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Quelques mots au sujet de la Résistance de l’aristocratie allemande au nazisme (suite)

 

En italique, des passages extraits d’une réponse d’un intervenant suite à mon article publié sur ce blog même, article que je mets en lien :

https://zakhor-online.com/?p=17421

 

Vous m’expliquez, en effet, que ces hommes qui ont tenté d’assassiner Hitler, et vous citez plus particulièrement Henning von Tresckow, n’avaient pas pour objectif de sauver l’Allemagne en la débarrassant d’un dangereux fou furieux, Hitler, qui la conduisait au désastre, afin de se saisir du pouvoir et tenter d’engager la nation dans une autre voie. Non, dites-vous, ce n’était pas cela ; vous dites qu’il s’agissait d’un acte en quelque sorte prophétique, sans aucun espoir de résultat politique pratique, mais qu’il fallait laisser pour la postérité le témoignage de quelques justes, une poignée seulement, qui n’avaient pas hésité à risquer leur vie pour leur idéal. Et vous vous référez au récit de la Bible où Abraham intercède auprès de l’Éternel pour qu’il sauve Sodome ; et l’Éternel accepte à condition que l’on puisse y trouver ne serait-ce que quelques justes.

Oui, mais je n’ai pas tout dit. Cette dimension ne peut être ignorée mais elle ne s’est pas limitée à elle-même. De fait, chacun de ces officiers obéissaient à des sentiments très personnels et se livraient à des analyses non moins personnelles, ce qui a fondé la vérité de leur engagement mais ce qui a également constitué sa faiblesse. Les communistes obéissaient aux directives de leur parti – ce qui n’exclut par l’admiration qu’on peut avoir pour leur engagement. Ces officiers allemands (puisqu’il est question d’eux) obéissaient à une conscience personnelle ; et au-dessus de ces hommes d’honneur planait le serment d’allégeance à Hitler, obligatoire, à Hitler et non au pays ou à la constitution. On peut rire aujourd’hui, mais c’était alors une affaire sérieuse pour un officier allemand que ce serment – comme l’aurait été tout serment.

 

Rudolf-Christoph von Gersdorff (1905-1980). Il organisa un attentat-suicide contre Hitler mais qu’il ne put mener à bien.

 

Ma référence à la Bible (référence faite par le protestant Henning von Tresckow) et à la Cabbale n’est pas un écran de fumée destiné à masquer la relative absence de projet de la part de ces officiers. Des projets, ils en avaient, mais ils étaient divers et manquaient probablement de précision. Le militaire est souvent très mal à l’aise avec le politique. Le cas du général de Gaulle est de ce point de vue relativement exceptionnel (au-delà de la sympathie ou de l’antipathie que peut inspirer le personnage) : grand militaire (par ses écrits tout au moins) et grand politique, ce qui n’était pas le cas du général Leclerc, un admirable soldat qui se plaça politiquement sous l’aile du général de Gaulle. Nombre de ces officiers conspirateurs allemands n’étaient pas des politiques. La meilleure caution qu’ils aient pu trouver : Rommel (qu’il fallut tirer par la manche), un soldat exceptionnel mais en aucun cas un politique.

Autre point. Des tentatives d’assassinat contre Hitler ont été ajournées, comme celle de mai 1943, ajournée par Günther von Kluge alors que Hitler rendait visite au groupe d’armée Centre. Pourquoi ? Parce que Himmler était absent. En effet, il ne fallait pas se contenter de tuer Hitler pour espérer en finir avec le IIIe Reich, il fallait tuer certains autres responsables avec lui, à commencer par Himmler. Reinhardt Heydrich avait été éliminé et Himmler était de fait l’homme le plus puissant du IIIe Reich après Hitler. Les conspirateurs savaient que s’ils en finissaient avec Hitler une guerre civile n’était pas à exclure en Allemagne, et que si Himmler sortait vainqueur de l’affrontement la situation pourrait être plus terrible encore, pour l’Allemagne et pour les pays qui lui étaient soumis. Cette crainte justifiée a pu limiter l’action des conspirateurs.

Une remarque un peu à part mais qui a été faite par des historiens et qui m’a retenu. A mesure qu’avançait la guerre, Hitler contrariait toujours plus ses généraux, il leur coupait la parole et multipliait les ordres en les ignorant. Si au cours de la campagne à l’Ouest il y eut un relatif accord, les campagnes suivantes vont voir les erreurs stratégiques se multiplier, des erreurs dictées pour l’essentiel par l’entêtement de Hitler. Les Alliés estimaient que Hitler précipitait la défaite du IIIe Reich en agissant de la sorte envers ses généraux ; et, de fait, on peut trembler à l’idée d’un Hitler attentif aux suggestions d’un général tel qu’Erich von Manstein. La guerre aurait duré plus longtemps et peut-être même aurait-elle été gagnée par le IIIe Reich.

 

D’autre part, je me rappelle qu’à l’occasion du 50ème anniversaire du complot du 21 juillet, donc probablement en juillet 1994, j’avais lu dans le Financial Times un très long article signé par l’historienne juive américano-britannique Zara Steiner, épouse du grand critique littéraire George Steiner. Cet article, dans mon esprit, règle la question. Je ne me rappelle plus exactement de tout ce qu’elle disait, mais en gros elle exprimait une violente hostilité envers ces conspirateurs en lesquels elle ne voyait absolument pas des gens portés par un idéal digne d’éloges, comme dans la présentation que vous en faites, mais bien des réactionnaires fieffés, nationalistes et antisémites (en quoi, à mon avis, elle avait sans doute en bonne partie raison). En somme, elle pensait que s’ils avaient réussi ç’aurait été presque pire. Et quant à savoir si les Alliés auraient dû ou même pu envisager de traiter avec le nouveau gouvernement issu du coup d’État (dirigé probablement par Karl Friedrich Görderler, ancien maire de Leipzig), elle excluait totalement cette éventualité et donnait toute une série de raisons.

 

Zara Steiner (1928-2020)

 

Je connais l’œuvre de George Steiner mais pas celle de son épouse, Zara. J’aimerais avoir les références exactes de cet article auquel vous faites allusion. Je vous signale que si j’apprécie George Steiner en tant que critique littéraire, j’apprécie moins ses jugements sur Israël et le sionisme que je juge cucul la praline, ce que j’ai poliment exprimé dans un article publié sur ce blog ; je me cite et m’en excuse. Ci-joint, en trois parties, « George Steiner et les Juifs » :

https://zakhor-online.com/?p=3282

https://zakhor-online.com/?p=3290

https://zakhor-online.com/?p=3301

Et surtout, « A George Steiner : pourquoi j’aime Israël ? » où j’explique une fois encore et très poliment ce que je vais dire moins poliment, à savoir que sur ces questions George Steiner est à mon sens un wiggling ass ; autrement dit, il tortille du cul :

https://zakhor-online.com/?p=2598

Je suis heureux que dans votre esprit « cet article règle la question » car dans le mien il ne la règle en rien si je m’en tiens à ce que vous rapportez. Peut-être cette femme morte il y a peu (comme son mari) était-elle animée par une sensibilité de gauche qui lui dicte quelques a priori. Gilbert Badia, un Espagnol catalan qui fut membre du P.C.F. tout en restant un homme libre (ce qui est remarquable) note dans sa volumineuse « Histoire de l’Allemagne contemporaine » (en deux volumes aux Éditions Sociales, 1962) ce qui suit : « Leur opposition est faite de prudence. Ces tendances n’avaient pas disparu avec la guerre. Elles avaient été estompées par les victoires de Hitler, qui accroissaient sa puissance et l’autorité du régime. Vinrent les défaites, vint Stalingrad. Les opposants se concertèrent. Laborieusement, une conjuration se noua, dans laquelle était impliqués, à des degrés divers, bon nombre de généraux et d’hommes politiques. Mais la volonté d’écarter Hitler et de le remplacer par une dictature militaire allait, selon les conjurés, de la fermeté à la mollesse. Ce qui frappe dans ce complot du 20 juillet, c’est l’absence de direction, les tergiversations des conjurés les plus haut placés, leurs scrupules à renverser le régime hitlérien et leur hésitation à risquer leur vie et leur charge, que leurs atermoiements, précisément, leur firent perdre. » Étant installé dans des temps plutôt tranquilles, je ne me permettrai pas de juger du courage de ces officiers ; mais il est certain qu’une direction (politique) manquait et que les tergiversations se succédaient. Karl Friedrich Goerderler, l’ex-bourgmestre de Leipzig, était le politique de la conspiration, mais il était surveillé par la Gestapo depuis le début des années 1930. Il avait en effet manifesté son opposition au N.S.D.A.P. dès 1931 et il continuera. Son action la plus retentissante (qui ne doit pas en faire oublier d’autres, en faveur de Juifs de Leipzig) : sa démission en tant que bourgmestre suite à la destruction du monument au compositeur Felix Mendelssohn par les nazis.

 

Karl Friedrich Goerdeler (1884-1945)

 

Que Zara Steiner n’ait pas apprécié les orientations politiques (plutôt diffuses) des conspirateurs et les intentions qu’elle leur prêtait, à tort ou à raison, la regarde ; mais qu’elle ait jugé Hitler préférable demande des explications.

Le Pr. Karl Dietrich Bracher a évoqué la Tragédie du 20 juillet 1944, et comme le fait remarquer Donald Cameron Watt, c’est le propre de la tragédie classique que le héros soit trahi par ses propres imperfections. Tous ces hommes et toutes ces femmes d’une stature hors norme (une longue liste dont le grand public ne connaît que quelques noms, voire un seul nom : Claus von Stauffenberg), assassinés par les nazis (lorsqu’ils ne se sont pas suicidés) sont des représentants du caractère tragique. Donald Cameron Watt : « Parler de leurs erreurs et de leurs illusions, analyser la divergence entre leur vision du monde et la réalité n’est pas chercher à rabaisser leur haute figure. » Hamlet a été victime de ses indécisions, Antigone a été victime de principes qu’elle plaçait au-dessus de sa propre vie… Mais ces considérations sur le caractère tragique de ces individus par ailleurs fort différents ne touchent probablement pas Zara Steiner, une universitaire comme on en produit en série.

Certes, on peut émettre des objections quant aux intentions (je le répète, plutôt diffuses) des conjurés. Ils n’avaient pas en tête, pour la plupart, d’établir un régime démocratique, mais un régime autoritaire appuyé par l’armée. Mais nombre d’entre eux devaient (tout au moins je le suppose) envisager ce régime comme transitoire, l’armée étant supposée aider le pays à sortir du chaos et à freiner avec l’aide des Anglo-Saxons l’appétit de Staline. Ces hommes étaient des conservateurs, des anti-communistes ; était-ce un crime, surtout à l’heure où le communisme se résumait à Staline ? Allen W. Dulles nota dans un rapport : « Les hommes qui projettent le putsch sont de tendance plutôt conservatrice, disposés toutefois à travailler avec tous les éléments de gauche, à l’exception des communistes. » Mais les conjurés ne partageaient par tous les mêmes idées, je le répète. L’aile gauche du complot était disposée à collaborer avec les communistes allemands et à traiter avec l’U.R.S.S. (parmi les membres de cette tendance : le général Kurt von Hammerstein, le dernier ambassadeur du IIIe Reich en U.R.S.S., Friedrich-Werner von der Schulenburg, le social-démocrate Adolf Reichwein). Il est vrai que c’est l’aile droite de cette conjuration qui a eu le rôle prépondérant (parmi les membres de cette tendance : outre Carl von Stauffenberg, l’amiral Wilhelm Canaris, le feldmarschall Erwin von Witzleben, le général Ludwig Beck). Zara Steiner en fut-elle contrariée ? Elle qui préférait Hitler à ces hommes a donc dû apprécier le travail de Roland Freisler, président du Volksgerichtshof, ex-commissaire bolcheviste qui prenait plaisir à humilier les accusés, à insulter par exemple le feldmarschall Erwin von Witzleben en le traitant de vieux cochon parce qu’il était obligé de retenir son pantalon dont on avait ôté les boutons et les bretelles. Ci-joint, le feldmarschall Erwin von Witzleben devant Roland Freisler, suite à l’échec de l’attentat du 20 juillet 1944 :

https://www.youtube.com/watch?v=T08EHwQw1hs

 

Erwin von Witzleben (1881-1944)

 

Ainsi que l’écrit l’historien anglais John Wheeler-Bennet : « Il est certain que la conjuration n’était pas pour l’essentiel un mouvement démocratique » ; mais comment est-il possible de préférer les nazis ? Vous écrivez : « En somme, elle pensait (Zara Steiner) que s’ils avaient réussi ç’aurait été presque pire ». J’espère que vous ne forcez pas la note car j’aime les références précises. Mais à bien y penser, je ne suis pas vraiment étonné par cette attitude de mijaurée qui est bien celle de son époux lorsqu’il est question du sionisme. Monsieur se veut suprêmement élégant et, à cet effet, il ne peut s’empêcher de faire la chochotte. Je ne force pas la note.

Dans le deuxième volume de « Histoire de l’Allemagne contemporaine » qui couvre la période 1933-1962, Gilbert Badia fait des remarques intéressantes. Je le cite car, sans accepter tout ce qu’il dit, je reconnais à ce communiste une certaine capacité d’empathie. Il n’assène pas le catéchisme et n’est pas sujet à ces réflexes pavloviens comme tant de communistes. Il s’agit d’une hypothèse qui mérite que l’on s’y arrête. Gilbert Badia écrit au sujet de la bourgeoisie allemande et de son non-engagement : « Quand il apparut que la catastrophe était inévitable, ne valait-il pas mieux laisser en place l’équipe qu’on rendrait responsable de tout ? Désigner à la vindicte internationale les futurs accusés de Nuremberg, pour mieux épargner Schacht et Mannesmann, Thyssen, Abs ou même Krupp ? Laisser en place les cadres de la bourgeoisie, garder intactes les structures de l’économie, n’était-ce pas l’essentiel ? Et comment y réussir mieux qu’en sacrifiant les « coupables », qu’on chargerait de tous les crimes d’autant plus aisément qu’ils avaient effectivement tenu le devant de la scène depuis 1933. » Et en note on peut lire, autre hypothèse non moins intéressante : « Une autre considération a pu jouer. Une fraction de la bourgeoisie allemande a pensé sans doute que le Reich réussirait, au dernier moment et s’il n’était pas d’autre solution possible, à diviser les Alliés et à obtenir, à l’Ouest par exemple, une paix blanche. A d’autres membres de cette bourgeoisie, un renversement de Hitler a pu apparaître trop dangereux, parce qu’on ne savait quelles forces cachées l’opération risquait de libérer. C’est ce qui explique les hésitations de la bourgeoisie et la manifestation, en son sein, de tendances opposées, voire contradictoires. »

 

Vous m’avez devancé. Mais si je vous avais écrit en premier, je vous aurais fait remarquer que les gens du groupe de Kreisau n’étaient pas très représentatifs de l’aristocratie allemande.

Je n’ai jamais dit que le cercle de Kreisau était représentatif de l’aristocratie allemande. Ses membres étaient fort divers, rien à voir avec une sorte de Jockey Club. Mais tous étaient animés par une horreur radicale du nazisme ; à partir de là… Mais n’oublions tout de même pas que le cercle de Kreisau a été fondé en 1938 par Hetmuth James von Moltke et Peter York von Wartenburg ; pour le reste…

 

On pourrait se référer à la distinction de Hannah Arendt entre l’éthique de la responsabilité et l’éthique de la conviction. Si on déclenche une opération de ce genre, c’est l’éthique de responsabilité qui doit primer et elle exige que l’opération ait une chance de succès et une utilité. S’il ne s’agit que de porter un témoignage, comme cela semble avoir été la motivation de Henning von Tresckow, c’est irresponsable.

Ce que vous dites à ce propos mérite réflexion. Mais pour être bref, j’ai une estime assez limitée pour cette femme qui a certes tenu des propos fort pertinents mais qui a aussi donné dans l’ânerie et les ragots. J’ai fait part de certaines de mes réticences envers madame, il y a quelques années, dans les deux articles mis en lien ci-joint (je suis navré de me citer une fois encore) et intitulés « En relisant Hannah Arendt » :

https://zakhor-online.com/?p=4025

https://zakhor-online.com/?p=22

Olivier Ypsilantis

22 thoughts on “Quelques mots au sujet de la Résistance de l’aristocratie allemande au nazisme (suite)”

  1. Merci pour ces longs développements qui ont l’air très intéressants. Je n’ai pas encore eu le temps de tout lire car il est tard. Je vous lirai attentivement ces prochains jours.

    L’article de Zara Steiner, hélas, je n’en connais pas la référence exacte. Si vous la trouvez je vous serais reconnaissant de me l’indiquer. Je pense qu’on pourrait retrouver cet article dans le numéro du Financial Times du 21 juillet 1994, car c’était à l’occasion du cinquantenaire de l’événement.

    Je suis sûr que c’était dans le Financual Times car cet article est resté gravé dans ma mémoire. J’aimerais bien le relire.

    Concernant George Steiner, dont j’ai suivi les cours à l’université de Genève, il était très brillant mais pas très sympathique. Je le trouvais très intéressant mais je n’ai aucune affinité particulière avec ses idées, ni politiques ni littéraires. Je sais qu’il a mauvaise presse parmi ses coreligionaires et qu’il est souvent considéré comme un juif antisémite, ce qu’il était un peu en effet. Il reproduisait avec un certain plaisir masochiste à mon avis, les stéréotypes sur les Juifs qui avaient cours dans la société viennoise de son enfance.

    Si vous voulez vous documenter à son sujet vous trouverez des heures d’interview de lui sur le site de la télévision suisse romande.

  2. https://www.rts.ch/archives/recherche/?q=George+Steiner+

    Voilà, si ça vous intéresse. Il y a 10 entretiens d’environ 25 minutes chacun. De quoi se régaler si on aime George Steiner, juif diaspora wue tres cultivé assez anti sioniste et ayant pas mal la haine de soi. Ce qui est frappant c’est son élocution et son accent typiquement autrichien et distingué qui fait beaucoup penser à celui d’Othon de Habsbourg.

    Je ne connais pas bien sa femme. Elle est très célèbre comme spécialiste de l’histoire diplomatique. Ca vaudrait la peine de lire ses livres. Je pense qu’elle détestait instinctivement les aristocratiques officiers du 21 juillet 1944 car elle pensait que le pire qui aurait pu arriver aurait été une Allemagne pas complétement vaincue, qui s’en sorte et obtienne une paix honorable grâce à un gouvernement de monarchistes réactionnaires. Elle préférait certainement que la guerre continue, avec Hitler, bis zum bitteren Ende, c’est à dire la capitulation sans condition et une Allemagne rasée et en cendres qui subirait ensuite une violente Umerziehung, ce qui s’est produit. De ce point de vue, je pense vraiment qu’on peut dire qu’elle préférait Hitler à ces conspirateurs. Elle voulait leur échec à tout prix, donc, de fait, elle leur préférait Hitler. Je ne force pas le trait.

    C’est de lire l’analyse de Zara Steiner, dont je pense que sa vision est celle qui prévalait dans le pouvoir anglo-américain pendant la guerre, qui m’a fait comprendre que la tentative du 21 juillet 1944 était utterly foolish.

  3. Excusez la faute de frappe. George Steiner était un juif diasporique, non pas diaspora we. C’est mon correcteur orthographique qui fait des siennes. Il était diasporique, très critique vers Israel, comme un Ronny Brauman.

  4. Je vais lire vos articles sur Hanna Arendt. Elle est considérée comme un grand génie, mais moi non plus elle ne m’est pas très sympathique. Elle a ceci de commun avec George Steiner et beaucoup de ces Juifs profondément imbibés de culture allemande et de l’ambiance allemande intellectuelle d’avant la guerre, qu’elle avait en quelque sorte intériorisé la manière de considérer les Juifs, avec condescendance, et de parler des Juifs, qui était habituelle en Allemagne à l’époque. Et elle reproduisait cette manière de voir et de parler. C’est à dire que le langage de des gens-là, même quand ils sont juifs, charrie, peut-être involontairement, beaucoup de stéréotypes qui ont l’air antisémites. On ne sait pas ci c’est de l’autodérision de leur part, ou simplement une trace de leur éducation. C’est ce qui cree un sentiment étrange et désagréable, choquant, pour les Juifs non allemands ou d’une autre génération quand ils entendent ce genre de Juifs allemands parler des Juifs. Je pense qu’on ne doit pas reprocher celà à Hanna Arendt.

    Il ne faut pas oublier qu’elle avait perdu sa virginité dans le lit de son professeur vénéré Martin Heidegger (qui couchait aussi avec beaucoup d’autres étudiantes). À mon avis elle est restée amoureuse de lui toute sa vie et cela explique qu’elle l’ait toujours défendu après la guerre, alors qu’elle ne pouvait pas ignorer qu’il était complètement nazi et antisémite. Ceci nous dit beaucoup de choses sur ce que pouvait être l’ambiance de cette vie universitaire allemande ou les étudiantes juives côtoyaient leurs camarades ‘aryens’ antisémites, et sympathisaient même avec eux, ainsi qu’avec les professeurs jusqu’au point de coucher avec eux.

    1. Ce que vous dites de Hannah Arendt rejoint certaines de mes impressions. On est l’amante d’un homme très ambigu vis-à-vis du nazisme et on s’épuise à effacer « la faute » en laissant entendre que les Juifs ont été les victimes d’un Juif : Madame Arendt nous dit que Reinhart Heydrich était d’origine juive, forte d’un ragot (voir le Juif Süss) que je rapporte dans l’un des articles mis en lien.
      Georges Steiner n’est pas inintéressant dans ses analyses littéraires. Quant à ses minauderies au sujet du sionisme et d’Israël, je juge qu’elles relèvent de l’afféterie. Rien de bien pertinent, pas plus pertinent que Maxime Rodinson sur le même sujet. Quant à la mère Steiner, je n’ai pas envie de la lire, surtout depuis que j’ai vu sa gueule. Voilà qui est clair.

  5. La défense et illustration du nazi Heidegger par Arendt après 1945 et en fait à partir de la publication de la “lettre sur l’humanisme” dont elle admire la violence à l’égard de la tradition (philosophique) occidentale et qu’elle fait sienne, va bien plus loin que son histoire amoureuse d’étudiante qui en réalité n’a pas duré longtemps et dont rien ne nous dit qu’elle était resté “amoureuse” de Heidegger.
    Non, c’est intellectuellement qu’elle défend Heidegger en adoptant sa pensée et au-delà qu’elle défend aussi “la philosophie allemande” dont elle disait venir en allant jusqu’à minimiser son antijudaïsme meurtrier depuis le 19è siècle que pourtant Arendt avait reconnu en elle avant-guerre…

    A lire cet article important pour ceux qui veulent savoir où en est le débat sur Heidegger et Arendt :
    L’acharnement apologétique : Arendt au secours de Heidegger. Note critique sur Emmanuel Faye (2016). Arendt et Heidegger. Extermination nazie et destruction de la pensée. Paris, Albin Michel
    https://www.biens-symboliques.net/151

    ps : j’ajoute pour ma part que je trouve la pensée de Arendt très surcotée, comme celle de Heidegger, et le fait qu’elle soit devenue une véritable icône avec une apologétique hollywoodienne sur sa vie (cas unique) me conforte plus encore dans cette idée… Est-ce dû au fait qu’elle était une femme (rare au haut niveau de la pensée politique tous siècles confondus) et de plus juive ?

    1. André et Tachles. J’ai lu avec intérêt vos interventions qui l’une et l’autre mériteraient de longs développements. Mais j’en reviens à ce « détail » : pourquoi Hannah Arendt a-t-elle déclaré avec une telle légèreté que Reinhardt Heydrich était juif ? Elle n’ignorait pas ce que supposait ce ragot, elle ne pouvait l’ignorer, un ragot balancé l’air de rien dans l’un de ses écrits majeurs, un ragot dont personne ne semble mesurer la gravité et, surtout, le pourquoi… Or, en toute modestie (je ne suis pas un spécialiste d’Hannah Arendt que j’ai beaucoup lue mais en simple amateur), il me semble qu’il y a là une faille à explorer…

      1. Bonjour Olivier,

        Je partage pleinement votre question et effectivement c’est une chose tue chez les thuriféraires de Arendt alors que ça en dit long sur son état d’esprit.
        Pour ma part je pense qu’est ressorti ce que nombre de juifs allemands (intellectuels surtout) avant guerre ressentaient et voulaient de toute leur âme : n’avoir pas été juif, en aucune façon (même par un simple nom germanisé) mais uniquement allemand et entièrement allemand. Et cela pouvait déboucher souvent sur une véritable détestation (“haine de soi juive” écrivain Théodor Lessing) envers les autres juifs, même masquée.
        Ajoutons que dans le cas d’Arendt c’était peut-être aussi une façon (dégueulasse, le mot n’est pas trop fort) de dédouaner les intellectuels allemands, autrement dit l’université allemande, la pensée allemande à laquelle elle se rattachait exclusivement (et rien du judaïsme). Il fallait la sauver à tout prix du risque d’anathème qui pesait sur elle après 1945, vu où elle avait mené. Pour elle cela semblait plus important que tout, plus important même que de rendre justice au peuple juif.

        Bien cordialement, en espérant que vous vous portez bien.

  6. L’article cité par André est intéressant et très dense. Il faudrait sans doute le relire plusieurs fois car il aborde de multiples aspects.

    A mon avis c’est un article à charge qui passe à côté de certaines nuances.

    Bien sûr, c’était une simplification facile de rappeler le lien charnel qui a existé entre Heidegger et la très jeune Hannah Arendt. Et pourtant, quand on lit que dans les années 50 elle lui écrivait encore en le tutoyant, il est impossible de ne pas se dire que dans son adhésion intellectuelle, profonde, à la pensée de son maître, entrait un fort élément affectif.

    Il est aussi intéressant de noter que Günter Anders, son mari, était lui aussi un disciple de Heidegger et avait aussi été marqué par sa pensée. Ca ne l’a pas empêché de devenir plus tard un penseur de gauche proche de la fameuse école de Francfort et des idées de 68.

    Personnellement, je ne suis ni un philosophe, ni un spécialiste de Heidegger et de Hannah Arendt. Je me garderais donc bien de trancher dans ce débat, me contenant de penser que les intellectuels français ne comprennent rien à l’Allemagne. Ils sont trop mal à l’aise avec la langue allemande, qu’ils ne connaissent pas ou alors de manière livresque. Il n’y a qu’à écouter les conférences de ce dénommé Johann Chapoutot qui passe actuellement (en France) pour un grand connaisseur du nazisme. Quand il cite laborieusement une phrase en allemand c’est comique, et on sent qu’il n’a pas, mais alors vraiment pas, le niveau, même s’il a travaillé dur. En France, ça passe, mais cela montre que la France est devenue très provinciale intellectuellement. Je ne sais pas si le même constat s’applique aussi à Emmanuel Faye que je n’ai pas lu. Mais même si Heidegger et Arendt sont surcotés (ils le sont peut-être) au fond la vraie question est celle de l’Allemagne et de la pensée allemande.

    Le nazisme avait fait une sorte de synthèse grossière de beaucoup d’idées qui traînaient dans l’idéologie allemande. Mais les crimes du nazisme et la médiocrité de sa synthèse idéologique, n’empêcheront jamais que la pensée allemande, comme la musique allemande, reste un continent immense qui conserve son pouvoir d’attraction. Dans cet univers il y a le nazisme, qui s’en nourrit, mais la pensée allemande le dépasse infiniment. Il est pourtant difficile de faire le départ entre les deux, car entre les deux existent, naturellement, toutes sortes de relations, incestueuses ou pas. Le nazisme faisait bel et bien partie de l’Allemagne.

    Ainsi quand Robert Brasillach écrivait en 1944 : « J’ai contracté une liaison avec le génie allemand ; je ne l’oublierai jamais. Qu’on le veuille ou non, nous aurons cohabité ensemble. Les Français de quelque réflexion, durant ces années, auront plus ou moins couché avec l’Allemagne, non sans querelle, et le souvenir leur en restera doux » cela fait frémir beaucoup de gens, surtout s’ils sont juifs, car il s’agit de Brasillach, qui avait été en contact surtout avec des Allemands nazis. Pourtant il dit quelque chose de vrai. Il avait couché avec l’Allemagne. Et beaucoup de gens de sa génération de même. Drieu La Rochelle, et tant d’autres. Même des gens aussi différents que Raymond Aron, de Gaulle, François Mitterrand, avaient chacun à leur manière couché avec l’Allemagne.

    Je ne sais pas si Hannah Arendt est une grande philosophe ou pas, mais une chose est sûre, c’est qu’elle n’avait pas seulement couché avec Heidegger, elle avait d’abord couché avec l’Allemagne, avec la pensée allemande. Et si elle a couché avec Heidegger, à mon avis, en tant que juive, c’était encore pour elle une manière de coucher avec l’Allemagne, car Heidegger devait l’impressionner en tant que représentant, à ses yeux, de la grande pensée allemande. On sous-estimé l’attachement passionnel des intellectuels juifs allemands envers l’Allemagne, dont ils étaient profondément imprégnés de la culture.

    Vladimir Jankélévitch a exprimé son horreur pour “cette culture” allemande, et on le comprend à cause de ce qu’il a pu endurer comme Juif sous l’occupation. Mais il n’était pas allemand. Hannah Arendt, elle, était une Juive allemande, ou tout simplement une Allemande. Elle avait tété la culture allemande avec le lait maternel. Je crois que c’est ce qui la rend désagréable à André, qui est plus proche de Jankélévitch que d’elle et qui ne la comprend pas, pour cette raison.

    La diabolisation de toute chose allemande ne pourra pas durer éternellement. Même Jean-Yves Camus a reconnu que cette diabolisation avait été exagérée et que le poids de culpabilité qu’on avait fait peser sur les épaules des Allemands était trop lourd. On s’inquiète beaucoup du retour d’une “extrême” droite allemande. Mais les Allemands sont un grand peuple, comme disait de Gaulle, et tout grand peuple a le droit d’avoir une extrême droite et une extrême gauche à soi. Donc, dans les années à venir on verra beaucoup de choses resurgir, qui mettront très mal à l’aise ceux qui pensent comme Daniel Goldhagen.

    Heidegger et Arendt seront peut-être réévalués à la baisse mais avec ou sans eux, l’Allemagne reviendra avec tout son héritage, y compris la part hostile au judaïsme qui fait partie de sa culture tout comme elle fait partie de la culture française,

    1. Peut-être. Mais le problème est que cette hostilité au judaïsme n’avait plus grand chose à voir avec le judaïsme en tant que tel (religion, pensée) mais seulement avec le meurtre d’hommes, de femmes et d’enfants.

      Heidegger refusait à Husserl la possibilité d’avoir accès à la pensée allemande alors qu’il n’y a absolument rien de “judaïque” dans son œuvre et qu’il était converti au protestantisme, et Jünger déclarait que le juif le plus dangereux était le juif assimilé, le juif invisible…

      1. Cher André, vos hypothèses au sujet de Hannah Arendt sont intéressantes. Mais peut-être y a-t-il quelque chose de plus terrible encore. Je ne sais.
        Concernant votre allusion à Ernst Jünger, il est vrai qu’il a tenu dans l’entre-deux-guerres, et très occasionnellement, quelques (rares) propos ambigus envers les Juifs, une attitude qui avait un peu à voir avec son rejet de la République de Weimar. Mais dès le début, il a senti quelque chose de redoutable chez les nazis avec leur antisémitisme. Il a pris ses distances envers eux alors qu’ils le sollicitaient. Il a démissionné de l’association des anciens de son régiment parce que les Juifs en étaient expulsés. Il saluait les Juifs porteurs de l’étoile jaune dans Paris alors qu’un Allemand ne devait pas les saluer. Il les saluait militairement, la main à la casquette (voir l’histoire du docteur Georges Sée). Ses actions au cours de la guerre restent un sujet d’étude ; mais il est certain qu’il a sauvé autant qu’il l’a pu des Résistants et des Juifs. Et il faut lire ses « Notes du Caucase », ses réflexions au sujet de l’Ancien Testament dont il était devenu un grand lecteur au cours de la Deuxième Guerre mondiale.
        Mais dans tous les cas vous avez raison de pointer certaines des ambiguïtés d’Ernst Jünger dans l’entre-deux-guerres, alors qu’il sympathisait avec des groupes hyper-nationalistes.
        L’attitude des Juifs allemands (et bien avant le nazisme) a elle aussi été ambiguë envers les Juifs d’Europe centrale, avec des sentiments qui aujourd’hui choquent. Salomon Maïmon, et c’est l’une de ses grandeurs, s’est efforcé de défendre ces Juifs orientaux et de les revaloriser aux yeux Juifs allemands.
        Prenez soin de vous. Mes amitiés à votre famille et dans tous les cas : Vive Israël !

  7. @Ypsilantis et André.

    Je ne savais pas que Hannah Arendt avait diffusé cette théorie des origines juives de Heydrich.

    Je crois qu’André voit juste quand il parle de ces Juifs allemands (comme Hannah Arendt), qui voulaient à tout prix ne pas être juifs, mais seulement allemands. C’est ce qui a amené certains (comme Hannah Arendt mais d’autres aussi) à vouloir passionnément “dédouaner”, en effet, l’Allemagne et la culture allemande qu’ils aimaient si profondément. Ils ne pouvaient tout simplement pas faire le deuil de leur patrie: l’Allemagne. Car l’Allemagne était bel et bien leur patrie, même si sous le pouvoir des nazis, cette patrie les avait trahis.

    Je ne suis pas juif et donc à mes yeux, la tentative de ces Juifs comme Hannah Arendt de dédouaner l’Allemagne me semble méritoire et digne d’éloge. Je note en passant que c’est un excellent contre argument à l’accusation des antisémites qui disent que les Juifs restent toujours des étrangers dans n’importe quel pays. C’est faux, et la preuve en est que Hannah Arendt était vraiment, sincèrement allemande.

    Mais en même temps je peux comprendre le ressentiment d’André, car lui n’est pas allemand. Donc il n’accepte pas qu’une Juive allemande comme Hannah Arendt reste fidèle à l’Allemagne, qu’elle ne pouvait se résoudre à haïr, même après tout ce qui s’était passé pendant la guerre.

    C’est bien ce que j’ai tenté d’expliquer en faisant allusion à Vladimir Jankélévitch. Il avait dit son horreur de l’Allemagne et de la culture allemande. Mais il n’était pas allemand. C’est toute la différence avec Hannah Arendt.

    Enfin, M. Ypsilantis vous avez piqué ma curiosité avec cette histoire de Hannah Arendt qui pensait que Heydrich etait d’origine juive. J’ai donc étudié la question et j’ai fait des découvertes intéressantes. Seulement voilà, j’hésite fortement à vous communiquer le resultat de mes recherches. Car je crains que vous ne soyez extrêmement déçu, ainsi qu’André d’ailleurs, en apprenant à quelle conclusion la recherche historique allemande la plus incontestable est arrivée sur ce point. Et je précise qu’il s’agit de recherche sérieuse, ne provenant absolument pas de milieux révisionnistes, tout au contraire.

    1. Je ne vais pas vous empêcher de nous faire part de vos informations à partir de « la recherche allemande la plus incontestable ». Mais il faudra que vous commenciez par m’expliquer en quoi cette recherche est la plus incontestable.
      Je tiens toutefois à vous préciser ce qui suit. Je ne traque pas l’origine juive (réelle ou supposée) de tel ou tel dirigeant nazi. Le sujet ne m’intéresse guère. Et en toute modestie, le livre de Bryan M. Rigg, « Hitler’s Jewish Soldiers » (qui manque de rigueur sur bien des sujets tout en apportant d’intéressantes précisions) ne m’a pas appris grand-chose. Et je n’aimerais pas que vous me serviez du réchauffé. Simplement, et j’en reviens à Fraülein Arendt qui écrit : « Des principaux criminels de guerre, deux seulement se repentirent avant de mourir : Heydrich, pendant les neuf jours qu’il lui fallut pour mourir des blessures infligées par les patriotes tchèques, et Hans Frank, dans sa cellule de condamné à mort à Nuremberg. C’est une constatation désagréable, car on ne peut s’empêcher de penser qu’à la fin, Heydrich ne s’est pas repenti d’avoir tué mais d’avoir trahi son propre peuple ». J’aimerais donc savoir sur quelle base documentaire Fraülein Arendt s’appuie pour déclarer : « C’est une constatation désagréable, car on ne peut s’empêcher de penser qu’à la fin, Heydrich ne s’est pas repenti d’avoir tué mais d’avoir trahi son propre peuple ». Je vous écoute donc.

  8. L’Institut für Zeitgeschichte à Munich est-il une référence suffisamment sérieuse pour vous?

    https://www.ifz-muenchen.de

    On ne sait pas pourquoi Hannah Arendt a affirmé que Heydrich était juif, ou demi-juif. Mais c’est un bruit qui a beaucoup couru et qui a même fait passablement de tort à l’intéressé dans sa carrière.

    Sa grand-mère Wilhelmine Ernestine, née Lindner, avait épousé en deuxième noce un certain Gustave Robert Süss et on l’appelait donc Mme Süss-Heydrich, un patronyme juif typique selon les nazis. Pourtant ce monsieur Süss était de confession évangélique-luthérienne. Quoi qu’il en soit, Heydrich s’est évertué à prouver que son père, Bruno Heydrich, était issu du premier mariage de sa mère.

    Cependant Himmler semble avoir longtemps cru sincèrement que Heydrich avait “den Juden in sich überwunden” (surmonté le Juif en lui). Il devait bien avoir des raisons pour cela. Il aurait parlé au fameux Dr Felix Kersten, son masseur, de la “makelhaften Abstammung” de Heydrich. Hitler a cru lui aussi à cette origine juive, mais il n’en avait pas moins une opinion très favorable de Heydrich, dont il a poussé la carrière. Voici comment il s’en expliquait. C’est d’un cynisme confondant:

    Dans une conversation rapportée par Himmler, Hitler aurait dit qu’à son avis “Heydrich serait un homme très doué mais aussi très dangereux, dont les talents devraient être conservés au mouvement […] Il nous serait éternellement reconnaissant si nous le gardions et ne l’excluions pas [sous-entendu à cause de ses origines] et il obéirait aveuglément”. (“Heydrich sei ein hochbegabter aber auch sehr gefährlicher Mensch, dessen Gaben man der Bewegung erhalten müsse […] Er werde uns ewig dankbar sein, dass wir ihn behalten, und nicht ausgestossen hätten, und werde blindlings gehorchen”). *

    Ce calcul psychologique semble avoir assez bien fonctionné.

    Dans un résumé généalogique publié par le parti nazi en 1932, il manquait la grand-mère maternelle de Reinhard Heydrich. On peut se demander pourquoi. Heydrich, une fois au pouvoir, a dû se défendre contre des allégations au sujet de son ascendance juive. Il a fait des procès qu’il a gagnés, l’accusation n’ayant pas pu fournir les preuves de ses dires. Mais Heydrich avait chargé un de ses collaborateurs de dérober par effraction les documents et registres le concernant à Halle. Peut-être s’agissait-il des documents que Heinz-Siegfried Heydrich avait un jour trouvés dans le coffre de son frère, ce qui semble l’avoir bouleversé.

    L’amiral Canaris de son côté s’était assuré de pièces prouvant que le certificat d’aryanité de Heydrich avait été falsifié. Il gardait précieusement ce dossier dans un coffre, probablement comme moyen de pression car il devait défendre sa position de chef des services secrets contre Heydrich qui était pour lui un dangereux rival.

    Bref, Heydrich a pu faire une carrière fulgurante, qui l’a mené au sommet de la SS et du Reichssicherheithauptamt, avec l’appui de Himmler et Hitler lui-même, alors que ces deux personnages et la plupart des pontes du régime le croyaient juif.

    Bref, il est vraisemblable que Hannah Arendt a cru sincèrement à cette histoire des origines juives de Heydrich, puis qu’apparemment tous les gens qui comptaient dans le IIIe Reich y croyaient comme elle. Cela lui paraissait une évidence.

    Elle n’a d’ailleurs, et de loin, pas été la seule à affirmer que Reinhard Heydrich avait des ascendances juives. La liste est longue de ceux qui l’ont affirmé, souvent avec des documents à l’appui. Il n’est donc pas impossible que cela ait été vrai.

    Pour ne citer que quelques uns de ceux qui pensaient comme Hannah Arendt et qui l’ont écrit dans leurs mémoires ou dans des ouvrages historiques qu’ils ont écrits, mentionnons Eugen Kogon (qui était juif comme Hannah Arendt), Ulrich von Hassell, Hjalmar Schacht, Erich Kordt. Aucun de ceux-là n’était nazi.

    Vous pouvez lire ici une note publiée en 2000 par l’Institut für Zeitgeschichte à Munich (IFZ), c’est à dire la référence allemande la plus officielle et incontestée en matière de mémoire de la Shoah. J’y ai puisé les éléments ci-dessus.

    https://www.ifz-muenchen.de/heftarchiv/2000_2_4_flachowsky.pdf

    Cet article passe en revue toute la documentation et discute la question méticuleusement, pour conclure que l’on ne peut rien exclure au sujet des origines juives ou non de Heydrich. Donc on ne peut pas accuser Hannah Arendt de légèreté. Si elle a affirmé ça, elle avait peut-être des information dignes de foi qui lui faisaient penser que Heydrich était d’ascendance juive. Dommage qu’elle n’ait pas expliqué de quelle source elle tenait la chose.

    On ne peut pas lui reprocher de l’avoir dit, et écrit, car il se pourrait que ce fut vrai, même si ce n’est pas certain. On peut lui reprocher seulement d’avoir été trop péremptoire dans son affirmation et de n’avoir pas laissé de place pour un doute raisonnable. Mais peut-être qu’elle n’avait aucun doute là dessus et que, de bonne foi, elle en était certaine.

    * Cf. Article cité de l’IFZ.

    1. Tachles,
      Je connaissais fort bien la référence que vous m’apportez. Elle est sérieuse (je vous en remercie donc même si), mais n’apporte aucune réponse précise. La question reste donc entière : où Hannah Arendt a-t-elle eu des éléments d’enquête qui lui permettent d’affirmer ce qu’elle affirme ? Une confession de Heydrich au cours de sa longue agonie… J’ai autre hypothèse. Je vais essayer de la formuler dans un article. Ce n’est qu’une hypothèse, j’insiste, en aucun cas une affirmation.

    2. Il ne faut pas oublier l’idée des frères Strasser de faire passer pour Juif (ou d’origine juive) les dirigeants nazis qu’ils voulaient écarter. Heydrich en fit les frais et l’affaire lui collera au dos jusqu’à la fin, les autres dirigeants nazis (à commencer par Himmler) ayant compris qu’ils pouvaient ainsi tenir en laisse le plus dangereux, ambitieux et intelligent de tous : Reinhard Heydrich.

  9. Effectivement le mystère demeure. Malgré tout, après avoir fait cette recherche, parce que vous m’aviez mis la puce à l’oreille, je pense désormais que Hannah Arendt non seulement était de bonne foi, mais disait vrai. On n’aura jamais le fin mot de l’affaire, car les preuves de la judaïté de Heydrich ont probablement été détruites par son frère Heinz-Siegfried. Là encore c’est vous qui me l’aurez appris.

    1. Une fois encore, vous interprétez suivant la pente qui vous arrange. Les frères Strasser ont monté un dossier sans preuve sérieuse, à partir du nom du beau-père, Süss, un nom synonyme de “Juif” grâce à un trop célèbre film. Ils n’ont détruit aucune preuve mais les ont fabriquées ou se sont saisi d’un indice qui n’en était pas un pour échafauder une histoire à leur convenance, histoire d’emmerder (il n’y a pas d’autre mot) un homme qui les inquiétait.Ils ont jugé ce système si efficace qu’ils s’en sont servi contre bien d’autres dirigeants nazis qui tous ont été saisi d’inquiétude. On frise la comédie dans cette tragédie.

  10. Non, je faisais allusion à votre propre texte sur ce blog, dans lequel vous écriviez ceci:

    “J’ai appris il y a quelques années que le jeune frère de Reinhardt Heydrich, Heinz Siegfried, admirateur de Hitler et Obersturmführer dans la SS, s’était mis à aider des Juifs, peu avant les funérailles nationales de son frère, en juin 1942, en fabriquant notamment de faux documents imprimés sur les presses du journal qu’il dirigeait, “Die Panzerfaust”, un journal destiné à la troupe. En novembre 1944, se croyant découvert, il se suicida. Comment expliquer ce changement ? Que contenait donc le paquet qui lui avait été donné peu après la mort de son frère, un paquet retiré d’un coffre-fort du siège de la Gestapo, à Berlin, au 8 Prinz-Albrecht-Straße ? Á en croire sa femme, il s’était enfermé dans une pièce, toute une nuit, pour prendre connaissance de son contenu avant de le détruire ; puis il était tombé dans un profond mutisme, hagard. Avec l’aide de Heinz Siegfried Heydrich nombre de Juifs purent gagner la Suède par le Danemark. Parmi eux, la femme de l’acteur Karl John (1905-1977).”

    Je pense que Heinz-Siegfried avait découvert les documents que son frère Reinhard avait voulu faire disparaître et qui prouvaient son origine juive. Cela pourrait expliquer pourquoi un Obersturmführer SS admirateur d’Hitler s’était mis à sauver des Juifs.

  11. En tous cas je n’en sais rien. Mais tout simplement, je ne crois pas que Hannah Arendt dit dit cela “à la légère”. Je pense qu’elle l’a dit parce qu’elle en était certaine. Et elle en était certaine parce que c’était vrai. Jusqu’à plus ample informé ce sera mon opinion sur cette question. Il y avait beaucoup de crypto-Juifs dans le haut personnel du IIIe Reich. Goebbels ne disait-il pas: “Wer jüdisch ist bestimmen wir” (“c’est nous qui décidons qui est juif”).

    1. “Il y avait beaucoup de crypto-Juifs dans le haut personnel du IIIe Reich.”

      Tout ça pour en arriver là…

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