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Quelques jours espagnols et portugais – 2/2

Marche. L’Arroyo del Chorrito et « El Boquerón », le long de l’Estena, se situent au nord du Parque Nacional de Cabañeros. Cette partie encaissée du parc est bien moins connue que sa partie Sud, la raña. Elle est pourtant plus riche tant du point de vue géologique que végétal, avec notamment cette variété d’arbres mais aussi d’arbustes constituée en partie de végétation atlantique. Les arbres à feuilles caduques resplendissent en automne, et d’autant plus qu’ils se trouvent pris dans des arbres majoritairement à feuilles persistantes. Cet encaissement est exceptionnel pour le géologue – la richesse d’une mémoire –, avec cette stratigraphie d’ensembles lithologiques, témoignages du Cambrien basal et de l’Ordovicien inférieur et moyen. Les ichnofossiles préservés in situ abondent, ce qui permet de les placer avec une relative précision dans l’échelle bio-stratigraphique / ichnologique. Par ailleurs, l’affleurement de la Discordancia Toledánica est l’un des témoignages pré-ordoviciens au niveau européen. Tout en marchant, et avec l’aide d’une connaisseuse, j’interroge une immense mémoire, la stratigraphie et ses inclinaisons diverses qui font jusqu’à la verticale. Des traces du Gondwana sont encore visibles ; et c’est l’un des lieux d’Europe où elles sont les plus visibles. Le Gondwana, ce supercontinent qui a commencé à se fracturer au Jurassique. On m’aide à lire la Discordancia Toledánica, avec ce changement d’orientation des strates, entre le Cambrien et l’Ordovicien.

A peine de retour, un orage, une averse précédée de rafales de vent qui soulèvent des nuages de poussière au-dessus des champs. Une odeur de terre chaude se distille, une odeur qui me fait fermer les yeux pour mieux me souvenir, pour mieux voyager, narines dilatées. A l’odeur de terre chaude se mêle à présent celle du romarin (romero) qui finit par dominer. J’observe les Montes de Toledo que voile l’orage ; et se forme un double arc-en-ciel, le premier d’une intensité que j’ai très rarement pu observer.

Pour Francisco Xavier da Silva Teles, le Portugal présente une autonomie géographique, autonomie qui a influé sur sa formation politique. Aucun des grands géographes portugais n’a suivi la voie qu’il désignait, à commencer par Anselmo Ferraz de Carvalho qui signale que ce n’est pas le relief qui a fixé la frontière entre l’Espagne et le Portugal et que les segments de rios qui délimitent des parties de cette frontière n’expliquent pas grand-chose, mais, surtout, que les principales cordillères portugaises sont le prolongement de cordillères espagnoles et que les principaux cours d’eau portugais prennent leur source en Espagne. Bref, ces doctrines qui s’emploient à différencier ces deux nations à partir d’éléments géomorphologiques s’enivrent d’elles-mêmes et proposent des conclusions savantes mais particulièrement aléatoires.

La doctrine de Camille Vallaux et de Jean Brunhes a des bases plus solides pour expliquer la formation d’un État : soit un espace où à divers degrés se conjuguent des données géographiques en tous genres : configuration régionale, nature du sol, voies de communication, productions, distribution et nature de la vie des hommes. Le Portugal dispose d’une telle matrice. Oliveira Martins et António Sardinha sont ceux qui ont le plus insisté sur la différence psychique entre Portugais et Castillan. Ce que notent ces deux hommes à ce sujet reste pertinent et aisément vérifiable pour celui qui vit entre ces deux pays. António Sardinha : « a inclinação melancólica do Lusitano » ; Olivera Martins : « Há no génio português o que quer que é de vago e fugitivo, que contrasta com a terminante afirmativa do castelhano. »

Jaime Cortesão aborde la question linguistique avec une conviction particulière. Suite à la présence romaine et à son administration qui avait mis en valeur certaines possibilités du territoire, établissant ainsi de solides liens entre ses populations, il estime que vers le milieu du Xe siècle une nationalité portugaise commençait à se distinguer sur le versant occidental (atlantique) de la péninsule ibérique, avec un ample dialecte, le romance românico do occidente. Hâtons-nous de préciser qu’au cours de la période qui a précédé l’indépendance du pays, l’aire linguistique considérée ne correspondait pas à ce qui allait devenir le Portugal. Le romance românico de occidente débordait largement les frontières à venir, tant au Nord qu’à l’Ouest. De l’actuel Portugal seule débordait de cette aire ce qui est aujourd’hui la terre de Miranda, district de Bragance, où est parlée la língua mirandesa à laquelle j’ai consacré un article sur ce blog. Sans se perdre dans les détails, on peut simplement constater qu’en étudiant, par exemple, l’expansion du castellano, et contrairement à ce qu’affirme Jaime Cortesão, c’est la définition politique des États qui a influé sur l’évolution linguistique et non la répartition des dialectes qui a entraîné la formation d’entités politiques. Des spécialistes sont parvenus à la même conclusion, à savoir qu’une certaine culture dépassait amplement les frontières de l’actuel Portugal, couvrant un ensemble géographique et culturel dénommé à juste titre galaico-português.

La doctrine selon laquelle l’expansion du Portugal serait une simple prolongation des trois conventos juridiques romains de l’Occident péninsulaire est difficilement défendable car elle laisse supposer qu’ils se soient maintenus immuables sur six siècles. On sait qu’au cours de ces siècles des entités politiques et ecclésiastiques sont nées et ont évolué sans rapport avec les limites desdits conventos. Voir par exemple le royaume des Suèves et le diocèse de Braga.

Les thèses qui prennent appui sur des impératifs géographique, ethnique, linguistique, culturel et historico-administratif pour expliquer l’émergence de la nation portugaise se trouvent fragilisées à mesure qu’on les étudie. L’explication est plutôt à chercher du côté de la psychologie, de l’unité affective née de l’union à l’heure du danger – a Nação, unidade afectiva qui se transmet de génération en génération. Ainsi, le sentiment national peut-il réunir dans une même Nation des peuples très divers, la Nation étant l’État vivifié par le patriotisme. On peut dater la naissance de ce sentiment vers la seconde moitié du IX siècle, au sud du rio Minho, avec la Reconquista, un sentiment qui prendra vraiment forme au XIIe siècle avec l’émergence d’un État autonome.

Ce sont les réalités politiques qui vont fonder une organisation particulière, le Portugal, et en aucun cas des uniformités de conditions géographiques, ethniques, linguistiques et culturelles. Et Damião Peres expose la création du Portugal (criação de Portugal) dans une suite de cinq chapitres respectivement intitulés : a. La genèse de l’esprit d’autonomie ; b. La différenciation toponymique ; c. La valorisation politique de la région portugaise ; d. La préfiguration de l’État portugais ; e. La conquête de l’autonomie politique et l’éclosion du sentiment national.

13 octobre. Par les baies vitrées de la chambre je détaille la Sierra de Hontanar. Un vallonnement arboré (beaucoup de chênes) avec, par endroits, des prés d’herbe jaunie, lumineux. La ligne de crête, souple, avec par endroits des accumulations rocheuses qui en compliquent le tracé. Ciel voilé qui pourrait être traité au lavis ou au fusain. J’y cherche un graphisme qui, lui, pourrait être traité à la linogravure (ou xylographie).

Visite du Castillo de Malamoneda et de la Necrópolis de Malamoneda (Toledo / Castilla-La Mancha). La fraîcheur de l’averse d’hier. Rochers aux formes douces. Certains m’évoquent des bunkers avec leurs angles arrondis, comme désireux de se fondre dans les courbes du terrain, de ne pas arrêter l’œil. Un imposant fragment de tour XIIIe siècle. L’ensemble est situé au pied de la Sierra del Puerco, à la confluence du río Cedena et de l’arroyo de Malamonedilla. Mais le plus intéressant et émouvant, outre la beauté du paysage, est cette nécropole dont on découvre les sépultures creusées à même les rochers.

Site stratégique. Il suffit d’observer le relief sur 360° pour s’en convaincre. Des traces d’un peuplement préhistorique et probablement continu au cours de la période préromaine, avec sanctuaire. D’époque romaine, des traces épigraphiques (peut-être associées à un monument votif) avec un probable peuplement autour du château, considérant l’abondance de fragments de céramique et de pièces de monnaie. Autre hypothèse, des sépultures d’époque wisigothe aux abords de la tour. La légende évoque le roi Wamba, mais il manque une base documentaire ou archéologique pour lui donner crédit. Même problème avec la période musulmane.

La Necrópolis de Malamoneda, soit près d’une centaine de sépultures, une nécropole peut-être d’origine romaine (la présence de stèle ?), une chronologie se portant jusqu’aux époques médiévales avec tombes creusées à même le granit. Toutes ces sépultures ont été pillées et seules quelques-unes d’entre elles conservent leur dalle. Leurs dimensions varient mais toutes présentent la même forme avec rétrécissement vers les pieds. Je note autour de nombre d’entre elles un léger canal creusé lui aussi dans le granit ; je suppose qu’il servait à éviter que les sépultures ne soient inondées en cas de pluie. Une ferme plutôt récente (abandonnée) a été édifiée au milieu de cette nécropole. De quel niveau de protection bénéficie ce lieu, s’il en bénéficie ?  

Les deux premiers chapitres du livre de Damião Peres rendent compte des tentatives plus ou moins sérieuses et plus ou moins inspirées pour cerner la naissance du Portugal, sa différenciation de l’Espagne alors qu’aucune frontière naturelle ne les sépare, hormis quelques tracés de cours d’eau, des tentatives qui le plus souvent prennent pour prétexte la géographie (Damião Peres refuse catégoriquement le strict déterminisme géographique) ou un lointain passé généralement supposé par absence de tout document, un lointain passé dont on ne saisit qu’un moment (supposé) afin de mieux appuyer un présupposé et présenter des conclusions à l’occasion séduisantes mais toujours hasardeuses.

De l’esprit d’autonomie à la différenciation toponymique. L’émergence de l’esprit d’autonomie pourrait être située entre Alfonso I et Ordonho I, soit plus d’un siècle, avec ce contraste marqué le long de l’Occident péninsulaire entre : d’une part, la région comprise entre la côte Cantabrique et le cours inférieur du Minho, avec une présence chrétienne solidement rétablie ; d’autre part, une région comprise entre le Minho et le Douro, région dans un état de quasi abandon et dont le pouvoir central se désintéresse, contrairement à cette première. Alberto Sampaio dit quelque chose dans ce sens mais d’une manière incomplète. Le germe qui allait donner le Portugal ne correspondait pas à l’ensemble de l’aire du royaume suève – qui couvrait la Galice et une partie du Portugal. Ce n’est qu’après un siècle de désintérêt que le pouvoir central désireux de repousser les Maures s’emploiera à la mettre en valeur, notamment en la repeuplant avec, pour centre, Portucale (voir Terra Portucalense) qui deviendra Porto. Celui qui s’intéresse à la naissance du Portugal doit porter son attention sur cette région la plus septentrionale du pays, entre Minho et Douro. C’est dans cette région qu’est né et que s’est affermi ce que Damião Peres dénomme l’espírito de autonomia.

Dans le chapitre suivant, l’auteur expose des variations toponymiques qui permettent de supposer une certaine évolution. Ainsi de la désignation changeante de Galiza. Portucale (ou Portugale) commença par désigner cette agglomération implantée à l’embouchure du Douro. Au Xe siècle apparaissent des documents où la Galiza est limitée au nord par le Douro.

La valorisation politique de cette région, au sud du Minho, et l’œuvre de reconquête vont être conduites par des membres de puissantes familles. L’affaiblissement du califat de Cordoue et son morcellement en taifas incite le roi Fernando Magno à pousser ses pions sur le côté occidental de la péninsule et avancer jusqu’au Mondego. Le soulèvement du comte Nuno Mendes contre Garcia (l’un des trois fils de Fernando Magno), en janvier 1071, pourrait être envisagé comme un début de volonté d’indépendance portugaise. La menace que représente Almanzor incite presque tous les seigneurs à se placer sous la protection de la région de l’Entre-Douro-e-Minho. La mort de Nuno Mendes ne va pas mettre fin à cette volonté d’indépendance. Voir le chapitre VI (d) que l’auteur conclut en déclarant qu’au-delà de questions subsidiaires, ce qui l’intéresse, et ce pour quoi il se bat depuis presque trente ans, depuis la première édition du présent ouvrage, c’est de montrer que le Portugal est né d’une évolution interne portée par l’esprit d’indépendance des barons (barões portucalences), transmise et amplifiée de génération en génération.  Le 27 novembre 1097, Henrique de Borgonha s’intitule « conde portucalense » et désigne son domaine comme « província portucalense ». Pour la première fois, la différenciation toponymique correspond à la différenciation politique, ce qui laisse préfigurer l’estado português dont naîtra la nação portuguesa et ce qui nous porte au dernier chapitre, le VII, qui se termine sur la bataille de São Mamede à l’issue de laquelle le Portugal sera exclusivement dirigé par des Portugais, à commencer par Afonso Henriques.

Parque de El Retiro. Le plan d’eau (Estanque). L’odeur des marronniers me fait revenir dans des moments de l’enfance, les mois de juillet. Un homme joue de la gaïta. Je m’assieds sur un banc, en face, et l’écoute. Cet instrument me fait vite monter les larmes aux yeux, comme tous les instruments de ce type. J’ai toujours grand plaisir à écouter les musiques des régiments de Highlanders. Une fraîcheur tiède. Le crépuscule dans l’axe d’une allée. La gare d’Atocha et sa serre. Lu sur un banc public un compte-rendu de l’immense incendie du 15/16 février 1941 qui réduisit en cendres quatorze hectares du centre-ville de Santander. L’origine de cet incendie, un court-circuit provoqué par un câble arraché par des rafales de vent soufflant à plus de 200 km/h, une tempête terrifiante prélude à un incendie terrifiant. 

Je retrouve le Terminal 4 de l’aéroport Adolfo-Suárez de Madrid-Barajas de Richard Rogers et Antonio Lamela pour un vol Iberia Madrid-Lisboa. Une fois encore, je m’émerveille devant cette architecture et mets à profit l’attente pour la détailler : cette structure métallique jaune aux colonnes inclinées et ramifiées qui supportent des voûtes aux ondulations amples, elles aussi jaunes avec entre ces parallèles de douces concavités lamellées (des lamelles en bois clair).

Olivier Ypsilantis

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