaire général) dévore le Bureau politique et ses hommes. L’Appareil du Parti dévore le Parti qui se met à exécuter à la lettre la politique de l’Appareil du Parti. Les rôles se sont donc inversés. Parallèlement, la Vérité marxiste, discutée par les dirigeants-théoriciens du Parti, se fige en marxisme-léninisme et devient Vérité sous l’autorité du seul secrétaire général du Parti, Staline qui détient ainsi tous les pouvoirs, tant terrestres que divins.

Le Parti s’empare donc de l’État en octobre 1917 et instaure son pouvoir absolu comme nous l’avons montré. Après la mort de Lénine, l’Appareil du Parti met dix ans à absorber le Parti tout en opérant l’hyper-développement du pouvoir de l’État qu’il tient à présent dans son poing, avec développement de la police politique et de l’économie d’État. Le pouvoir de l’État (activé par l’Appareil du Parti) devient totalitaire. Ce nouvel État n’est pluraliste qu’en façade, officiellement fédératif (et non plus impérial) avec régime d’assemblées (des soviets de base au Soviet suprême) où il n’y a aucune trace de pluralisme politique, comme il n’y en a aucune dans le Parti lui-même. Tout part du Kremlin et tout y revient. L’État contrôle tout et est totalement contrôlé par l’Appareil d’État ; c’est pourquoi on ne dit pas que Staline est « chef de l’État » mais « secrétaire général (du Parti communiste d’Union soviétique) », un titre apparemment plus modeste mais qui concentre tous les pouvoirs, pouvoir temporel et pouvoir spirituel. C’est le Parti/Église.

Sous le premier stalinisme, l’Appareil du Parti a absorbé le Bureau politique. Subsiste une dualité, celle du Parti sur l’État qui permet l’emprise du Parti sur l’État. L’Appareil du Parti est le cadre dans lequel sont placés les apparatchiks, un corps strictement hiérarchisé, pyramidal, avec le secrétaire général (Staline) au sommet. L’Appareil du Parti est à la fois une instance décisionnelle, administrative (une bureaucratie), policière (avec contrôle implacable et permanent sur lui-même et l’ensemble de la société), militaire (discipline de fer qu’il s’impose et impose), religieuse (l’Appareil du Parti est une Église). Les tentacules de l’Appareil du Parti s’étendent sur toutes les instances du pays (de fait un empire) ; il pousse même ses tentacules à l’intérieur de lui-même. « État et Parti contrôlent corrélativement et complémentairement toute la société (…) Parti et État s’entre-transcendent mutuellement (…) Mais dans cette double identité transcendantale, le Parti est l’instance suprême. » Le Parti/État est une étoile, un Soleil autour duquel gravitent des planètes, formant ainsi un Système solaire.

Nous avons vu que l’Appareil du Parti a absorbé le Bureau politique, que le Parti s’est emparé de l’État. Dans ces vastes mouvements tentaculaires on note enfin un vaste mouvement circulaire, de contrôle circulaire avec contrôle du contrôle. L’Appareil du Parti a besoin de la police politique pour faire la police à l’intérieur de lui-même. Ce contrôle circulaire est opéré par le secrétaire général, soit Staline. Avec cet homme particulièrement méfiant – pour ne pas dire paranoïaque –, le soupçon va se faire meurtrier, toujours plus meurtrier avec un serpent qui non seulement cherche à se mordre la queue mais cherche à s’avaler progressivement tout entier. Ainsi Staline finit par s’attaquer à sa propre police politique, le NKVD qui, de fait, est sur le point de dévorer le Parti. Après l’exécution des meurtriers frénétiques, Guenrikh Iagoda et Nikolaï Iéjov, et la nomination de Beria, Staline est réconforté et reprend le plein contrôle de l’Appareil du Parti et du NKVD qui continuent à se contrôler l’un l’autre. A la mort de Staline, en mars 1953, le poste de chef du NKVD est le tremplin rêvé pour accéder à celui de secrétaire général. Beria y a-t-il pensé ? L’a-t-il tenté ? Il est exécuté en décembre 1953.

  Olivier Ypsilantis 

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