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En souvenir d’Emmanuel Berl – 1/2

 

En Header, le château de François de Salignac de La Mothe-Fénelon, en Dordogne, un homme auquel Emmanuel Berl voua un culte tout au long de sa vie.

 

« Je sais trop que ma mémoire est infidèle non moins qu’oublieuse : la plupart de mes souvenirs, elle les a perdus ; ceux qu’elle a gardés, elle les a changés. Pareille aux conservateurs de musées que Renoir dénonçait, et qui, sous couleur de les sauver, gâchent les tableaux qu’on leur confie. » (« Présence des morts »)

Emmanuel Berl le fénelonien. Début 1913, il se rend en Dordogne pour mieux étudier Fénelon dont la disposition à se méfier moins du monde que de lui-même est précisément la sienne. Le quiétisme le séduit. « Traité de l’existence et des attributs de Dieu » structure des idées qu’il peine à exprimer. Fénelon le subjugue au point qu’il pense acheter l’abbaye où il avait médité « Les aventures de Télémaque » avant qu’Alfred Berl ne le ramène à la raison.

A la veille de la Grande Guerre, Emmanuel Berl le pacifiste relit Fénelon qui écrit dans « Les aventures de Télémaque » : « Les peuples ne sont-ils pas assez mortels sans se donner encore les uns les autres une mort précipitée ». Mobilisé en août 1914, il rejoint son dépôt à Troyes. Lui aussi pense que la guerre ne sera ni très longue ni très meurtrière. Il se retrouve en première ligne, dans des tranchées où suinte l’eau, avec des rats et des morceaux de corps sectionnés ou déchiquetés. Il est enterré par un obus et parvient à s’extraire. Son amie d’alors lui envoie un colis qui contient « Sésame et les Lys » de John Ruskin, traduit et préfacé par Marcel Proust. Emmanuel Berl écrit une lettre de remerciement à son auteur. Une correspondance s’établit entre les deux hommes. Emmanuel Berl perdra toutes les lettres de Marcel Proust dans la boue des tranchées à l’exception d’une seule. Parmi ces lettres, une lettre de soixante-quinze pages sur la jalousie et l’amour. On diagnostique à la radioscopie une bronchite suspecte. Il est réformé. Il pense qu’il va mourir de la tuberculose. Il espère que l’approche de la mort va lui permettre d’atteindre ce qu’il a de meilleur en lui, mais il note dans « Sylvia » : « L’approche de la mort n’ajoutait pas une parcelle au talent que je n’avais pas ». Pourtant, sans vraiment le savoir – le vouloir –, il devient écrivain au cours de sa convalescence.

« Les souvenirs, les désirs, les idées, les images surgissent, par bancs qui se recoupent, se superposent, et chacun est innombrable, et le moindre des éléments qui les composent, dès que je tâche de l’isoler, pour mieux le voir, il grandit, il grossit, jusqu’à ce que je retrouve en lui le pullulement même dont je pensais l’avoir tiré. » (« Présence des morts »)

 

Emmanuel Berl (1892-1976)

 

Dans ses pamphlets, Emmanuel Berl tient le bourgeois dans son viseur ; mais avec la montée du nazisme, il s’en détourne pour pointer la dangerosité de l’État qui devient tout-puissant. Dans Marianne, au cours de l’été 1934, il devise sur la situation économique de l’après-guerre, une période au cours de laquelle l’État contrôle toujours plus le flux des marchandises. L’économie libérale est morte avec la Grande Guerre, en 1914, avec la fermeture des frontières. Ainsi, avant la guerre, les Européens passaient d’un pays à un autre sans passeport. En 1934, il faut de nombreux visas pour se rendre dans un autre pays. Les manipulations monétaires s’opposent au moindre échange de matières premières ou de produits manufacturés. Une volonté autarcique gagne partout et avec elle la liberté recule. Emmanuel Berl observe ce retranchement des économies et pas seulement en Europe. « Après la barrière des tranchées on a élevé la barrière des douanes ». Les monnaies s’effondrent et les nations veulent de moins en moins importer et de plus en plus exporter, une situation qui ne peut qu’exacerber le bellicisme.

« A l’heure même où j’écris, après avoir expliqué aux Français que l’expansion économique était le premier des biens, on leur explique qu’elle engendre des maux graves, auxquels il faut de toute urgence parer ; on leur explique à la fois qu’il faut instituer « le marché commun », pour « libérer les échanges » et qu’il faut stopper les importations par des mesures autoritaires. L’épargne est, alternativement, vertu et péché. « Achetez, achetez, le commerce se meurt. » « N’achetez pas, la monnaie se dégrade. » On flatte l’épargnant : lui seul est sage, lui seul est patriote. Après quoi on le traite de « privilégié », ce qui est chez nous malsonnant depuis 1789, et on le rappelle non sans rudesse au devoir de solidarité. » (« La France irréelle »)

« La France irréelle » paraît en 1957. J’ai retrouvé les lignes ci-dessus il y a peu ; et elles m’ont retenu parce que c’est précisément le diagnostic que je venais de faire devant un ami, avec cette présence de l’État qui s’emploie à guider votre consommation, votre épargne, votre sexualité et j’en passe. Il n’y a pas si longtemps, l’épargnant était respecté dans un pays en faillite permanente pour cause d’État toujours plus endetté ; à présent il est regardé avec une suspicion à laquelle se mêlent des intentions prédatrices. Pour Emmanuel Macron, il serait bon de mutualiser la dette. Ben voyons ! Je me sens européen mais que la France aille grailler sur le dos de l’Allemagne accusée d’excédents budgétaires voilà qui ne me rend pas vraiment fier d’être français ; et voir le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, critiquer le « zéro endettement » de l’Allemagne et l’exhorter à investir a provoqué en moi un très profond agacement ; aujourd’hui encore, l’outrecuidance de ce fonctionnaire me fait serrer les poings.

« J’ai fini par admettre que je n’ai pas à rendre compte de mon passé, puisqu’il me fuit et reste pour moi, quoi que je fasse, « scellé de sept sceaux », mais que je suis comptable des rares lueurs qui ont éclairé, par intervalles, cette masse informe qui est devant moi et qui ne l’est pas. La chair retourne toute seule à la poussière dont elle est faite, la nature boucle toute seule ses propres circuits. Mais, si pauvre qu’on puisse être, on a reçu quelques grâces, ne fût-ce que la découverte inespérée d’une ancolie sur un coteau, d’une jeune fille qui passe dans un jardin public, d’une chanson qui se détache du fond sonore auquel nous ne sommes plus attentifs. Ces choses, discernables seulement du point précis où nous étions placés, nous sentons bien qu’il nous faudrait les retenir et les transmettre. » (« Rachel et autres grâces ») 

Le journaliste René Glotz a résumé l’agacement et l’admiration provoqués par Emmanuel Berl polémiste : « Nous attendions une œuvre : il nous donne mille discussions, subtilités talmudiques, ratiocination emberl… ificotées, vraies acrobaties de l’esprit, arguties et doigts levés… » Certes, l’écriture effilochée d’Emmanuel Berl peut irriter mais elle est à l’image de la vie. On aimerait parfois qu’il simplifie mais il n’est pas philosophe, édificateur d’un système. Le système est volontiers exaltant pour l’intellect, précisément parce qu’il trace des lignes droites dans les broussailles de la vie – mais il n’est pas la vie, en rien. La ligne droite est rassurante – mais elle n’est pas la vie, en rien. Et je ne nie pas sa beauté, je sais même la célébrer. L’écriture d’Emmanuel Berl (comme celle de Marcel Proust) n’est pas un fleuve aux berges stabilisées. Le courant principal est bordé de surfaces d’eau qui ruissellent les unes dans les autres mais aussi dans le courant principal par d’innombrables ruisseaux, certains si tenus qu’il faut ouvrir grand les yeux pour en suivre le cours.

L’ancien poilu Emmanuel Berl constate (avec Jean Guéhenno, lecteur attentif de « Méditation sur un amour défunt ») que la guerre est une tentation permanente et qu’en temps de paix les hommes s’ennuient. Je me permets d’ajouter qu’en temps de paix, les substituts à la guerre se multiplient à mesure que se prolonge ce temps. Notre époque est de ce point de vue particulièrement éloquente.

« Mais nous ne savons pas regarder autour de nous. Notre civilisation règne sur nos vies, les nationalismes n’en continuent pas moins à régner sur les cœurs. Les clameurs qu’ils nous font pousser ne sont que des cris d’enfants devant la montée de la mer. Mais on dirait que ces cris se font d’autant plus véhéments qu’ils deviennent plus futiles. Dans ce monde que la vitesse rend de plus en plus petit, et la technique de plus en plus uniforme, les nations, évidemment, ne peuvent plus être des déesses, elles ne peuvent être que des idoles. Elles restent capables de faire couler beaucoup de sang, mais non pas de pouvoir aux besoins des hommes. Ils ne s’en rendent pas compte. Jamais on n’a autant tant revendiqué le droit d’être indépendants, d’être souverains, d’être différents, quoique jamais les peuples n’aient été aussi évidemment solidaires les uns des autres, et leurs différences aussi atténuées. » (« La France irréelle »)

« Mort de la pensée bourgeoise » (achevé d’imprimer en 1929) fait grand bruit. « Pamphlétaire je suis, pamphlétaire je veux rester (…) Je ne sais pas d’où je viens mais je sais ce qui me pousse ». Il tient un journal de bord de son siècle, observe les fissures qui parcourent le monde de la culture et de la politique ébranlées par le machinisme. Il lance des piques en direction de nombre d’écrivains, et toujours sans jalousie ou amertume. Emmanuel Berl ne connaît pas la jalousie (il est trop porté à l’autodérision pour l’éprouver) et ses piques sont aussi aiguisées que joyeuses. Surtout, il éprouve une sorte d’ivresse pour le bon mot et son sens de la formule (way with words dit l’anglais) est un régal. Il plante ses banderilles avec justesse mais sans jamais s’enorgueillir ou prendre une pause avantageuse. Il n’entre pas dans ses vues de se mettre en valeur et, surtout, en aucun cas de la sorte. Il observe (Emmanuel Berl est un formidable observateur) et plante ses banderilles. Il faut lire ses pages sur l’homosexualité. J’en donne quelques courts extraits : « L’inversion est ou n’est pas chez une personne donnée (…) On n’en fera pas un problème sur lequel il soit possible de prendre parti. Je voudrais que les invertis pratiquent sans être inquiétés la sodomie et renoncent à un sodomisme qui devient une sorte de nationalisme avec cérémonie et fanfares, haine de l’étranger, culte des grands hommes, panthéon des invertis célèbres et, sous l’arc de triomphe, la tombe du pédéraste inconnu. » Chez Emmanuel Berl, une question en pousse une autre. Dans l’homosexualité, il condamne le conformisme qu’établit la tolérance. Lorsqu’on brandit l’étendard de sa sexualité, on rejoint le cléricalisme, le nationalisme et la bourgeoisie. Les conformismes se sont aujourd’hui légèrement déplacés mais ils subsistent et se sont multipliés, et parmi ces multiples conformismes, l’homosexualité, le féminisme, le racisme, l’islamophobie et j’en passe. Devant tel ou tel conformisme, il n’est pas rare que je pense : qu’est-ce qu’Emmanuel Berl aurait dit ? Lorsque je parcours la très longue galerie marchande des conformismes d’aujourd’hui, je pense volontiers à lui et à Karl Kraus, et je m’efforce d’imaginer ce qu’ils auraient écrit à ce sujet. Ils restent terriblement modernes.

« De tous les écrivains français, Montaigne reste celui auquel j’ai été le plus fidèle. Je ne l’ai pas découvert comme Giotto, j’ai plutôt rôdé autour de lui constamment, depuis que j’ai possédé des livres autres que ceux de la Bibliothèque Rose ; je ne l’ai jamais beaucoup lu, mais je n’ai guère cessé de le lire et de l’emporter avec moi ; il est arrivé que je le délaisse, non pas que je lui préfère un autre. Sa présence ne m’a pas toujours réconforté, son absence m’a toujours été pénible. Platon et lui sont les seuls que j’aie supportés à la mort de mon père. Mais j’ai toujours su que Montaigne était Montaigne, que Platon était Platon, j’aimais à les lire, mais cela me donnait bonne conscience et je recevais des pourboires pour les avoir lus : ma famille s’en félicitait. M. Musurus m’en récompensait par un pot de miel de l’Hymette qu’il m’envoyait d’Athènes, en souvenir de Platon. » (« Rachel et autres grâces »)  

La finesse d’Emmanuel Berl suscite l’admiration de quelques-uns et l’agacement de beaucoup, l’agacement n’interdisant pas l’admiration. On le taxe de « subtilité judaïque » ; il écrit à ce propos : « Je suis fatigué de la critique raciste. Passe encore pour les racistes : il faut bien qu’ils fassent leur métier. Mais il y a trop de gens à tendances révolutionnaires et à ambitions littéraires qui, après avoir établi devant moi leur foi et leur érudition marxistes, terminent par un petit couplet antisémite. (…) Je voudrais bien qu’ils s’expliquent. S’ils sont antisémites, qu’ils le disent, s’ils ne le sont pas, pourquoi désigner par le mot “juif” ce qui leur déplaît ? »

Emmanuel Berl est libre, il n’est la voix d’aucun parti, d’aucune coterie et, de ce fait, il désarçonne tous ceux qui l’attaquent. Sa liberté de parole lui permet de surgir de n’importe quel angle, là où on ne l’attend pas, là où on l’attend le moins et, ainsi, il surprend. Cette liberté ne l’empêche pas de douter de lui-même et de remettre en question jusqu’à la qualité de ce qu’il écrit. Emmanuel Berl n’a jamais fait preuve de la moindre arrogance et sa tendance à se sous-estimer et à se mésestimer est constante. Par l’écriture, il s’efforce de calmer ce sentiment. Il déploie son intelligence, ce qui ne l’empêche pas de commettre des erreurs ; et je suis tenté de dire que c’est précisément son intelligence qui lui fait commettre des erreurs, d’autant plus qu’il écrit beaucoup et avec une facilité déconcertante – mais écrivait-il avec une telle facilité ?

« La foi vaut mieux que le manque de foi, et la fertilité que la stérilité, et la présence de Dieu que son absence. Mais Dieu est aussi dans sa propre absence, il ne s’est pas seulement réservé l’être, il s’est aussi réservé le néant, lui seul peut dire : je suis ; mais lui seul peut dire : je ne suis pas. La preuve, c’est que nous sentons – affreusement – le vide que laisse son retrait. Car je doute qu’il ait pu être plus visible en relief au temps des patriarches qu’il ne l’est pour nous en creux. » (« Sylvia »)

Lorsqu’il écrit, je l’imagine bondir d’une question à une autre, d’un questionnement à un autre, et toujours avec un air amusé. Par le burlesque, il dénonce les travers de la société de son époque. Il s’intéresse aux femmes – son œuvre est peuplée de femmes. Il observe cette société moderne qui promeut l’érotisme (qui n’est plus que « la tragédie de l’automate ») et qui étouffe l’amour déclaré hors-la-loi. Il exhorte non pas à une plus grande liberté sexuelle mais à plus de gravité : plus de regard et moins de caresses. Il ne s’agit pas de se référer aux refoulements, aux tabous et à la mystique pour faire croire aux couples qu’ils sont tenus par des liens solides, en dehors du plaisir, mais de fondre l’érotisme dans l’amour, d’établir un nouveau pacte entre la femme et l’homme afin d’empêcher la machine d’écraser l’humain. Et cette préoccupation qu’Emmanuel Berl eut dans l’entre-deux-guerres n’est-elle pas toujours actuelle, toujours plus actuelle ? Il écrit : « S’ils n’y parviennent pas, l’érotisme tendra de plus en plus vers le mécanique, l’homme perdra cette nostalgie qui apparaît en 1930 si tragiquement sur son visage. L’amour ne sera plus qu’une série de pollutions dans les repos ménagés à l’intérieur du travail à la chaîne ». Et si le travail à la chaîne tend à disparaître, le monde digital présente danger non moins grand. L’écrasement de l’humain semble en cours, avec cet érotisme triomphant qui considère l’amour comme une vieillerie, une charge inutile.

Emmanuel Berl n’est l’homme d’aucune doctrine. Il se réserve le droit de changer d’avis et de pouvoir dire un jour le contraire de ce qu’il a dit la veille, suite à une information convaincante. Il sait qu’aucune doctrine ne peut espérer rendre le monde meilleur sitôt qu’elle se sera mise aux commandes.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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