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En compagnie de Georges Perec, encore – 4/4

« Tentative d’épuisement d’un lieu lisboète » (suite). Vendredi 21 mars 2024, au café Central do Rato, 10 h 20. Une camionnette blanche en stationnement me bouche partiellement la vue… Elle finit par démarrer et me découvre une rangée d’affiches qui annoncent des spectacles. Les affiches électorales ont disparu à l’exception de celle du Bloco de Esquerda (Fazer o que nunca foi feito) qui a été partiellement déchirée : une longue et mince déchirure entre le menton et la chevelure de la femme, déchirure qui suit son nez et passe entre ses yeux.

Des abribus JCDecaux ont été installés il y a environ deux mois. L’un d’eux est surmonté d’un panonceau jaune sur lequel sont indiquées les lignes : 720,727, 738.

Passe un autobus 738 de marque MAN, direction (indiquée en pointillés lumineux) : Estrada da Luz.

Devant la grille en fonte (pour l’écoulement des eaux de pluie) que j’ai décrite, un mégot, pas vraiment un mégot puisqu’il s’agit d’une bonne moitié de cigarette.

Passe le bonhomme de l’autre jour, avec moustache et barbiche à la Trotski. Il porte en bandoulière un sac à fond bleu pâle sur lequel sont présentés des poissons de familles variées et dessinés en noir en blanc.

Les feuillages (encore timides, nous sommes au tout début du printemps) ne bougent que très légèrement et aux extrémités des branches.

Un caniche au poil gris comme les cheveux et la barbe de son maître ; il fait sa crotte au pied du réverbère devant ma table ; son maître la ramasse dans un petit sac en plastique bleu. Du temps de Georges Perec, en 1974, place Saint-Sulpice, on ne prenait pas la peine de ramasser la crotte de son chien. A Paris, y compris dans les quartiers les plus huppés – et surtout dans les quartiers les plus huppés –, on slalomait entre les déjections canines.

Un chien couleur caramel, comme les chaussures de sport de son maître. Je vais décidément m’attacher aux rapports picturaux entre les chiens et leurs maîtres.

Autobuses Andorra. De fait il s’agit plutôt d’un autocar.

Petit Forestier – Aluger de veículos frigoríficos, une camionnette aux angles marqués.

Passent un autobus 774, un sac à dos, un anorak à la capuche bordée de fourrure (synthétique), un pull rose à grosse cotes, une petite grosse, un grand gros, le lion de Peugeot, les quatre anneaux d’Audi, une patinette électrique verte, une voiture de collection décapotable et décapotée (je n’ai malheureusement pas le temps de noter la marque), une jolie fille joliment moulée dans un bluejean, un autobus 727 suivi d’un 720, une fourgonnette blindée jaune vif Prosegur, un Asiatique à petites lunettes rondes qui se mordille la lèvre inférieure, une camionnette blanche Bombeiros Voluntários Lisbonenses, 60-UF-91 (un break gris), une valise à roulettes, le S de Seat (une Seat Ibiza), une Citroën C3 grise, une échelle en aluminium fixée sur une galerie par des sangles rouges, Europcar Moving your way, etc., etc.

Je note une fois encore que les valises à roulettes sont devenues rares, que les patinettes sont devenues encore plus rares, qu’elles sont même devenues très rares, et c’est un bien dans les deux cas. Les patinettes allaient et venaient en tous sens, non seulement sur la chaussée mais aussi sur les trottoirs où elles étaient souvent abandonnées, gênant ainsi les passants (les trottoirs du vieux Lisbonne sont pour la plupart très étroits), à commencer par les personnes âgées, les parents avec poussettes, les handicapés et j’en passe.

On parle espagnol, j’entends : « Trabaja mucho más…»

Je pourrais m’adonner à une entreprise taxinomique (ce qui suppose le plaisir de l’énumération) : lunettes, tout ce qui est porté à la main, chaussures, etc.

Passe un balayeur, tenue orange fluorescente, balai vert vif à l’épaule, un balai fait de branchettes en plastique.

Mon attention se concentre sur des sculptures de pneumatiques, et je pense aux variations du Suisse Peter Stämpfli sur ce thème ; puis mon attention se concentre sur le panneau aux affiches déchirées dont il y été question. Une fois encore, je pense à Hains et Villeglé, à cette astuce – cette idée – consistant à composer par retrait. Je finis par trouver ce panneau très intéressant ; je l’emporterais bien chez moi pour l’accrocher en bonne place à un mur du salon.

Un battement d’ailes.

On avance les mains dans les poches, les bras ballants, bien droit, voûté, tassé, à petits pas, à pas allongés, etc.

Repasse le pépère à la moustache et à la barbiche trotskistes.

Un petit vieux fait les cent pas, finit par s’arrêter devant le panneau aux affiches déchirées et, probablement par désœuvrement, arrache quelques petits morceaux à la composition. Il ne sait pas qu’il participe à l’élaboration d’une œuvre d’art ; il ne sait pas qu’il pourrait être Raymond Hains ou Jacques Mahé de La Villeglé.

D’un article mis en ligne par Le Parisien le 11 août 2016 et signé Philippe Baverel : « Immortalisée par Georges Perec en octobre 1974 dans son livre “Tentative d’épuisement d’un lieu parisien”, la place Saint-Sulpice (VIe arrondissement) a bien changé depuis. Certes, l’église monumentale érigée au XVIIe siècle en mémoire de saint Sulpice (576-647), évêque de Bourges, domine toujours la “fontaine que décorent les statues des quatre grands orateurs chrétiens (Bossuet, Fénelon, Fléchier et Massillon)”, comme l’écrit Georges Perec.

Si la mairie, le commissariat, l’agence de voyage, l’arrêt de bus, le kiosque à journaux et “le marchand d’objets de piété”, pour reprendre l’inventaire de Georges Perec, sont toujours là, le cinéma et l’entreprise de pompes funèbres ont disparu. De même que deux des “trois cafés dont un fait tabac” à la terrasse desquels l’écrivain prit place trois jours consécutifs pour décrire “ce qui ne se remarque pas, ce qui n’a pas d’importance : ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages.” (…) Des trois bistrots fréquentés par l’écrivain, Tabac Saint-Sulpice, Café Fontaine Saint-Sulpice et Café de la Mairie, ne subsiste que ce dernier, installé à l’angle de la rue des Canettes. »

Vendredi 22 mars 2024, au café Central do Rato, 11 h 00.

Une camionnette en stationnement (pas celle d’hier) me bouche partiellement la vue.

Je remarque seulement maintenant que le commerce à côté du café où j’écris est une churrasqueira.

Passent une procession de valises à roulettes sur le pavé de Lisbonne (plus si fréquent, redisons-le) ; une chemise à carreaux (je pourrais la décrire et me perdre dans sa description, avec digressions) ; un unijambiste (il est passé hier mais je ne l’ai pas noté) ; deux Suédoises (leurs intonations me replacent dans des films d’Ingmar Bergman) ; une voiture rouge (qui n’est pas une voiture de pompiers) ; un autobus 738 ; Lisbon Sightseeing (un double-decker rouge) ; un autobus 738 ; un groupe de jeunes qui parlent espagnol.

Se gare une camionnette verte sur laquelle il est écrit en lettres jaunes, TORRESPHARMA ; le chauffeur en sort des caisses en plastique jaune qu’il empile sur un diable orange pour les porter à la pharmacie à côté de la churrasqueira.

Je me rends soudain compte que depuis environ dix minutes mon attention s’est fixée sur des enjoliveurs de roues. Leur variété est stupéfiante et Peter Stämpfli aurait pu s’y intéresser comme il s’est intéressé aux sculptures des pneumatiques.

Passe un véhicule de la GNR (Guarda Nacional Republicana).

Sur un panneau jaune à côté de l’un des abribus JCDecaux : Quanto tempo falta para chegar o próximo veículo ?

Passe un masque chirurgical comme au temps de la pandémie.

A aquecer Portugal, sur un camion qui transporte des bouteilles de gaz.

Passe un tuk-tuk (il y en a beaucoup à Lisbonne).

Passe un homme en short. Je l’entends qui dit : « I’ll see you on Monday, perhaps. »

Une fois encore, je me perds dans la contemplation d’enjoliveurs de roues.

Le ferraillement d’un tramway, les battements d’ailes d’un pigeon, les sonorités du portugais, de la musique techno venue d’une voiture, un coup de klaxon, la portière d’une voiture qui claque, les pneumatiques sur l’asphalte, une accélération, etc. M’essayer à un relevé des bruits et des sons, et rien que des bruits et des sons.

Passe un biréacteur. Je ne parviens pas à distinguer la compagnie à laquelle il appartient.

Portugal Bike Discover Portugal… on a bicycle, sur une camionnette qui porte sur sa galerie trois bicyclettes.

Un groupe de cinq idosos. L’un d’eux parle tout en faisant de grands gestes. Je saisis des bribes de sa conversation, le reste étant gommé par les bruits de la ville.

Repasse la camionnette TORRESPHARMA, mais peut-être ne s’agit-il pas de la même.

Passe un blazer bleu marine GANT.

Olivier Ypsilantis

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