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Dix tableaux juifs – 5/10 (deuxième partie)

 

(En relisant « Journal (1935-1944) » de Mihail Sebastian, deuxième partie)

Quelques repères biographiques. Iosif Hechter naît en 1907, dans une famille juive de la moyenne bourgeoisie, à Braila, un port cosmopolite de l’Europe danubienne. Son éducation religieuse est des plus sommaires. Il ne parle ni le yiddish ni l’hébreu mais se souvient avec tendresse des fêtes juives sans se préoccuper de leur sens profond. Il quitte sa ville natale pour Bucarest afin d’y entreprendre des études de droit : mais la littérature l’occupe plus que tout. Il se sent pleinement roumain car il est né dans une partie déjà roumaine avant ces agrandissements qui donneront la Grande Roumanie. Il choisit sans tarder de s’appeler Mihail Sebastian. A vingt-six ans, il écrit ses premiers livres : « Fragments d’un cahier trouvé », « Femmes » puis « La ville aux acacias » par lequel il s’impose. Homme d’une vaste culture européenne, il est passionné de musique classique. Il écrit des chroniques pour le périodique de langue française de Bucarest ainsi que pour le journal dirigé par son professeur de philosophie Nae Ionescu, un personnage qui va bientôt naviguer avec d’autres intellectuels roumains de premier plan dans des eaux particulièrement troubles.  Le 29 mai 1945, alors qu’il a été nommé maître de conférences à l’université ouvrière libre de Bucarest et qu’il s’y rend pour y donner son premier cours de littérature universelle, il est renversé par un camion.

(26 mars 1941) Plus émouvant encore, Eugène Ionesco qui est venu me voir hier matin. Désespéré, suffoqué, obsédé, il ne supporte pas l’éventualité d’être chassé de l’enseignement. Apprenant tout à coup qu’il a la lèpre, un homme en bonne santé peut devenir fou. Eugène Ionesco apprend que ni son nom, ni son père de souche incontestablement roumaine, ni son baptême chrétien à la naissance, que rien, rien ne peut occulter la malédiction d’avoir du sang juif dans les veines. Nous autres, il y a longtemps que nous nous y sommes habitués, à notre chère lèpre. Jusqu’à la résignation, jusqu’à je ne sais quel découragement, triste mais fier.

En fin de livre, le traducteur de « Journal (1935-1944) », Alain Paruit, nous livre une impression que je résume. Si Mihail Sebastian n’avait pas été tué en 1944 et qu’il avait vécu dans la Roumanie de l’après-guerre, il aurait certainement connu les geôles communistes. En effet lors d’un procès de type stalinien au cours duquel Lucrețiu Pătrășcanu (entre autres) est condamné, le nom de Mihail Sebastian est cité parmi ceux des « comploteurs ». Le régime fait silence sur son œuvre. Pourtant, ironie du sort pourrait-on dire, en 1954, à Moscou, « Dernière heure » (une comédie en trois actes) est présentée et connaît un triomphe. Idem avec ses autres pièces jouées dans toute l’U.R.S.S. La Roumanie ne peut que suivre l’exemple. Certains de ses livres (« Deux mille ans » et « Comment je suis devenu un hooligan ») ne seront toutefois réédités qu’après la chute du régime. « Journal (1935-1944) », ainsi que nous l’avons dit, ne le sera qu’en 1996, un événement en Roumanie.

Début années 1930, Mircea Eliade revient d’Inde. Il ne professe pas encore l’antisémitisme, pas plus que le professeur de Mihail Sebastian, Nae Ionescu. Mais la crise de 1929 ne tarde à se faire sentir. Le fascisme triomphe en Italie et Hitler est élu chancelier. En Roumanie les violences se multiplient, en particulier contre les Juifs. Mihail Sebastian écrit « Depuis deux mille ans ». Le narrateur, un double de l’auteur, interroge cette violence collective et en discute amicalement (mais peut-être me faudrait-il mettre le mot entre guillemets) avec des intellectuels antisémites. Mihail Sebastian se veut avant tout roumain, un Roumain né en Valachie, au bord du Danube, un vrai de vrai… Il ne pressent pas ce qui se prépare ou, plutôt, il refuse d’imaginer que les Roumains sans l’aide des Allemands vont assassiner des centaines de milliers de Juifs dans des conditions qui choqueront les Allemands eux-mêmes.

(22 août 1941) Comme je la trouve étrange, à la réflexion, la sérénité de Hillard lorsqu’il racontait hier la boucherie, l’assassinat des Juifs de Bessarabie. (Entre autres, un capitaine de son régiment qui a tué une jeune juive parce qu’elle refusait de coucher avec lui…) Je me rappelle maintenant que Hillard aussi est juif, par son père – et il a pourtant assisté à toutes ces horreurs sans devenir fou, sans même frémir.

Mihail Sebastian demande à Nae Ionescu de préfacer son livre. Il ignore (ou veut ignorer) la profondeur de sa duplicité. La préface qu’écrit Nae Ionescu est ignoble. Il y déclare que Judas doit souffrir parce qu’il n’a pas reconnu le Christ. Mihail Sebastian décide néanmoins de publier son livre avec cette préface, un manifeste anti-judaïque – et antisémite. Je me permets une parenthèse et confesse être par moments non seulement atterré mais enragé par le comportement de cet homme que j’admire en tant qu’écrivain. Et ma stupéfaction augmente lorsqu’il s’étonne de la réaction des Juifs. Joue-t-il à l’imbécile ou est-il sincère ? Je vous rapporte ce qui suit, un extrait de « Journal (1935-1944) » daté du 11 septembre 1941 :

« Ce matin, un commerçant juif de la rue Blănari, brave homme par ailleurs (…) m’a dit : “Eh bien, tu vois ? Tu es juif maintenant ! Et demain, si ça s’arrange, tu oublieras encore”. Il a entendu dire que j’avais écrit un livre (« Depuis deux mille ans » !?) ayant fait scandale et que j’étais un renégat. Toujours ce misérable malentendu, au bout de tant d’années ». Je dois dire que ce passage m’a fait serrer les poings. Mihail Sebastian s’étonne de la réaction de ce « brave homme » et conclut à un malentendu (???!!!). Mais c’est incroyable ! Mihail Sebastian ne serait-il pas de ces Juifs qui lorsqu’on leur crache dessus prétendent qu’il pleut ? Quoi qu’il en soit, il fait preuve d’une naïveté désarmante et se montre incapable de reconnaître son erreur, d’autant plus que non seulement les Juifs et les démocrates lui reprochent à raison d’avoir accepté de publier la préface de Nae Ionescu mais que la Garde de fer et ses partisans jubilent : les Juifs sont implacablement condamnés par une sommité universitaire. Mihail Sebastian se replie alors. Il écrit des pièces de théâtre (à succès), un essai sur la correspondance de Marcel Proust et un roman, « L’accident ».

(28 septembre 1941) Camil Petrescu prétend qu’Odessa résiste à cause des Juifs. Il y a à Odessa, affirme-t-il, cent mille Juifs réfugiés de Bessarabie. Ils savent que les Roumains les massacreraient. Alors ils préfèrent se battre, résister. Camil est sûr par ailleurs que les Anglo-Américians finiront par gagner, mais ce sera grâce aux Juifs qui tiennent à la guerre (notamment ceux des États-Unis) et rendent impossible tout compromis.

1938. Les lois antisémites entrent en vigueur en Roumanie et Mihail Sebastian est toujours plus marginalisé, en tant qu’écrivain mais aussi en tant qu’avocat. Puis la Roumanie est dépecée et Ion Antonescu partage le pouvoir avec la Garde de fer qui ne tarde pas à le juger trop modéré. Mais Berlin qui l’estime plus fiable l’appuie et il réprime cette organisation de plus en plus incontrôlable. Ion Antonescu se montrera en effet fidèle à Hitler, notamment en engageant la Roumanie à ses côtés contre l’U.R.S.S. Les armées roumaines se livreront par ailleurs à des pogroms dans les territoires annexés une année auparavant par les Soviétiques.

A Bucarest, loin du front, le calme est relatif mais la menace n’est pas moins lourde pour les nombreux Juifs qui vivent encore sur les terres restées roumaines. Ils ne sont pas enfermés dans des ghettos, ils ne sont pas contraints au port de l’étoile jaune, ils sont exclus de l’enseignement public mais peuvent bénéficier d’un enseignement privé de grande qualité. La déportation des Juifs roumains (ils sont environ quatre cent mille) vers les camps de la proche Pologne est contrariée grâce à des efforts communs dans lesquels le roi Michel Ier et sa mère Hélène de Grèce ont un rôle central. Par ailleurs, Ion Antonescu jaloux de son « indépendance » veut garder « ses » Juifs et décider de leur sort. Août 1944. Les Soviétiques entrent sans combattre dans Bucarest et mettent fin au régime de Ion Antonescu, Ion Antonescu qu’ils exécuteront le 1er juin 1946.

La Shoah n’est guère présente dans « Journal (1935-1944) » de Mihail Sebastian. A Bucarest dont il ne sort plus guère, il ne s’agit encore que de rumeurs et non d’informations fiables. Les violences antijuives le cernent pourtant. Ses livres sont certes interdits et il ne peut exercer son métier d’avocat mais il n’est pas enfermé dans un ghetto et n’est pas contraint au port de l’étoile jaune. Il peut se réfugier chez lui, dans la lecture et la musique et, à l’occasion, enseigner la littérature dans un établissement privé. Et il pousse ses inquiétudes de côté autant qu’il le peut.

Mihail Sebastian vivra quelques mois dans une Roumanie soviétique, de la fin août 1944 à sa mort accidentelle fin mai 1945. Il refusera de collaborer avec le nouveau régime. Pourtant, vers la fin de la guerre, il avait pris contact avec des intellectuels communistes entrés dans la clandestinité et qui tous seront victimes de procès dans les années 1950, procès au cours desquels Mihail Sebastian sera cité car soupçonné d’avoir comploté contre le régime issu de l’invasion soviétique.

Mihail Sebastian est décidément un homme authentique et irrécupérable. J’ai été parfois irrité par ses fréquentations antisémites (dont Mircea Eliade). Mais après tout, qui suis-je pour le juger ainsi, avec presqu’un siècle de recul et vivant dans un contexte infiniment différent ?

(11 octobre 1943) Samedi, c’était Yom Kippour. Je ne tente pas de mettre de l’ordre dans mon « judaïsme ». J’ai jeûné. Je suis allé le soir au temple pour entendre sonner le chofar. Par-dessus l’épaule d’un voisin, j’ai essayé de lire et de prononcer le dernier mot de l’Avinu-malkenu. Pourquoi ? Est-ce que je crois ? Est-ce que je veux croire ? Non. Même pas. Mais il y a sans doute, dans tant de gestes inconsistants, un besoin de chaleur, de paix.   

 

Olivier Ypsilantis

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