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A George Steiner : pourquoi j’aime Israël ?

A Nina, pour Hanouka.

 

Je vais être direct. Les ennemis d’Israël ne sont pas mes amis. S’ils ne sont pas juifs, je passe vite : j’ai détaillé chaque article de leur catalogue ; je ne m’y attarderai pas ici. L’antisionisme juif, d’une grande diversité, me pose plus de problèmes. Il sait être surprenant dans son argumentation.

 

George Steiner, né en 1929. 

 

Il y a peu, j’ai relu l’interview de George Steiner publiée dans la revue “Esprit” de décembre 2003. J’ai devant moi la version espagnole de cette interview, publiée dans le   n° 278-279 (juillet/août 2004) de “Revista de Occidente”, la prestigieuse revue fondée en 1923 par José Ortega y Gasset. George Steiner a une réflexion qui atteint comme une claque ; il déclare qu’il ne peut être sioniste car l’État d’Israël (comme tout État, ajouterais-je) fait usage de la violence. Durant deux mille cinq cents ans nous n’avons pas eu le droit de torturer (“no tuvimos derecho a torturar”), déclare-t-il, ce qui constitue selon lui la marque même de l’aristocratie suprême – le “Jockey Club”. Bref, pour ce Juif, le prix à payer afin de défendre l’État d’Israël est trop élevé. Et, fort de son expérience, il recommande l’exil, l’exil qu’il envisage comme une expérience résolument positive, puisqu’il suppose l’apprentissage des langues et la découverte des cultures. Il affirme que s’il devait s’exiler à Oulan Bator, il le ferait avec plaisir en commençant par apprendre le mongol. J’ai décidément de l’affection et de l’admiration pour cet homme à la pensée si élégante. Nous n’avons pas affaire à une pensée de type idéologique (voir Shlomo Sand), engoncée dans des présupposés et bardée d’une dialectique en acier, mais bien à une pensée très intime, légère, mobile et peu soucieuse d’en imposer. Je reconnais par ailleurs que l’exil et le passé diasporique ont contribué pour une bonne part à faire du peuple juif ce qu’il est, à façonner son originalité. Je m’incline devant cette fierté : nous avons plus subi la violence que nous ne l’avons pratiquée, et ce signe nous distingue comme l’aristocratie suprême.

 

Je ne puis toutefois m’empêcher de penser que la fondation d’un État juif – mais c’est “refondation” qu’il me faudrait écrire – amplifie le questionnement, des Juifs sur eux-mêmes et de chacun sur soi-même, sur cette tension permanente entre  jambes et racines (j’y reviendrai) que tout homme porte en lui, à des degrés divers. Les Juifs ont interrogé le monde en tant que peuple, ils l’interrogent à présent non seulement en tant que peuple mais aussi en tant qu’État. George Steiner me rétorquera qu’un peuple est plus digne qu’un État, que les jambes sont plus nobles que les racines, que le mouvement est plus enrichissant que son contraire, etc., etc. Bien sûr, bien sûr. Il n’empêche qu’Israël en tant qu’État pose des questions extrêmement fécondes qui, à leur tour, en engendrent d’autres dans une progression plus volontiers géométrique qu’arithmétique, et c’est bien ainsi. Je suis toujours heureux d’être invité au questionnement – il n’y a pas de plus belle invitation.

 

Votre pensée est terriblement séduisante, Monsieur George Steiner, et elle vous honore. Vous dites par exemple, dans cette interview, que vous appartenez à un petit peuple dont les membres se considèrent comme des invités sur la planète Terre. J’en conviens, c’est bien une marque de noblesse que de se considérer comme des invités car l’invité qui se respecte s’efforce de laisser la maison où il est reçu plus belle qu’il ne l’a trouvée en arrivant. Je ne puis décidément qu’acquiescer à ce que vous dites.

 

Mais j’y pense ! Les Juifs n’ont-ils pas laissé le pays plus beau qu’ils ne l’avaient trouvé en arrivant ? Il est vrai qu’on peut juger le désert plus beau que des terres irriguées et capables de produire les meilleurs produits. Il est vrai qu’on peut préférer le rien au tout. Et je ne donne pas dans l’ironie qui pour l’heure me semble hors de propos.

 

Au moment où j’écris ces mots, une lecture me revient : “Nasser tel qu’on le loue” d’Emmanuel Berl, un homme à la pensée non moins délicieuse que la vôtre. J’y relève ce passage : “L’aspect de cette terre (la terre d’Israël) a beaucoup changé. Beaucoup de jeunes Arabes l’ignorent, beaucoup de vieux Arabes l’oublient ; et même l’étranger qui passe, en la voyant, se dit : “Quelle perte ils ont subie !” Mais si on se réfère aux archives d’un kibboutz tel que celui d’Aïn Harshofeth, on lit : “C’est alors – fin 36 – qu’on nous a octroyé un terrain ici… Ces collines du Juara passaient pour être les plus pauvres du pays. Leur stérilité absolue était considérée comme partie intégrante du paysage… Nos femmes, quand nous leur avons montré les photos de notre futur domaine, ont cru qu’il était recouvert de neige… Les enfants arabes nous saluaient au passage, mais un vieillard installé sur un âne, quand il a compris ce à quoi nous nous attaquions, s’est frappé le front du doigt et s’est écrié : “magnuné !”. Ce qui voulait dire que nous étions de pauvres fous. Aujourd’hui, c’est un parc plein d’arbres et de fleurs. Mais ce n’est pas ce parc qu’on a pris aux Arabes, ni les capitalistes américains qui l’ont créé à coups de dollars”. Et n’étant pas préposé au cadastre moyen-oriental, je ne vais pas discuter de problèmes de bornage qui ne seraient pas si compliqués si la moitié du monde – pour ne pas dire le monde entier – ne venait y fourrer son nez.

 

Permettez-moi de vous dire que les “invités” n’ont pas à rougir de l’état des lieux. Il y a bien sûr encore beaucoup à faire ; mais reconnaissez que les terres cultivées par les Juifs ne valaient pas grand-chose avant leur arrivée. Demander qu’on “les restitue” revient quand même à vouloir considérer comme nul le travail accompli sur elles. “Le sol sur lequel nous voyons aujourd’hui le Lido, appartenait à la famille Brissac avant 1900. Faudrait-il le lui rendre, si c’était une famille arabe ?” demande Emmanuel Berl avec un sourire que nous pouvons supposer mi-figue mi-raisin. Mais je m’égare…

 

Vous dites que le devoir du Juif est d’apprendre à tous à être les invités les uns des autres et qu’apprendre à être les invités les uns des autres, c’est comprendre que la vérité est toujours dans l’exil, qu’elle est transit, mouvement. Vous nous dites qu’il est merveilleux d’avoir deux jambes, que les racines sont bonnes pour les arbres, les arbres que vous aimez. Vous préférez les jambes aux racines, moi aussi. Mais ne soyez pas trop sévère ! Il est beau le questionnement que propose Israël, l’État d’Israël, l’État le plus questionné au monde et, n’hésitons pas à le dire, le plus remis en question par des individus fort divers. Le sionisme (que vous éprouvez comme une tension vers une justice absolue, faite de justice sociale et de pacifisme) a certes perdu de sa pureté initiale en s’exerçant dans la réalité d’un État. Vous faites usage de l’expression : “L’enfer est pavé de bonnes intentions” en l’appliquant au marxisme et au sionisme. Je partage l’indignation qui est la vôtre lorsque vous entendez dire que le marxisme ne pouvait que conduire au goulag. Vous jugez à raison cette affirmation bien trop simple et, au fond, vulgaire.

 

J’apprécie votre sévérité envers la famille, juive en l’occurrence, une  sévérité que je pratique moi-même. Mais je me permets de vous faire remarquer que le sionisme – cette bonne intention – n’a pas édifié un enfer. J’apprécie votre singulière sévérité, je l’apprécie d’autant plus que je connais un peu votre vie. Le nazisme vous a fait quitter votre Vienne natale. Il a fait de vous un Parisien puis un Newyorkais, un vagabond enfin, un vagabond qui ne cessera de remercier ses jambes. Il me semble que vous n’êtes pas de ces Juifs honteux qui sont une calamité pour les Juifs. Nombre d’entre eux en rajoutent pour complaire aux pires des antisémites qui n’en demandent sans doute pas  tant. Ces Juifs cherchent généralement une hypothétique tranquillité en donnant des gages aux antisionistes/antisémites. C’est affreux ! Shlomo Sand est l’un de ces Juifs. Et dans son cas s’ajoute un sens aigu du marketing. Ce titre, “Comment le peuple juif fut inventé”, garantissait à lui seul de belles ventes. Il est certain que s’il avait publié un livre sous le titre : “Comment le peuple palestinien fut inventé”, son succès n’aurait pas été garanti. Je dois dire à sa décharge qu’il n’a pas rechigné à la tâche : il est autrement plus difficile de “prouver” comment le peuple juif fut inventé que de prouver comment le “peuple palestinien” fut inventé, une invention qui tombe sous le sens lorsqu’on s’intéresse à l’histoire de la région. Certes, vous n’êtes pas de ces Juifs honteux, Monsieur George Steiner ; vous êtes plus honnête et d’un autre calibre intellectuel que le propagandiste Shlomo Sand.

 

Vous dites préférer le Juif diasporique au Juif d’Israël, le Juif-jambes au Juif-racines. Il me semble même lire une pointe de dédain, d’aristocratique dédain, dans cette préférence. Je vous comprends. L’exil et un passé diasporique incomparable ont façonné un peuple singulier. Et, de fait, je ne souhaite pas que tous les Juifs se rassemblent en Israël car je ne souhaite pas la disparition d’une diaspora millénaire qui a si intensément participé à la marche du monde. Le monde juif et le monde dans son ensemble perdraient de leur richesse, de leur singularité. Mais j’en reviens à ce que vous dites, Monsieur George Steiner. Ne soyez pas si dédaigneux des racines, d’Israël en tant qu’État ! Le questionnement que suscite ce pays aux frontières toujours contestées est fécond. Il amplifie le questionnement juif au monde. Israël entre aussi dans l’infini questionnement et le questionnement est mobilité – il est jambes. Chez les Juifs même les racines ont des jambes, Monsieur George Steiner !

3 thoughts on “A George Steiner : pourquoi j’aime Israël ?”

  1. Intéressante la vision de Steiner mais pas rare !

    Les juifs-racines et les juifs-jambes sont nécessaires autant les uns que les autres.

    Toutefois, j’estime que courir la planète, les juifs l’ont fait assez longtemps et que les évènements de la seconde guerre mondiale ont renforcé son besoin de se mettre à l’abri et surtout de ne pas ou plus confier sa vie entre les mains des “hôtes”.
    Une envie de vivre pour les juifs serait-elle condamnable ?

    C’est curieux, chez ces intellectuels surtout allemands comme Steiner, il y a une envie de fuir d’une manière ou d’une autre sa judéïté. Car alors, comment comprendre qu’ils n’aient pas intégré un concept juif vieux de plusieurs millénaires sur “le retour à Sion” ?
    Il faudrait pour ces messieurs très teutoniques avant d’être juifs que Jérusalem soit seulement dévolue aux poèmes, à la littérature mais ne rien avoir de concret.
    Mais dis-moi, cher Olive : c’est un concept chrétien ça… pas juif, il me semble !

    Le christianisme s’est tellement banané avec ses croisades qu’il a décidé de se réfugier dans une Jérusalem Céleste. Les juifs, non !
    Steiner est aveuglé comme tous ses compatriotes allemands et autrichiens, par le romantisme absolu qui a débouché sur un génocide des miens.

    Plus tu me fais visiter ces penseurs juifs allemands et plus je hais le romantisme du XIXè siècle qui hanta pourtant ma jeunesse.

    “Jean-Christophe” de Romain Rolland fut un de ces moments de mon adolescence qui me transporta au-delà de tout. Je n’avais pas conscience que ce mouvement allait un jour aboutir à ce qu’a toujours rêvé le christianisme : l’abandon des juifs au profit d’un concept chrétien.

    L’histoire, cette grande pécheresse, ne sert à rien. Qui aurait cru que des millénaires plus tard, les juifs de langue allemande allaient reproduire ce qui s’était produit en Israel au moment de l’hellénisation de sa société ?

    Les similitudes sont troublantes. Réparation de prépuces, culture de l’esthétisme poussée à son paroxysme et oubli de son identité profonde au bénéfice du “romantisme grecque”.

    Pourquoi Steiner ne peut concevoir un état juif ? Des juifs en diaspora il y en a plus qu’en Israel mais la nécessité de prendre soin de son peuple est-il plus répréhensible lorsqu’il s’agit des juifs que les autres nations ?

    Inepte et je dirais même plus : consternant ! Au regard de l’histoire même si la re-naissance d’Israel n’est pas comme le dit très bien Bensoussan une réponse à la Shoah.

    La posture des intellectuels m’a toujours agacé. Tenir des propos pour paraître en conformité avec l’histoire intellectuelle et politique de son temps, n’a jamais donné des garantis de paix et de sérénité. En tout cas, pas pour les juifs.

  2. Merci pour ce magnifique blog.
    Une réponse à Nina: Je partage votre opinion sur le romantisme allemand quoiqu’il faudrait mieux définir ce terme… Il ne correspond en rien au romantisme tel qu’on le conçoit en France.
    En effet, il est difficile de ne pas croire que la vision de Steiner ne soit pas une posture pourtant elle est partagée par de nombreuses personnes. Être juif en diaspora semble devenir un luxe dans le monde dans lequel nous vivons. On ne compte plus les amis qui quittent ou veulent quitter la France incapable de gérer les tensions multi-ethniques, comme on dirait en Amérique. Attention à l’accusation des intellectuels qui comme nous le montre Steiner ici est surtout de ne pas dire ce que l’on attend d’eux. Leur disparition lente mais sûre dans un monde technologique reste la dernière barrière fragile aux extrémismes et ce sont souvent eux qui font les frais en premier des politiques totalitaires. Le sens critique n’empêche pas l’intégrité contrairement à ce que vous semblez dire.

  3. J’ai lu Georges Steiner et j’en suis arrivé un jour à la conclusion que sa réputation était vraiment surfaite. Un simple professeur de littérature au fond et un critique littéraire d’une vacuité totale avec en permanence à la bouche des expressions comme “Le Grand Génie” ou “La Grande Œuvre”, et c’est tout…

    En pensant à lui il me revient ce mot de Nietzsche qui faisait remarquer qu’une personne parlant plusieurs langues donnait l’impression d’être intelligente et cultivée…

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