Skip to content

Quelques remarques sur l’antisémitisme – 1/4

 

“Le monde physique paraît l’ouvrage d’un être puissant et bon, qui a été obligé d’abandonner à un être maléfique l’exécution d’une partie de son plan. Mais le monde moral paraît être le produit des caprices d’un diable devenu fou.”  Chamfort (1740-1794)

 

Je me permets de mettre en lien une série d’articles publiés sur mon blog sous le titre “Misère de l’antisionisme ordinaire. L’exemple d’un grand Lycée français à l’étranger” car ces notes leur font suite. Il s’agit d’un article en six parties :

https://zakhor-online.com/judeophobie-dans-un-grand-lycee-francais-de-letranger-15/

J’ai pris ces notes postérieurement à cette rencontre à Madrid, des réflexions qui me sont venues suite à des lectures, des conversations ou dans la marche. Peut-être intéresseront-elles quelques lectrices et lecteurs. Ces notes ne se veulent en rien systématiques ; elles ne sont que des éléments de réflexion pour un texte plus homogène.

Cette suite d’articles commence ainsi :

Je n’ai vécu que le déclenchement de l’‟affaire du Lycée”. C’était en janvier 2006, des murmures s’étaient élevés d’un groupe d’enseignants qui assistaient à une conférence de Richard Prasquier ; ce dernier justifiait la construction du Mur de séparation entre Israël et les territoires palestiniens. J’étais assis à côté du Professeur Marcello Pezzetti et ces protestations nous firent serrer les poings. Cet incident me permit de prendre (une fois de plus) la mesure de l’animosité envers Israël. Je parle d’Israël alors qu’il devrait être question de la Shoah ; je vais y venir. Cette animosité reste pour moi un sujet d’étonnement et d’étude. 

L’antisémitisme et la Shoah occupent des aires si vastes que j’ai besoin d’aide. Ces rencontres madrilènes m’ont aidé : Georges Bensoussan, Jacques Stroumsa, Jean-François Forges, Marcello Pezzetti, Jérôme Biscarat, pour ne citer qu’eux.

Reçu un dossier de presse où il est fait grand éloge du livre de Georges Bensoussan “Histoire de la Shoah” (chez Que sais-je ?) de Georges Bensoussan, un livre traduit en espagnol et qui devrait être une lecture obligée dans les écoles d’Espagne, est-il dit, un livre qui devrait aider à ce que la Shoah ne se convertisse pas en opinion ; l’opinion, cette masse imprécise et en constante augmentation. Des faits donc, des faits pour cesser enfin de mâcher et de remâcher de l’opinion.

À propos de l’article d’Europa Press qui rend compte de l’intervention de Georges Bensoussan, il est deux points sur lesquels je ne suis pas en plein accord avec ce dernier. Et loin de moi l’envie de m’adonner à la polémique.

Son apologie des Lumières d’abord, les Lumières que je regarde avec des lunettes aux verres toujours plus filtrants. Il y a cette belle synthèse, ce bel effort de la haskalàh, des Juifs sur eux-mêmes, maskilim contre chassidim, mais plus généralement les Lumières ne contiennent-elles pas une part d’ombre ainsi que je le dis volontiers ? Il y a en elles tant de bonnes intentions (on sait ce qu’elles valent) et de naïves prétentions…

Par ailleurs ce n’est pas au XIème siècle et cette première croisade que j’entrevois la vraie naissance de l’antisémitisme mais plutôt au XIVème siècle, un siècle atroce qui commence par la grande disette (1315-1322), un siècle de conflits (dont la guerre de Cent Ans), le siècle de la peste noire qui tue les hommes par dizaines de millions, un siècle au cours duquel l’Église entame un lent déclin. Ce siècle est celui de la peur, la peur qui, ainsi que le dit Spinoza, engendre et active la superstition. C’est le siècle des massacres systématiques avec accusations inédites et terrifiantes. Le mot “Juif” devient une insulte chargée d’épouvante. L’histoire chrétienne se voit envahie par l’occultisme le plus grossier. Oubliées les disputes théologiques, le Juif est diabolisé : il est l’empoisonneur de puits, le porteur de la peste, le suppôt de Satan, le profanateur d’hosties… C’est un siècle d’immensités de souffrances qui n’épargnent ni les uns ni les autres, à commencer par les Juifs. Des femmes accusées de sorcellerie périssent par dizaines de milliers, brûlées vives. C’est le siècle des “pastoureaux” qui massacrent de nombreuses communautés juives avant de s’en prendre aux clercs. Le pape Jean XXII les dénonce, le roi Philippe V lance son armée contre eux pour en finir. C’est le siècle des boucs émissaires, le Juif en tête. Le Juif est porteur de la peste, il ne cherche qu’à se venger des chrétiens. En septembre 1348, le pape Clément VI promulgue une bulle où il explique en homme de bon sens que les Juifs ne sont pas moins épargnés par la peste que les chrétiens ; mais rien n’y fait. Il y a un peu partout des Massada, avec résistance désespérée et suicides collectifs. En Espagne les Juifs n’ont pas à subir de telles accusations mais ils ne vont pas tarder à souffrir eux aussi. En juin 1391 la communauté juive de Séville est massacrée par une populace qu’excite le prédicateur Fernando Martínez. Et ce n’est qu’un début.

 

 

Mais j’en reviens aux Lumières. Parmi les principaux penseurs de ce siècle appelé un peu commodément le siècle des Lumières (comme si avant lui tout n’avait été que ténèbres), seul Montesquieu est favorable aux Juifs, tandis que Voltaire (considéré comme le parangon de ce siècle), Rousseau et d’Holbach leur sont hostiles, et que d’Alembert n’en parle en termes favorables que pour mieux s’opposer aux jésuites.

(J’ai souvent utilisé l’image de la mère, juive, et de ses deux filles, la chrétienne et la musulmane, aussi ai-je été heureux de rencontrer ce passage dans “Lettres persanes” de Montesquieu : “La religion juive est un vieux tronc qui a produit deux branches qui ont couvert toute la terre, je veux dire le mahométisme et le christianisme ; ou plutôt, c’est une mère qui a engendré deux filles qui l’ont accablée de mille plaies : car en fait de religion, les plus proches sont les plus grandes ennemies”. Et je ne cacherai pas mon infinie préférence pour Montesquieu à Voltaire, cette machine à sarcasme, et à Rousseau, magnifique dans l’analyse de ses sentiments ; mais pour le reste, quel salmigondis ! Dans ce même livre, le cher Montesquieu écrit : “On s’est aperçu que le zèle pour les progrès de la religion est différent de l’attachement qu’on doit avoir pour elle, et que, pour l’aimer et l’observer, il n’est pas nécessaire de haïr et de persécuter ceux qui ne l’observent pas ”. C’est simple, et qui dit mieux ?)

Voltaire n’aime pas les Juifs. Il est vrai qu’il n’aime pas plus les chrétiens, accusés eux aussi de superstition. Et d’Holbach, ce brillant touche-à-tout, espère bien nettoyer la scène du christianisme, ce “judaïsme réformé”, et du judaïsme, ce “monument durable des effets terribles de l’aveuglement superstitieux”. Diderot est lui aussi tout à la détestation de ces religions révélées.

Au cours des siècles l’opposition judaïsme et christianisme s’était fortifiée jusqu’à l’irréconciliable. Les Lumières furent hostiles au judaïsme, considéré comme une superstition, et au christianisme, cette autre superstition dérivée de cette première. Les Lumières contre l’Obscurité (l’obscurantisme), les forces du Bien contre les forces du Mal… Dans leurs attaques contre des chrétiens encore prêts à la riposte, les polémistes antireligieux se montrèrent autrement virulents avec le judaïsme, une cible tellement plus commode. Rousseau considérait le peuple juif comme abject entre tous. Il est vrai que l’esprit philosophique a des mérites ; il écrit : “Connaissez-vous beaucoup de chrétiens qui aient pris la peine d’examiner avec soin ce que le judaïsme allègue contre eux ? Si quelques-uns en ont vu quelque chose, c’est dans les livres des chrétiens. Bonne manière de s’instruire des raisons de leurs adversaires ! Mais comment faire ? Si quelqu’un osait publier parmi nous des livres où l’on favoriserait ouvertement le judaïsme, nous punirions l’éditeur, l’auteur et le libraire. Cette police est commode et sûre, pour avoir toujours raison. Il y a plaisir à réfuter des gens qui n’osent parler”. Et confrontant l’Église et la Synagogue, Rousseau considérait tout de même cette dernière comme plus sérieuse. Ce protestant lisait la Bible.

Toutes ces attaques contre la religion (assimilée à des superstitions) n’auraient pas été si graves si elles n’avaient préparé l’avènement de religions qui s’ignorent, de ces modernes bigoteries, dont la bigoterie scientifique et technique, la plus prétentieuse et la plus meurtrière de toutes. Il n’est pas dans mon propos de vitupérer les Lumières mais force est de constater qu’elles ne sont pas que lumière, contrairement à ce que veulent nous faire accroire cette désignation et une moderne bigoterie.

Sciences nouvelles et idéaux esthétiques sur fond de retrait des grandes religions, avec l’anthropologie comme vecteur frénétique. Le racisme biologie vit le jour en ce beau XVIIIème siècle. Les Juifs ne pouvaient savoir qu’ils allaient tomber de Charybde en Scylla (Out of the frying pan into the fire). Et Montesquieu pourtant si lucide avait écrit : “Les juifs sont à présent sauvés : la superstition ne reviendra plus, et on ne les exterminera plus par principe de conscience”.

Les principes de taxinomie anthropologique nés dans ce siècle des Lumières n’ont bien sûr pas été élaborés pour servir une idéologie raciste. Ce XVIIIème siècle débordait de bonnes intentions. Il ne vit pas par manque de recul que raison et religion, technique et esthétique, science et mythe faisaient à présent irruption les uns chez autres pour se piller mutuellement. Les Lumières et le piétisme (fortifié par la perte d’influence des Églises) se stimulèrent. Buffon, avec “Histoire naturelle”, et Lamarck, avec “Philosophie zoologique”, firent la une. À des préoccupations strictement scientifiques se mêlèrent des préoccupations spirituelles.

Il y a longtemps que j’ai la certitude qu’un sentiment de culpabilité aussi tenace que diffus travaille l’Europe, la travaille et la cimente. Oui, la Shoah cimente l’Europe ! Et dans l’animosité envers Israël entre bien souvent un désir d’atténuer ce sentiment, voire d’en guérir.

Je feuillette la presse espagnole d’aujourd’hui, 23 février. On y rend compte de l’affaire Ilam Halimi, des élucubrations de David Irving, ce Britannique condamné pour négationnisme à trois ans de prison par un tribunal autrichien. On y rend également compte de ce film turc qui attire des foules turques, avec cette histoire de médecin juif trafiquant d’organes. Comment lire l’actualité, cette vitre opaque devant laquelle nous nous tenons, le nez écrasé contre elle ? L’humanité a besoin de mille ans de vacances, mille ans de plage et de baignade. Et il y a vingt-cinq ans, le 23 février 1981, l’Espagne vivait une tentative de coup d’État.

Madrid, au Círculo de Bellas Artes, lundi 23 janvier 2006, une conférence donnée par Georges Bensoussan à l’occasion de la parution de “Historia de la Shoah” chez Anthropos Editorial. On se sent guidé, et non plus simplement terrassé par l’émotion, ce matériau à travailler, à engager dans une perspective. Car laissée à elle-même l’émotion finit dans l’hébétude ou dans les pires désordres. Densité et clarté, Georges Bensoussan et ses qualités de pédagogue. Il rappelle que culture et pensée ne doivent en aucun cas être confondues. Les chefs des Einsatzgruppen étaient pour la plupart des docteurs de l’université.

La Shoah, un événement historique et non métaphysique, tel est le postulat de Georges Bensoussan. C’est un postulat fécond, son œuvre le prouve, mais c’est un postulat. On peut affirmer que la Shoah est aussi un événement métaphysique. Il est vrai que dans ce cas le postulat tend à se refermer sur lui-même.

Au cours de la Première Guerre mondiale les deux tiers des tués l’ont été par l’artillerie, avec des corps le plus souvent réduits en bouillie, introuvables. L’emploi des gaz. Des techniques d’annihilation. Et cette expansion coloniale qui a permis à l’Europe de trouver un exutoire à sa violence, de se purger (principalement en Afrique) de sa violence.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*