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Quelques considérations historiques

Le père de la science politique moderne pourrait être Thomas Hobbes. Point de départ des doctrines de Thomas Hobbes : le fondement de la société et de l’État ne doit pas être envisagé comme une exigence naturelle des hommes, comme l’affirmation selon laquelle la souveraineté vient de la nature des choses et de ce fait est une institution divine.

Le fondement de la société et de l’État réside dans un accord (explicite ou implicite) qui procède de la volonté des individus que représente un “contrat social”.

Thomas Hobbes envisage l’homme comme un loup pour l’homme. C’est une guerre incessante de tous contre tous. Pour mettre fin à cet état de belligérance permanent, les hommes délèguent leurs droits à l’État afin de se protéger et de protéger leurs intérêts. De ce point de vue, l’État peut être envisagé comme un énorme animal artificiel, un Léviathan. Selon Thomas Hobbes, la création d’une telle société résulte de la sécularisation du dogme chrétien de la création du monde par Dieu.

Si l’homme est envisagé comme étant un loup pour l’homme, c’est parce qu’il n’a pas de nature sociale. En conséquence, pour inclure l’homme dans une société il faut établir un pouvoir absolu avec le prince qui remplace Dieu. Supposer que la nature humaine est radicalement mauvaise incite Thomas Hobbes à envisager une aliénation totale des droits naturels de l’homme et l’instauration d’un pouvoir absolu. A l’inverse, John Locke qui juge que l’homme est bon par nature leur réserve certains droits naturels jugés inaliénables. Jean-Jacques Rousseau a la même approche que John Locke et comme lui mais aussi comme Thomas Hobbes, il délègue les droits de l’homme au pouvoir (absolu) du peuple qui ainsi devient le souverain (absolu).

“Le Contrat social” est la construction doctrinaire la plus cohérente des Lumières. Pour Thomas Hobbes comme pour Jean-Jacques Rousseau, il n’existe qu’un seul contrat – et non un contrat dédoublé, l’un expliquant l’origine de la société et l’autre de l’État, soit un contractualisme dualiste aboutissant à une conception libérale de la société et de l’État, un principe notamment défendu par John Locke et Montesquieu. Dans le système de Thomas Hobbes, le contrat n’est que politique – toute la souveraineté réside dans le pouvoir exécutif du roi. Dans le système de Jean-Jacques Rousseau, le contrat n’est que social – toute la souveraineté réside dans le pouvoir législatif du peuple.

 

Des scènes des Massacres de Septembre (du 2 au 5/6 septembre 1792).

 

Thomas Hobbes invente le peuple comme étant à l’origine de l’État. Jean-Jacques Rousseau suit en affirmant que le peuple est souverain et que la loi n’est que l’expression de la volonté générale. La souveraineté est l’exercice de cette volonté ; elle est inaliénable et indivisible – en tant que volonté générale. Avec Thomas Hobbes et Jean-Jacques Rousseau, la loi oblige par son origine (le peuple, la volonté générale, etc.) et non par son contenu. La différence essentielle entre ces deux penseurs tient à ce qui suit : pour Thomas Hobbes, le contrat social veut que le peuple d’abord souverain délègue tout le pouvoir à un prince ou au sénat ; pour Jean-Jacques Rousseau, le peuple exprime cette volonté générale. Mais pour l’un comme pour l’autre, cette volonté est infaillible et rien n’y échappe, l’individu renonce à sa liberté, soit en faveur d’un ou plusieurs individus, soit en faveur du peuple – ou, tout au moins, en faveur de la majorité. Le principe qui sous-tend ces deux cas est : le totalitarisme entre “contrat social” et Léviathan.

Le “Je” (la volonté individuelle), point de départ de l’œuvre philosophique de René Descartes, est également présent dans l’œuvre politique de Thomas Hobbes. La société prend appui sur l’acte de volonté du sujet qui exerce le pouvoir, du sujet qui dispose des moyens de coercition. Le droit est ainsi réduit à la force de ces moyens, l’autorité à l’exercice du pouvoir, l’État à la volonté du prince. L’idée que la justice émane de la volonté et que la volonté crée le droit va marquer d’un sceau sinistre le siècle à venir.

Dans la première moitié du XIVe siècle, Marsile de Padoue avait fait de l’universitas civium l’unique et suprême source de la souveraineté, une souveraineté de la communauté qui n’admet aucune autre forme de pouvoir. Jean-Jacques Rousseau et Robespierre marcheront dans cette direction. Ce n’est plus la loi qui fait le roi (au sens générique du mot) mais l’inverse, de manière telle que le roi n’est plus limité par la loi. Exit la loi morale et naturelle. Mais si une société ne naît pas de la loi morale et naturelle mais de la volonté humaine, cette dernière peut mettre fin à cette loi. Si l’autorité n’est pas naturelle, elle peut être découplée de la société. L’obligation politique ne se fonde plus sur la nature sociale de l’homme mais sur la volonté – individuelle ou générale. Le souverain (qu’il soit roi ou peuple) n’a plus de limite à son pouvoir. Ces principes vont avoir des conséquences toujours plus radicales.

La monarchie absolue se distingue de l’absolutisme d’État. Voir à ce sujet la plupart des régimes d’Europe avant la Révolution française.

Thomas Hobbes est le premier à avoir théorisé l’absolutisme. Suivrons les théories politiques de John Locke et de Jean-Jacques Rousseau. Ces théories ne rendent pas compte de la spécificité de la monarchie absolue et de l’Ancien Régime mais de l’orientation que prend l’État moderne, soit une centralisation toujours plus affirmée et une hypertrophie bureaucratique. Cette orientation prend forme à partir des théories politiques qui se développent à partir du XVIIe siècle et qui conduiront au “despotisme éclairé”.

L’absolutisme monarchique détaché des fondements théologiques du droit divin et propulsé par Thomas Hobbes, John Locke et Jean-Jacques Rousseau se fait au XVIIIe siècle “despotisme éclairé”, aufgeklärter Absolutismus. C’est à partir du despotisme éclairé que le pouvoir royal s’hypertrophie. Plinio Corrêa de Oliveira dans “Noblesse et élites traditionnelles” écrit : “Prend alors naissance l’État contemporain de moins en moins appuyé sur l’autonomie et l’impulsion créatrice des régions ou sur l’aristocratie rurale, mais de plus en plus sur des organismes bureaucratiques qui déploient l’action de l’État dans tout le royaume. (…) En prêtant attention à ce phénomène centripète, graduel et implacable, on s’aperçoit qu’il suit une même ligne de conduite à travers les formes successives, et de plus en plus absorbantes, des derniers types d’États nés aux XIXe et XXe siècles. L’État républicain et bourgeois du XIXe siècle est, malgré ses aspects libéraux et démocratiques, plus centralisateur que l’État monarchique de la phase antérieure”. C’est tout un processus de sécularisation des gouvernements qui prépare la “républicanisation” de la société promue par la Révolution française avec interventions tous azimuts du pouvoir central.

La Révolution française se propose d’accomplir les nouvelles théories sur la souveraineté nées au cours du XVIIIe siècle. Document capital : “Qu’est-ce que le tiers état ?” de l’abbé Emmanuel-Joseph Sieyès pour qui la souveraineté de la France réside dans la Nation qui s’identifie avec le tiers état. Selon lui la Nation est absolument souveraine, elle n’est soumise à aucune loi. La volonté du peuple-nation est infaillible, elle est la source suprême de toute légalité.

17 juin 1789, le tiers état se constitue en “Assemblée Nationale”. Le pouvoir se centralise et devient absolu. Le pouvoir du roi de France n’avait jamais été absolu, il n’avait jamais été la source absolue du pouvoir “constituant” car les lois fondamentales du royaume et la Constitution non écrite du royaume limitaient l’exercice du pouvoir du souverain.

Le pouvoir constituant et l’exercice de la fonction législative (par l’Assemblée Nationale) ne vont avoir aucune limite car ils sont déclarés procéder de la “volonté générale” de la Nation. En tête de la Constitution du 3 septembre 1791 est placé l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui proclame que “le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément”. La Constitution du 24 juin 1793 établit que “la souveraineté réside dans le peuple ; elle est une et indivisible, imprescriptible et inaliénable”. Dans le premier cas on met en avant le principe de la souveraineté nationale, dans l’autre on met en avant le principe de la souveraineté populaire.

Certains politologues dont Carl Schmitt ont désigné le lien entre les théories de l’abbé Sieyès de 1789-1791 et la “dictature souveraine” de la Convention de 1793 qui préfigure avec netteté la dictature (souveraine) du prolétariat, soit les pouvoirs constitués face au pouvoir constituant. Carl Schmitt note : “Tous les pouvoirs constitués vont donc se trouver face à un pouvoir constituant qui est aussi le fondement de la Constitution. Par principe, ce pouvoir est illimité et peut absolument tout faire n’étant pas soumis à la Constitution, car il en est la source”. Ainsi se forme un cercle de fer impénétrable pouvoir constituant / Constitution au nom de la démocratie avec droit de vie et de mort sur tout ce qui ne serait pas jugé démocratique… On arrive à la radicalité de Jean-Baptiste Clootz (pseudonyme Anacharsis) auto-déclaré “orateur du genre humain”. Il faut lire son discours à la Convention en 1793 dans lequel les attributs de la divinité ne résident ni dans la nation ou le peuple mais dans l’humanité. La dissolution des concepts nation et peuple au cours du XIXe siècle conduira au socialisme et au nationalisme, deux courants qui ont beaucoup à voir l’un avec l’autre, et plus qu’on ne le pense généralement. Avec la dissolution de ces concepts on arrive à la “patrie philosophique” et c’est au nom de cette patrie que seront organisés les massacres de septembre et la guerre européenne destinée à exporter la Révolution.

“Qu’est-ce que le tiers état ?” de l’abbé Sieyès menace non seulement et radicalement l’ordre institutionnel de la monarchie française mais aussi l’ordre des relations internationales pour l’autodétermination nationale.

Les principes définis par l’abbé Sieyès et l’Assemblée Constituante ne sont pas sans effet sur le plan international : ils ouvrent la voie à l’autodétermination nationale pour toute l’humanité. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen d’août 1789 proclame le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ainsi, un peuple (ou une partie de ce peuple) peut s’autodéterminer contre la volonté d’un État. La liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, c’est l’idée révolutionnaire qui va redessiner les frontières. Le 22 mai 1790, l’Assemblée Constituante avait voté la “déclaration de paix au monde”, soit une appréciation de la politique internationale qui supposait un changement radical des concepts traditionnels de guerre et de paix. Le 20 avril 1792, la guerre (révolutionnaire) est déclarée ; elle durera presque sans interruption jusqu’en 1814.

Les origines de la guerre civile, une guerre avant tout idéologique, doivent être recherchées dans la Révolution française ; elle est la conséquence de ce qu’Edmund Burke dénonce dans “Reflections on the Revolution in France”, soit un genre de guerre radicalement nouveau. La guerre civile européenne est annoncée par le slogan de l’abbé Sieyès, “guerre aux châteaux, paix aux chaumières”. Il faut étudier le passage de l’idéologie de la “fraternité” à la “guerre fratricide”, soit ce mécanisme selon lequel la Révolution dévore ses enfants.

Dans le décret du 19 novembre 1792, au nom de la nation française, la Convention, promet “d’accorder fraternité et secours à tous les peuples qui voudront recouvrer leur liberté”. Ainsi, dans la logique révolutionnaire convient-il d’entreprendre une croisade pour la liberté universelle, une guerre ultime destinée à anéantir les ennemis de la paix et de la liberté : c’est la guerre civile mondiale. La fraternité qui devait en finir avec les vieilles distinctions et inimités désigne d’un doigt menaçant ceux qui n’acceptent pas le dogme révolutionnaire et ses grands principes. La “République universelle” n’est rien d’autre que la propagation de la guerre civile au monde entier.

Olivier Ypsilantis

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