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Quelques jours espagnols et portugais – 1/2

J’ai choisi dans cet article de mettre en caractères gras les notes prises au cours d’un voyage de quelques jours afin de les différencier de celles prises au cours la lecture du livre qui accompagna ce voyage, « Como nasceu Portugal » de Damião Peres, livre lu dans des autocars, à la terrasse de cafés, dans des chambres d’hôtels, dans un avion enfin. 

 

11 octobre 2019. Départ de la Estação do Oriente, Lisboa, pour Madrid. Je note une fois encore que les architectures de Santiago Calatrava, fort esthétiques, nécessitent des soins particuliers, soit un budget entretien que les autorités préféreraient s’épargner.

Commencé la lecture de « Como nasceu Portugal » de Damião Peres (1889-1976), professeur d’université et auteur d’une monumentale histoire du Portugal. Le présent livre s’articule suivant sept chapitres. Son titre m’a d’emblée attiré, car comment appréhender la naissance d’une nation avec au moins un minimum de précision et d’objectivité ? C’est un sujet dont les idéologies ou, plus simplement, les sensibilités – les subjectivités – ont tôt fait de s’emparer pour assener des réponses. Ainsi, nous dit Damião Peres, jusqu’à la publication en 1846 du premier volume de « História de Portugal » d’Alexandre Herculano, la doctrine admise quant aux origines de la nation portugaise était que le Portugais avait pour ancêtres les compagnons de Viriato, un résistant particulièrement redoutable à l’hégémonie romaine. Alexandre Herculano va donc bousculer une vue bien établie avec sa tese politica, car tout manque pour établir une telle filiation : les limites territoriales (si les Lusitaniens avaient occupé une partie de l’actuel Portugal, ils avaient pareillement occupé la Galice, l’Extrémadure espagnole et l’Andalousie), l’identité de race et la filiation linguistique. Le Portugal est né au XIIe siècle et au Nord, en Galice, pour s’étendre vers le sud. La doctrine exclusivement politique d’Alexandre Herculano va être remise en question par Élisée Reclus dans le premier volume de « Nouvelle géographie universelle » où il propose la géographie (et non plus l’histoire) comme grille de lecture. En 1879, Oliveira Martins expose sa Teoria do Acoso, proche de celle d’Alexandre Herculano. A la fin du XIXe siècle, des spécialistes se mettent à étudier la vie préhistorique dans ces régions qui allaient devenir le Portugal, bousculent les théories d’Alexandre Herculano et d’Oliveira Martins et élargissent considérablement l’horizon strictement géographique d’Élisée Reclus. La réaction contre les idées alors en cours va être initiée par Teólifo Braga (voir « A pátria portugueza », 1894) qui s’en prend très explicitement à Alexandre Herculano qu’il accuse de tailler à grands coups dans le passé pour en retirer des morceaux et les arranger à sa guise.

En 1897, Leite de Vasconcelos s’en prend à son tour à Alexandre Herculano et déclare que les Portugais doivent considérer qu’il existe de nombreux liens entre eux et les Lusitaniens. En 1909, Teófilo Braga reprend ce qu’il a écrit dans « A pátria portugueza : o território e a raça » mais d’une manière terriblement affirmative et schématique. Ricardo Severo, en 1911, défend lui aussi la thèse lusitanienne. Quelques années plus tard, António Sardinha insiste sur le particularisme portugais. Selon lui, la séparation politique entre l’Espagne et le Portugal tient à quelque chose de plus fort que l’ambition de leurs princes, contrairement à ce que prétend Alexandre Herculano, ou qu’aux caprices du dieu Hasard (deus Acaso) ainsi que le prétend Oliveira Martins.

Traversée de l’Alentejo. L’herbe jaunie par l’été et un automne sans pluie. Les arbres, comme des éclaboussures d’encre sur une page, une pertinence graphique que j’ai voulu traduire par la lithographie en noir et blanc. Des souvenirs de l’île de Samothrace, une fois encore. Des nids de cigognes mais sans cigognes. Des alignements de vigne. Badajoz, l’énergie espagnole, la rue espagnole…

Pour António Mendes Correia, l’âme portugaise est héritière de l’âme lusitanienne fortifiée par les Romains – a cultura luso-romana. Cette tendance à vouloir clairement distinguer Espagnols et Portugais a activé un fort courant d’opinion qui se retrouve jusque dans les sciences. Ainsi José Júlio Bettencourt Ferreira, dans « Independência da fauna portuguesa », s’emploie-t-il à démontrer par le détail qu’il existe une nette différence entre la faune portugaise et la faune espagnole, en évitant soigneusement de laisser entendre que ces différences pourraient être le fait de particularités topographiques et climatiques – diferenciações zoogeográficas. Jaime Cortesão attribue la formation du Portugal à des raisons géographiques et ethniques ainsi qu’à l’administration romaine dans la péninsule, à la suite desquelles se constitua l’unité linguistique et la progressive atlantisation du peuplement qui donneront la Nation portugaise ; et il critique Alexandre Herculano qui nie tout lien entre Portugais et Lusitaniens, ainsi qu’Oliveira Martins qui attribue la formation du Portugal à la volonté individuelle de barons et ne se préoccupe en rien de géographie et de ce qui a précédé ces barons.

En 1960, Jaime Cortesão approfondit sa réflexion sur le développement et l’organisation de la Nation portugaise en Estado-marítimo et la quasi coïncidence du territoire de l’actuel Portugal avec les conventos juridiques romains de l’Occident péninsulaire : le Bracarense, l’Escalabitano et le Pacence. Le géographe Amorin Girão dénonce pour sa part le simplisme des doctrines qui ne jurent que par le déterminisme géographique. Alfredo Pimenta prend appui sur l’histoire portugaise du XIIe et du XIIIe siècles, période au cours de laquelle le roi et ses vassaux luttent pour leur indépendance face à la Castille, tout en repoussant les Maures. Ce sont les débuts de l’État, viendra la Nation. Pour Alfredo Pimenta, l’État portugais est né le 24 juin 1128, suite à la victoire de São Mamede. A moins trois siècles passeront avant que l’on puisse évoquer une Nation portugaise.

Une palette qui va du jaune au vert, du vert au jaune, l’un et l’autre atténués par l’été et des mois sans pluie. La silhouette du taureau Osborne. Madrid. Les abords de la gare d’Atocha. Madrid que j’aime. Puis en voiture vers Toledo pour atteindre les abords du Parque Nacional de Cabañeros.   

12 octobre. Marche dans le Parque Nacional de Cabañeros (Castilla-La Mancha), un parc né suite à l’émotion provoquée en 1982 par la décision du Ministerio de Defensa de faire d’une partie cet espace naturel un champ de tir pour l’aviation qui aurait été le plus grand d’Europe. En 1988, il est déclaré Parque Natural ; en 1995 Parque Nacional, soit la protection maximale. C’est un parc d’une richesse exceptionnelle tant du point de vue minéral, végétal, qu’animal. Et sa mémoire est immense. Immense mémoire minérale, mais aussi végétale puisque dans ses parties les plus retirées ce parc de type « bosque y matorral mediterráneo » abrite une végétation de type « bosque atlántico », soit un mélange de survivants des flores du Tertiaire et des glaciations du Quaternaire. Dans la raña centrale, on pourrait se croire dans la savane africaine, au point que certains l’ont dénommée le « Serengeti español », Serengeti, un Parc National situé au nord de la Tanzanie.

Cette marche et les observations multiples que je relève me font revenir vers une nostalgie endémique, la géologie, la géologie qui avec l’astrophysique (deux sciences intimement liées) sont les voies royales de la mémoire – et de la poésie ; et je pourrais en revenir à Novalis, ancien élève de l’École des mines de Freiberg où il étudia entre autres la géologie et la minéralogie, des études qui irriguèrent son esprit, marque du premier romantisme allemand (Frühromantik, 1797-1802/04).

Les matériaux géologiques du Parque Nacional de Cabañeros se structurent en deux vastes ensembles : un basamento antiguo puissamment déformé et constitué d’apports minéraux déposés par les eaux marines (entre la fin du Précambrien et le début du Paléozoïque inférieur, soit entre 550/450 millions d’années) ; une cobertura subhorizontal reciente d’origine clairement continentale qui s’est constituée au cours de crises climatiques à la fin du Tertiaire et au début du Quaternaire, soit moins de trois millions d’années.

Ce parc s’inscrit dans les bassins de deux affluents du Guadiana, le Bullaque et l’Estena. Le Bullaque passe sur la raña sans y imprimer une marque profonde et stable, tandis que l’Estena que je longe s’enfonce dans un relief marqué.

Ce parc de Castilla-La Mancha appartient aujourd’hui à la province de Ciudad Real. Sa limite nord touche la province de Toledo. La dénomination « Montes de Toledo » tient au fait que la plus grande partie de ces montes a appartenu à la ville de Toledo entre 1246 et 1835. Le système fiscal était tel que la région se vida de ses habitants pour ne laisser que des bandoleros, particulièrement actifs vers le milieu du XIXe siècle. Les villages d’aujourd’hui tirent leur origine des poblados de chozas (soit de villages de cabanes) habités par des charbonniers, des bergers, des apiculteurs, des bûcherons et des leveurs de liège. Leurs cabanes végétales avaient une forme très fortement conique. Le nom de Cabañeros viendrait de cabañas (se dit aussi chozas). Précisons que le mot monte désignait alors une région pourvue d’une végétation susceptible d’être immédiatement utilisée (bois d’œuvre, charbon, bois de chauffage) ou bien susceptible de procurer d’autres ressources comme la location à des particuliers.

Olivier Ypsilantis

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