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Quelques pages portugaises – Août 2015 – 1/2

 

5 août 2015. Les portraits de bateaux. Voir les frères Antoine, Frédéric et François Roux, sans oublier leur père. Parmi les marins-peintres, Paul-Émile Pajot (un air Foujita dans le traitement des vagues) et Émile Breton, de l’île d’Yeu. L’un est marin-pêcheur, l’autre est marin au cabotage. Paul-Émile Pajot, crayons de couleur et, partiellement, gouache. Émile Breton, peinture à l’huile.

Marche sur la Côte Sauvage. Pointe de la Tranche, je détaille les vestiges (très discrets) d’un ouvrage retranché protohistorique. Autres vestiges à la Pointe de Ker-Daniaud, sans oublier la Pointe du Châtelet dont le système défensif est dans ce cas parfaitement lisible, même pour le promeneur le moins attentif. Le grand talus et son complément (un ultime refuge) sont à rattacher aux grands systèmes défensifs du Second Âge de Fer situés sur le littoral, de la Normandie à l’estuaire de la Loire. Ce type de sites défensifs pourrait être celui que mentionne César dans « Bellum Gallicum » — voir la guerre contre les Vénètes. Enfin, je déambule dans les défenses avancées du Vieux Château, avec ses cinq redans et sa contre-garde (enceinte tenaillée). Puis retour à la citadelle de Pierre-Levée que je parcours avec émotion après avoir lu « Le Monastère noir » d’Aladár Kuncz.

 

6 août. Départ Yeu. Le ciel bleu strié par le sillage de longs-courriers. Je les observe puis observe celui de notre bateau. Nos vies aussi laissent des sillages vite effacés. Nantes-Lisboa à bord d’un Boeing 737-800. Durée de vol 1h50. Alors que l’avion est à l’approche, je détaille l’immense estuaire du Tejo, le pont Vasco de Gama, le pont du 25 avril. Enfin, l’avion décrit une large courbe au-dessus de l’océan pour se placer dans l’axe de la piste. Les sourires dans le métro, les gestes de politesse aussi. A Lisboa, on passe de la rue au métro sans inquiétude ; les visages ne portent pas de masques…

Vol Nantes-Lisboa. Je termine dans une sorte d’ivresse « An Autobiography » d’Anthony Trollope. Cet homme qui a mené une existence tranquille (rien à voir avec « Romancing the Stone ») est à ce que je sache l’auteur d’une des plus passionnantes autobiographies de l’histoire de la littérature. Cet écrit est précieux à plus d’un titre, et d’abord parce qu’il est révélateur d’une psychologie nationale par une psychologie individuelle, notamment dans ses rapports avec l’argent. On n’imagine pas un écrivain français exposer de la sorte sa comptabilité. On l’imagine éventuellement dans une correspondance privée mais pas dans un livre pensé pour être édité. Nombre de passages m’enchantent, parmi lesquels : « It is not by the private lives of the millions that the outside world will judge you, but by the public career of those units whose venality is allowed to debase the name of your country ». A noter qu’un verbe ne cesse de revenir dans ce livre, to endeavour. Dans « A Room of One’s Own » de Virginia Woolf, c’est le verbe to ponder.

 

7 août. Chaleur que parcourent de vastes souffles frais venus du large. Le pavage, comme de la résille que la lumière découpée par les frondaisons charge plus encore de motifs. Mais qu’est-ce qui a donc incité les Portugais à couvrir ainsi de petits pavés des surfaces aussi considérables ? Mes questions se bousculent au sujet du pavé portugais alors que je marche sur l’Avenida da Liberdade où d’élégants motifs de pavé noir s’inscrivent dans le pavé blanc. Une fois encore, je remarque que les Portugais ont les traits généralement plus fins que les Espagnols, question d’alimentation probablement. La cuisine portugaise garde un caractère familial marqué. Elle est copieuse mais subit très peu de transformations. Les restaurants populaires sont les meilleurs.

  Le pavé de Lisboa, sur l’Avenida da Liberdade.

 

8 août. Ma rue, chaussée en pavés noirs, trottoirs en pavés blancs (de plus petite taille), le tout disposé en réticulé. A l’angle, un torréfacteur d’où se propage l’un des plus délicieux parfums du monde. La fraîcheur me caresse et m’enveloppe au détour d’une rue. Le Bairro Alto est contigu au Chiado, l’un des quartiers les plus touristiques de la capitale. Le Bairro Alto reste encore à l’écart du flot des touristes mais pour combien de temps ? Les restaurations vont bon train et il est à parier que dans une décennie ce quartier sera exclusivement résidentiel, avec banques, compagnies d’assurances, téléphonie mobile et petits supermarchés (ils sont déjà présents avec Minipreço, récemment vendu à Dia, filiale du groupe Carrefour). Fini les antres des librairies où flotte cette odeur de vieux papier qui est déjà voyage. Fini les commerces (comme la quincaillerie au coin de ma rue) qui vous entraînent dans les années 1960 voire 1950. Fini…

En l’église São Paulo. La fraîcheur des églises ! Toute la surface du plafond (en arc surbaissé) est occupée par une fresque ou, plus probablement, par une peinture marouflée. J’observe certains détails emblématiques du Baroque tout en pensant à Heinrich Wölfflin et sa synthèse, « Renaissance et Baroque ». Ci-joint, un lien de Christopher L.C.E. Witcombe qui expose succinctement la structuration de cet essai suivant quatre fois deux éléments respectivement placés en opposition :

http://arthistoryresources.net/baroque-art-theory-2013/wolfflin-renaissance-baroque.html

 

Un pignon de Lisboa qui allie pertinence du concept et habileté de la réalisation.

 

9 août. Au petit-déjeuner, un pigeon m’observe de la rambarde du balcon. Je m’avance vers lui à quatre pattes dans l’espoir de ne pas l’effrayer, une main pleine de muesli, et tout en imitant son roucoulement. Puis je recule vers ma chaise, toujours à quatre pattes. Il attend que je me sois assis pour quitter la rambarde et se mettre à picorer. J’espère que cette scène se convertira en un rituel. Le cri des mouettes, toujours ; l’estuaire du Tejo n’est qu’à quelques pas.

Lisboa presque désert hormis quelques points de concentration touristique. Au déjeuner, des olives et du queijo de ovelha e cabra accompagnés d’un Prosa, un capiteux vinho Alentejo. Este Prosa provém das castas regionais Aragonez, Trincadeira e Alfrocheiro. Apresenta cor rubi, aroma a frutos vermelhos bem maduros de sabor elegante, persistente e bem equilibrado . 

 

11 août. Petit-déjeuner. Le pigeon est de retour. Tout en l’observant, je pense à l’attention de Katherine Mansfield aux petites choses du quotidien, avec cette absence d’intrigue et rien qu’une ambiance définie par l’observation pleine et aiguë. Du linge sèche aux balcons et jusque dans le centre-ville. J’aime ces pays où le linge sèche au soleil tout en claquant dans le vent. Lorsque des importuns me demandent pourquoi j’ai quitté la France, je leur réponds invariablement : « Parce que j’aime faire sécher mon linge au soleil et en toutes saisons. »

Travessa Agua da Flor, Rua da Rosa. Conversation avec la propriétaire d’une pastelaria du quartier. Il me faudra quelque temps pour empêcher que mon espagnol ne se précipite à tout-va sur mon portugais. Il est vrai que bien des mots ne se différencient les uns des autres que par des inflexions. Quelques exemples en désordre (l’espagnol suivi de sa traduction en portugais) : frutería / frutaria ; barrio / bairro ; pastelería / pastelaria ; tamaño / tamanho ; aparato / aparelho ; mano / mão ; quemado / queimado ; bacalao / bacalhau, etc. La chose n’est pas si compliquée à la lecture ; mais lorsqu’il s’agit de faire passer toutes ces modulations dans le flux d’une conversation… De la connaissance passive à la connaissance active (parler et avec fluidité).

Avenida da Liberdade, le monument à la Grande Guerra (1914-1918), imposant et tout en pierre. Une femme debout serre un drapeau de son bras gauche tandis que de sa main droite elle tient une couronne de laurier au-dessus d’un soldat genou en terre. Il est en tenue de combat, coiffé du casque anglais ; il serre dans sa main droite une grenade quadrillée et s’apprête à bondir. Sous ce groupe, des atlantes en haut-relief crispés par l’effort.

Beaucoup de Français. Les résidents sont de plus en plus nombreux, des bataillons, des régiments et bientôt des divisions, des retraités mais aussi des jeunes qui décident de fuir un pays où la fiscalité est devenue une bête enragée qui dévore le pays. Les Français sont otages de leur État, un mal que je dénonce depuis longtemps.

Lisboa, ville raffinée et populaire, ce qui n’est en rien antinomique : il n’y a pas d’authentique raffinement sans une forte assise populaire. Privé de cette assise, le raffinement n’est plus raffinement ; il n’est que plaqué or et marbre agrafé pour nouveaux riches.

 

Un quartier de Lisboa entre Chiado et Bairro Alto, avec vue sur l’estuaire de Tejo. 

 

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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