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Fritz Breihaupt. Fritz Bauer

En Header, Fritz Bauer

 

Être faible et vulnérable peut être une formule gagnante comme dans le cas de #MeToo. Fritz Breithaupt (né en 1967) nous invite à étudier le mécanisme par lequel une victime peut devenir gagnante. Non pas Homo Sapiens mais Homo Narrans. De nombreux biologistes suggèrent que notre cerveau ne s’est pas développé pour fabriquer des outils (pas besoin d’un cerveau aussi développé pour ce faire) mais pour l’empathie et la vie sociale. C’est par la narration que nous donnons sens à nos vies et à celle des autres. Écouter une histoire, c’est faire partie de cette histoire. La narration nous connecte l’un à l’autre, les uns aux autres. Nous vivons les narrations à la première personne. La narration est à la base de la formation des sociétés, des communautés, de l’amour, de l’érotisme aussi. Écouter une narration, c’est oublier l’ici et le maintenant pour nous porter ailleurs. C’est la conscience mobile qui nous transporte hors des frontières de l’ici et du maintenant, hors des frontières de notre corps.

Un cas de victimisation extrême mais réelle a été élaboré par Himmler, l’un des maîtres d’œuvre de la Solution finale à la question juive. Le bourreau devient victime et il convient de le protéger en le glorifiant. Souvenez-vous de son discours, à Poznan, le 4 octobre 1943, dans lequel on peut lire : « La plupart d’entre nous savent ce que cela signifie quand cent cadavres sont alignés les uns à côté des autres, quand il y en a cinq cents, quand il y en a mille. Avoir tenu bon face à cela (…) et être resté correct pendant ce temps-là, cela nous a rendus durs. C’est une page glorieuse de notre histoire, une page qui n’a jamais été écrite et qu’il ne faudra jamais écrire. »

Notre époque vit un rétrécissement. Les individus se trouvent réduits à de simples identités (« Je suis », « Tu es »). On divise, on morcelle, viennent alors les hostilités. Il faut reprendre la narration afin de moduler et amplifier notre espace et le rendre sensible ; et, de fait, nous pouvons être impliqués dans de nombreuses narrations, très différentes les unes des autres.

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On vient de traduire à l’espagnol une biographie de Fritz Bauer (1903-1968) écrite par Irmstrud Wojak. Les travaux juridiques de Fritz Bauer relatifs à la nécessité d’un tribunal international ont servi de base aux Alliés pour la constitution d’un tribunal pénal international (voir le procès de Nuremberg). Mais Fritz Bauer reste surtout connu pour avoir traqué en Allemagne même les auteurs de la Solution finale à la question juive (Die Endlösung der Judenfrage). Fritz Bauer rentre d’exil en RFA en 1949 après avoir été interné en 1933 puis exclu de la fonction publique et s’être exilé au Danemark en 1935, puis en Suède après l’invasion du Danemark. De retour en RFA, il devient procureur à Brunswick. En 1952, il se fait connaître en prenant la défense de la résistance allemande au nazisme au cours du procès Otto-Ernst Remer, à une époque où cette résistance (avec, en figure de proue, Klaus von Stauffenberg) est volontiers considérée comme traître à la patrie. Lorsque Fritz Bauer dénonce Otto-Ernst Remer, il ne bénéficie d’aucun soutien et se voit même menacé. Fritz Bauer parvient tout de même à démontrer que l’État nazi était un État de non-droit et que de ce fait rompre son serment était un geste patriotique et servait la cause de la justice. Fritz Bauer juge que l’Allemagne doit affronter son passé nazi et, à cet effet, il n’hésite pas à faire usage des médias, avec le procès Otto-Ernst Remer (étudier son parcours politique), en mars 1952, puis avec le procès d’Auschwitz, ou procès de Francfort (1963-1965). Au cours de l’occupation alliée, suite à la défaite allemande, nombre de poursuites pénales sont engagées contre des criminels nazis, tant par les Alliés que par les Allemands, des procédures qui seront interrompues. Car si le procès de Nuremberg semble plutôt légitime pour la population allemande (on juge des dignitaires du régime nazi), les procès qui suivent sont mal perçus, et d’abord parce que le droit de référence est alors un droit étranger et qu’il est par ailleurs rétroactif. Les catégories pénales ont été élaborées par le tribunal international de Nuremberg. A partir des années 1950, de nombreux juristes de la RFA s’opposent à l’emploi du droit allié mis en œuvre à Nuremberg. Ainsi que l’écrit l’historienne Marie-Bénédicte Vincent dans un entretien (passionnant) : « Ces réticences tiennent à une forme de patriotisme et au raisonnement juridique selon lequel on ne condamne pas un individu en utilisant des catégories rétroactives, d’autant que la Loi fondamentale de 1949 interdit celles-ci. La justice de la RFA utilise donc le Code pénal allemand de 1871, en l’occurrence la catégorie du « meurtre », et non celle de « crime contre l’humanité », y compris lors du procès d’Auschwitz. Cependant, pour établir un meurtre, il faut un témoin qui atteste avoir vu, ce qui rend compliquée l’administration de la preuve. »

En 1958, à lieu le procès des Einsatzgruppen. Le procès de Nuremberg a montré ses limites. « Les ministres de la Justice de tous les Länder et du gouvernement fédéral décident alors de créer une administration spécialisée dans la poursuite judiciaire des criminels nazis. C’est un tournant fondamental : établie à Ludwigsburg, cette agence centrale n’a pas le pouvoir de lancer des investigations pénales, mais elle prépare en amont les poursuites, constitue des dossiers, fait des enquêtes, puis les transmet aux parquets. Elle permet ainsi une relance importante des procédures. Ce travail aboutit aux procès des années 1960, et en particulier à celui d’Auschwitz (1963-1965) » écrit Marie-Bénédicte Vincent. Il s’agit d’un travail particulièrement délicat, notamment parce qu’il faut trouver des témoins et que les crimes ont été commis dans des pays sur lesquels la RFA n’a aucune autorité. La préparation du procès de Francfort (ou procès d’Auschwitz) suppose un travail énorme : Fritz Bauer s’efforce de réunir les témoignages de mille cinq cents individus sans bénéficier de soutien dans l’opinion et les médias. Trois procureurs l’aident malgré tout et certains se rendent à Auschwitz, ce qui à l’époque n’est guère aisé : Auschwitz est de l’autre côté du rideau de fer. Fritz Bauer ne peut s’y rendre car il est alors trop connu et une telle visite pourrait entraîner des complications politiques.

Il faut distinguer épuration judiciaire et épuration administrative. La dénazification administrative dans les zones, occupées par les puissances occidentales n’a pu être qu’aléatoire. Le Parti nazi comptait des millions de membres et l’Allemagne était en ruine. Aussi, dès 1950-1951, une législation est adoptée en RFA pour réintégrer des fonctionnaires qui ont été membres du Parti nazi. Certains atteindront de hauts postes. Il est vrai que les ex-membres du Parti nazi, fonctionnaires ou non, n’avaient pas tous été des nazis convaincus, ce qui explique qu’après la guerre nombre d’entre eux ne militent pas dans des partis néo-nazis et se fondent sans aucun problème dans les trois grands partis de la RFA : chrétiens-démocrates, libéraux ou sociaux-démocrates. Nombre de ces fonctionnaires ont été intégrés, volontairement ou non, à une machine criminelle sans être explicitement des criminels, ce qui explique la chape qui tombe sur le passé, leur passé. Ceux qui ne se sont pas compromis à des degrés divers ne sont pas si nombreux et de ce fait on évite de remuer le passé ; c’est pourquoi Fritz Bauer se retrouve isolé. Ce silence des années 1950 permet une certaine fluidité dans la société allemande et hâte la reconstruction. Ainsi que le signale Marie-Bénédicte Vincent, dans chaque administration travaillent des personnes qui ont été diversement persécutées par le régime nazi (comme Fritz Bauer) et d’autres qui ont diversement participé aux persécutions. Hans Globke, bras droit de Conrad Adenauer, est l’archétype de ces fonctionnaires compétents qui ont collaboré avec les nazis sans nécessairement adhérer à l’idéologie nazie. Il accomplit le travail qui lui est demandé simplement parce qu’il est sérieux et discipliné.

En 1958, après le procès des Einsatzgruppen, la RFA joue sa crédibilité en tant que démocratie. Le pays doit se pencher sur son passé pour rehausser son image de marque. La réintégration de nombreux fonctionnaires commence à poser problème. La RDA dénonce à plaisir et très activement le recyclage du personnel des administrations du IIIème Reich en RFA. Ce faisant la RDA cherche à se présenter comme la véritable démocratie antifasciste.

Dans les années 1950, la population allemande tourne le dos à la politique, la politique dont elle a été sevrée au cours de la période nazie avec martelage idéologique. Il s’agit de reconstruire le pays, son économie, et d’augmenter le niveau de vie d’une population qui entre 1945 et la réforme monétaire de 1948 a connu la misère, plus encore qu’en France qui a été moins détruite. Au cours de ces années, on a plus de mal à subvenir aux besoins essentiels en RFA qu’en France.

Le procès Eichmann (1961), à Jérusalem, ouvre une nouvelle période sur l’approche de la Shoah qui devient centrale parmi les crimes nazis au niveau international. Dans l’opinion publique allemande, en RFA, c’est le second procès d’Auschwitz (1963-1965) qui conduit cette opinion à une véritable prise de conscience car il a lieu en RFA, à Francfort-sur-le-Main. Rappelons que les premiers procès d’Auschwitz ont eu lieu en 1947, à Varsovie et Cracovie. Fritz Bauer a insisté pour que ce second procès d’Auschwitz ait lieu en RFA afin que les Allemands se confrontent plus directement à leur passé.

Aujourd’hui, Fritz Bauer reste surtout connu comme le principal instigateur du second procès d’Auschwitz. Personnalité de grand stature morale, il est volontiers associé à Willy Brandt. Les circonstances de sa mort, en 1968 (il est retrouvé mort dans sa baignoire), restent mystérieuses. Aurait-il été assassiné ? Il était haï dans certains milieux en tant qu’exilé, juif et homosexuel, mais on ne dispose d’aucun indice permettant d’accuser qui que ce soit. Dans les années 1950, l’antisémitisme ne préoccupait guère. Il faudra attendre les années 1960 pour que les choses changent sur cette question et en partie grâce à Fritz Bauer.

Ci-joint « Entretien. Fritz Bauer, de l’histoire à la fiction » de Werner Renz, Jean-Louis Goerget et Bérénice Zanino :

https://www.cairn.info/revue-allemagne-d-aujourd-hui-2017-1-page-51.htm

Olivier Ypsilantis

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