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En compagnie de Georges Perec – 3/5

Suite à sa « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien » (18-19-20 octobre 1974), place Saint-Sulpice, Georges Perec reprend cette tentative quatre ans après, au carrefour Mabillon. Mais il bénéficie à présent de l’appui d’un car-studio de la radio publique. Six heures durant, il s’enregistre décrivant ce qu’il voit. Claude Piéplu intervient. Cet enregistrement sera diffusé sur France-Culture, le 25 février 1979, dans l’émission Atelier de création radiophonique, avec pour titre « Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978 ». Cet enregistrement subira des coupures et des adjonctions lues par Claude Piéplu.

Les 2, 3, 9 et 10 août 1991, j’ai travaillé à une « Tentative d’épuisement d’un lieu toulousain » (place du Capitole). Aujourd’hui, plus d’une trentaine d’années après, je reprends cet exercice (plus modestement), à Lisbonne, sur l’une des places les plus animées de la ville.

Tentative d’épuisement d’un lieu lisboète

8 mars 2024. Largo do Rato, dans le café Central do Rato. Il est quatorze heures. Il pleut. Passe un parapluie marron foncé à gros pois marron clair. Sous lui, une tête rentrée dans les épaules, un homme corpulent, la soixantaine, grosse moustache très blanche.

Quelques éléments statiques : des affiches électorales (le Portugal vote pour les élections législatives, le 10 mars prochain) à grosses lettres rouges : FAZER O QUE NUNCA FOI FEITO (Bloco de Esquerda). Derrière, le siège du Partido Socialista, avec des banderoles en façade : 50 anos – PS – um futuro com história. Des abribus. Sur le seuil du café où j’écris, inséré dans le pavage blanc, un petit rat fait de pavés noirs. Le logotype de Jogos Santa Casa, un trèfle à quatre feuilles dont une feuille est un cœur rouge.

Passe un camion rouge CTT Correios avec son logotype, un cavalier qui sonne la trompette pour annoncer l’arrivée du courrier.

Dans une capuche noire tombe une queue de cheval d’un roux intense.

Sous un parapluie mauve, une femme à lunettes fumées se mouche bruyamment.

Un autobus avec une sorte de bulbe sur le toit ; il y est spécifié Eu ando a todo o gás.

Un taxi noir à pavillon vert, comme presque tous les taxis de Lisbonne.

Un camion jaune DHL, trois lettres dont le graphisme suggère le mouvement, la rapidité.

Sur un tramway, une publicité : It’s like milk but made for humans.

Sur le toit d’une voiture, une échelle métallique télescopique (en trois parties).

Après une courte accalmie, la pluie redouble.

Sous l’averse, une femme cligne des yeux.

Presque toutes les voitures sont grises (différents gris) ou noires.

Sur un autobus, en pointillé lumineux, sa destination, Cais do Sodré.

L’averse a ralenti le va-et-vient des piétons et, de ce fait, le rythme auquel je prends des notes ralentit lui aussi. Par contre, il y a toujours autant de véhicules qui circulent. Une voiture, une Mercedes-Benz Type 123 avec les anciennes plaques minéralogiques : fond noir, chiffres et lettres blancs et en relief. Je n’ai pas le temps de relever son numéro d’immatriculation mais je sais qu’à l’époque ce numéro était constitué de deux lettres/deux chiffres/deux chiffres. Exemple DL 45-57.

Sur une camionnette : Let’s see some new ideas ? en lettres gris pâle ; et en très grosses lettres noires HAUSS. Le chauffeur en sort ; il porte un sweater noir sur lequel il est écrit en lettres blanches ready solutions.

Au rouge des affiches électorales répond à présent un parapluie rouge.

L’homme au sweater noir ready solutions passe avec sur l’épaule gauche trois cartons plats et longs, probablement des étagères.

Des visières de casquettes dépassent de capuches.

Sur un autobus, une publicité : We belong to something beautiful. De quoi s’agit-il ?

Sur un parapluie bleu foncé, des alignements où alternent des cœurs roses et des étoiles blanches.

Le sweater ready solutions repasse les mains dans les poches et sans se presser. L’averse ne semble pas le déranger.

Un sweater rouge GAP que tend un ventre considérable.

Une voiture rouge, pas si fréquent ; et il ne s’agit pas de la voiture de pompiers, Sapadores Bombeiros de Lisboa, qui vient de passer, sirène et gyrophare en action.

Repasse le parapluie avec les alignements de cœurs roses et d’étoiles blanches. Mais est-ce bien le même ?

Il s’agissait bien d’étagères ; l’homme au sweater ready solutions repasse avec deux montants enveloppés dans du plastique transparent.

Une longue chevelure de femme rythmée par sa marche.

Une Noire petite et dodue avance en se dandinant.

Passe une Dacia Duster ; me reviennent des souvenirs de Roumanie même si ce modèle n’a rien à voir avec la Dacia 1300.

Passe un scooter qui transporte du Uber Eats.

Sur un autobus il est précisé 100 % elétrico zero emissões.

9 mars 2024. 11 h 20. Je reprends la place que j’occupais hier, au café Central do Rato. Il ne pleut pas mais le ciel est couvert, parcouru d’éclaircies rapides, et le pavé est encore mouillé.

En façade du siège du Partido Socialista, côte-à-côte, le drapeau de l’Europe et celui du Portugal flottent doucement dans le vent. D’autres affiches électorales ont été collées, des affiches à fond bleu, sur lesquelles je lis : É hora. Mais força à CDU (PCP-PEV).

Un homme, la cinquantaine, marche à pas rapides ; il ne cesse de remonter son pantalon à deux mains et avec des gestes brusques.

On marche précédé par son téléphone portable.

Une Dacia ; son modèle ? Une fois encore me viennent des souvenirs de Roumanie et de la Dacia 1300 qui était alors, me semble-t-il, l’unique modèle de voiture en circulation dans ce pays.

Une cohorte de valises à roulettes. Elles sont devenues beaucoup plus rares depuis la pandémie. Leur bruit caractéristique sur le pavé de Lisbonne.

Une enfant assise sur les épaules de son père – je suppose qu’il s’agit de son père. Elle a des bottes en plastique rose et un bonnet rose à gros pompon. Dans sa bouche, une tétine blanche.

Un jeune en sac à dos, une rareté aujourd’hui.

Un chien tire sur sa laisse et me vient cette pensée de Serge Gainsbourg : « Qui promène son chien est au bout de la laisse. »

Éclaircie puis ciel couvert. Un pigeon hésite à entrer dans le café, penche la tête à droite et à gauche puis s’éloigne tranquillement.

Une jeune femme passe ; je suis sûr qu’elle est slave ; mais est-elle russe, ukrainienne, polonaise ?

Un balayeur en tenue fluorescente orange s’active avec son balai sur le pavé et ses si nombreux interstices ; le pavé de Lisbonne n’est pas jointé et repose simplement sur un lit de gros sable.

Sur une affiche, je lis Folhas Caídas ; il doit s’agir d’un film ou d’une pièce de théâtre.

Ça suit son téléphone portable : ça ne cesse de suivre son téléphone portable.

Une femme âgée passe. Elle porte un masque chirurgical (bleu et à trois plis) comme au temps de la pandémie, un temps qui semble déjà si lointain, irréel.

Je ne cesse d’entendre (des clients qui sortent du café) : Bom fim de semana, prononcé Bom fim d’semana.

Passe un tramway jaune, l’un des symboles de Lisbonne et peut-être même du Portugal. Carris (Companhia Carris de Ferro de Lisboa) et son logotype : l’intersection de deux cercles.

Des oreilles d’où dépassent des petites excroissances blanches, des wireless earbuds, une chose relativement récente dans le paysage. A ce propos, il serait amusant que je répertorie tout ce qui passe aujourd’hui sur le Largo do Rato et qui ne passait pas sur la place Saint-Sulpice, en octobre 1974, lorsque Georges Perec s’adonna à sa « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien », comme précisément les wireless earbuds. Il serait non moins amusant de répertorier ce qui existait alors et qui n’existe plus aujourd’hui.

Un autobus 100 % elétrico zero emissões.

Une Volvo ; son modèle ? Je pense très fugitivement à Ingmar Bergman, à des Volvo qui passent dans certains de ses films.

Un homme, la cinquantaine, passe avec à la main droite un gros paquet transparent de rouleaux de papier hygiénique. Je parviens à saisir cette précision : il en contient vingt-quatre.

Une pluie légère et quelques parapluies dont un transparent et un vert pâle. On relève sa capuche, on presse le pas. Éclaircie. Une femme âgée sous un parapluie de combat – camouflage à trois couleurs, vert clair, vert foncé, brun. Elle est coiffée d’un gros bonnet à visière avec motif écossais indéterminé.

Un Asiatique la tête serrée dans une capuche, ce qui met en valeur ses grosses lunettes et sa petite moustache.

Le ferraillement d’un tramway ; j’y lis : O mundo precisa de mais Pais Natais, une publicité Coca-Cola.

J’entends la petite musique du rémouleur. Il passe, avec son petit atelier installé sur un vieux vélocipède.

Passe un ami bouquiniste, Silvio, originaire de l’archipel de Madeira. Il se rend probablement dans son antre situé à quelques pas, rua da Escola Politécnica.

Un survêtement noir avec sur la veste trois bandes blanches sur toute la longueur des manches.

Entrent dans le café un Gitan et son petit garçon, des figures du quartier. Ils vendent de beaux paniers en osier faits de leurs mains. Le père en porte six, son fils quatre. Leur peau très foncée et leur extrême minceur. Le petit garçon demande la pièce, fait quelques remarques qui nous font tous rire (nous sommes une dizaine dans le café, entre les consommateurs et ceux qui achètent leurs billets Jogos Casa Santa). Toutes et tous lui donnent une ou des pièces en souriant. Un vieux monsieur lui achète un billet Jogos Casa Santa ; le petit garçon s’étonne ; le vieux monsieur lui explique ce qu’il doit faire avec.

(à suivre) 

Olivier Ypsilantis

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