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En lisant « Face à l’opacité du monde – Des livres qui nous éclairent » de Pierre Lurçat – 2/2

« Pourquoi déconstruire ? Origines philosophiques et avatars politiques de la French Theory » de Pierre-André Taguieff. Déconstruire… L’idée s’est imposée en Europe de l’Ouest et aux États-Unis, une idée selon laquelle la tâche de la philosophie est de déconstruire les textes philosophiques sans jamais se fixer de limites. Déconstruire… Il ne s’agit plus de déconstruire les concepts philosophiques pour considérer l’expérience qui les a fait naître (voir la méthode phénoménologique). D’un jeu philosophico-littéraire (à priori futile) on en est venu à l’idée de faire de l’humanité tout entière un laboratoire du dé-constructivisme : déconstruire l’État, la nation, l’histoire mais aussi la famille, la différence sexuelle, la filiation. D’un simple exercice intellectuel on en est venu à une tentative de saper les fondements de notre humanité commune. Il s’agit bien d’une entreprise de « criminalisation de la civilisation occidentale ».

« La fin des choses. Bouleversements du monde de la vie » de Byung-Chul Han. Nous ne vivons plus dans le monde des choses mais dans celui de l’information – l’ordre numérique qui déréalise le monde en l’informatisant –, des non-choses (Undinge). Ce phénomène n’affecte pas seulement la matérialité de nos existences et/ou notre manière d’appréhender le monde, il affecte notre présence même au monde – le Dasein.

Byung-Chul Han qui a commencé par étudier la métallurgie se dit fasciné par la matière, et la dématérialisation du monde lui est douloureuse. La dématérialisation du monde abolit tout vis-à-vis : nous sommes seuls face à nos écrans. « La pensée humaine est plus que calcul et résolution de problèmes. Elle éclaire et illumine le monde. Elle produit un tout autre monde. » Il ne s’agit pas seulement de sauver le monde (et de simplement répondre à une exigence de durabilité), mais de sauver les choses pour préserver leur âme et la nôtre.

« La manipulation des enfants » de Liliane Lurçat. Liliale Lurçat, élève et disciple de Henri Wallon, représentant d’une tradition placée à égale distance de la psychanalyse et de la psychologie cognitive américaine, avec non cloisonnement entre psychologie et philosophie. Fidèle à l’enseignement de Henri Wallon, Liliane Lurçat refuse de soumettre sa discipline à celle des sciences dures, dont la physique. Liliane Lurçat étudie l’enfant face à la télévision avant de passer progressivement à la manipulation des esprits en général, avec notamment la « suggestion négative » qui lui permet de décrire les phénomènes de contagion émotionnelle et de déculturation, à l’école puis dans la société en général. L’étude de l’enfant (et de l’école) permet de suivre l’évolution de la société dans son ensemble et d’autant plus sûrement que l’enfance a disparu avec la télévision (et les médias électroniques), que les étapes du développement de l’enfant ont été gommées. Ces questions suscitées par la prolifération des écrans touchent les apprentissages fondamentaux (lecture, écriture), la socialisation ou la portée du sens commun. « La manipulation des enfants » établit un constat qui a plus de vingt ans, constat qui reste non seulement vrai mais qui est encore plus vrai, de plus en plus vrai, avec l’apparition d’Internet et des réseaux sociaux qui s’ajoutent à la télévision. Même remarque pour des auteurs tels que Neil Postman et Marshall McLuhan dont les observations et analyses datent des années 1970 et 1980.

Liliane Lurçat réfute deux idées reçues : l’idée selon laquelle les techniques ne modifient pas la nature profonde de l’être humain ; et l’idée selon laquelle le progrès est inéluctable, avec confusion entre progrès moral / progrès technologique et « rupture anthropologique ».

« L’intention d’amour. Désir et sexualité dans le Livre des Maîtres de l’âme de R. Abraham ben David de Posquières » de Shmuel Trigano. R. Abraham ben David de Posquières dit le Rabad envisage la sexualité du point de vue de la halakha tandis que Shmuel Trigano envisage la philosophie qui en constitue le soubassement. Le corps y est considéré comme réceptacle de l’âme – la nephesh. Il n’y a pas dans la pensée juive dichotomie corps / âme comme dans le monde chrétien et post-chrétien. Dans la conception hébraïque, l’homme est créé à l’image de Dieu (Betselem Elohim), plus précisément le peuple d’Israël a conscience que son histoire se déroule sous le regard de Dieu.

Dans l’introduction à la réédition du livre en question, Shmuel Trigano fait allusion à la « part gardée », génératrice d’autres livres du même auteur. Quelle est cette « part gardée » en regard de la sexualité ? Elle est autolimitation de l’homme qui permet ainsi l’intention et le consentement. Cette autolimitation (cette part d’inaccompli dans la relation) est à rapprocher des « notions classiques définissant Israël comme la part de Dieu » et des concepts de prémices, « de la dîme sur les récoltes, c’est-à-dire ce qui n’est pas consommé dans la jouissance du monde ». Dans la tradition d’Israël, il n’y a pas autonomie de la sexualité qui est envisagée dans sa conception anthropologique globale qui permet de répondre aux dérives actuelles, à la dilution des notions de masculin et de féminin.

« La science suicidaire, Athènes sans Jérusalem » de François Lurçat. Le physicien François Lurçat a également mené une réflexion sur la philosophie des sciences, et ce scientifique (qui s’est notamment intéressé à la crise de la culture européenne et aux fondements métaphysiques de la science moderne) s’est élevé contre le scientisme.

Au cœur de la réflexion de François Lurçat, l’idée de Tselem. Il comprend que la « crise de la science » touche à la culture et à la civilisation occidentales dont l’avenir est lié à celui de la science. François Lurçat a placé en exergue d’un de ses livres cette remarque de Leo Strauss : « Les piliers de la civilisation sont par conséquent la morale et la science, et les deux ensemble. Car la science sans morale dégénère en cynisme et détruit ainsi la base de l’effort scientifique lui-même ; et la morale sans la science dégénère en superstition et risque ainsi de se muer en cruauté fanatique ». François Lurçat s’oppose frontalement à certains représentants des neurosciences qui affirment que l’homme n’est pas « quelque chose de spécial » qui le sépare des autres êtres vivants. François Lurçat est nourri de la Bible hébraïque et de ses commentaires sans être pour autant un croyant à proprement parler. Ce physicien place la science plus haut que ne le fait l’opinion banale pour laquelle la science n’est qu’une somme de recettes. De plus, il se montre très préoccupé par la transmission des acquis de la physique théorique et à cet effet il s’adonne à la vulgarisation scientifique.

François Lurçat, un scientifique qui porte sur la science un regard scientifique, et un philosophe qui s’efforce de comprendre comment la science est devenue ce qu’elle est devenue, une discipline qui « nous éblouit plus qu’elle nous éclaire ». Il dénonce la prolifération de ces disciplines qui se parent du titre de science. Il dénonce par ailleurs le relativisme culturel (dont Claude Lévi-Strauss est le précurseur) pour qui tout se vaut, ce qui conduit à désigner l’élection (du peuple juif) comme une forme de racisme – un thème récurrent du discours antijuif. François Lurçat invite la science moderne à se détourner de son projet philosophique (qu’il désigne par ce néologisme, le physicalisme), un échec, et à faire preuve de plus de modestie afin de surmonter ses tendances suicidaires en corrigeant « la sécheresse obstinée du cosmo-centrisme grec par la compassion et la finesse de Jérusalem », la transcendance opposée à la pensée géométrique, Jérusalem corrigeant Athènes.

Le onzième chapitre de ce livre de Pierre Lurçat rend compte du livre de Jean-François Braunstein, « La philosophie devenue folle : le genre, l’animal, la mort ». Pierre Lurçat reprend une partie de son livre, « Seuls dans l’Arche ? Israël, laboratoire du monde ». Je ne vais donc pas en faire un compte-rendu et me contenterai de mettre en lien la présentation (en deux parties) que j’en ai faite sur ce blog :

https://zakhor-online.com/seuls-dans-larche-1-2/

https://zakhor-online.com/seuls-dans-larche-2-2/

En conclusion, un petit mot personnel. Ces pages de Pierre Lurçat me font du bien dans la mesure où avec elles je me sens moins seul. En effet, les auteurs des livres en question prennent note des dangers qui nous menacent, des dangers que j’ai identifiés, « dans mon coin » si je puis dire. Donner forme à l’inquiétude, voire à l’angoisse, c’est déjà s’alléger de leur poids et pouvoir espérer faire preuve d’une certaine efficacité dans le combat. Autre point. J’ai toujours éprouvé, d’abord confusément (et dès l’adolescence) puis de plus en plus précisément et intensément, que le message d’Israël était central, qu’il contenait des mises en garde et des moyens d’affronter des dangers majeurs, parmi lesquels ceux que circonscrivent les livres sélectionnés par Pierre Lurçat.

Son petit livre, une sorte de répertoire, m’évoque un petit livre de Jorge Luis Borges, « Biblioteca personal » où dans une suite de très courts chapitres l’auteur recense des livres qu’il serre contre son cœur, si je puis dire. Un autre auteur de langue espagnole s’est essayé à cet exercice, Mario Vargas Llosa dans « La llamada de la tribu », une biographie intellectuelle centrée sur les lectures qui l’ont le plus influencé.

Olivier Ypsilantis

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