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En lisant « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme » de Max Weber – 2/4

 

De ce point de vue l’exemple des ouvrières du textile est éloquent, étant entendu que c’est chez les femmes qui ont reçu une éducation spécifiquement religieuse, piétiste notamment – et les statistiques le confirment – que l’on trouve, et de loin, les meilleures chances d’éducation économique, soit : la capacité à se concentrer, le fait de considérer son travail comme une « obligation morale », le tout associé à une attitude qui augmente considérablement le rendement, une attitude qui va dans le sens du capitalisme qui envisage le travail comme une fin en soi, une vocation (Beruf).

Nous avons évoqué l’ouvrier, tournons-nous à présent vers l’entrepreneur. Prenons le cas de l’industrie textile. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’entrepreneur exerçait une activité exclusivement commerciale, les ouvriers (des paysans) travaillant chez eux. L’entrepreneur travaillait modérément, retirait des gains modestes mais suffisants pour mener une vie décente et mettre un peu d’argent de côté. On avait affaire à une forme d’organisation capitaliste (avec emploi de capitaux et comptabilité rigoureuse) mais sous-tendue par une activité économique traditionnelle considérant l’esprit de l’entrepreneur, avec son mode de vie, le taux de profit, la quantité de travail fourni, la manière de conduire son affaire, ses rapports avec les ouvriers, la clientèle, la manière de chercher de nouveaux clients et d’écouler la marchandise.

 

Le portrait de Benjamin Franklin (1706-1790) sur le billet de cent dollars

 

Mais, soudain, cette vie relativement tranquille est bousculée, avec l’entrée en action d’un esprit (capitaliste) nouveau, avec des entrepreneurs qui s’élèvent aux premières places parce qu’ils ne veulent pas consommer mais gagner, tandis que les entrepreneurs traditionnels sont amenés à réduire leurs dépenses s’ils veulent conserver leurs habitudes – leurs traditions. Avec cet esprit nouveau, les méthodes de travail changent, mais aussi les méthodes de production, de vente, le tout conduit par le principe : réduire les prix et augmenter le chiffre d’affaire. Remarque fondamentale de Max Weber (et qui entre autres remarques dépasse celles de Karl Marx et des marxistes) : le problème majeur de l’expansion du capitalisme moderne n’est pas celui de l’origine du capital, c’est celui du développement de l’esprit du capitalisme.

Le nouvel esprit de l’entrepreneur a commencé par se heurter à la méfiance, voire la haine et, plus encore, l’indignation morale. Il fallait que l’entrepreneur ait un caractère hors du commun pour ne pas naufrager. Mais ce n’était pas suffisant. Il lui fallait des qualités éthiques bien déterminées pour imposer ses innovations à ses employés et ses clients, des qualités éthiques bien différentes de celles requises par la tradition. A l’origine de ce changement décisif, on ne trouve pas des chevaliers d’industrie et autres aventuriers. Les promoteurs de ce capitalisme étaient sobres et calculateurs, entièrement dévoués à leur tâche et animés par une morale bourgeoise, avec une capacité soutenue à se soustraire à la tradition. Leur affaire devint leur raison de vivre. Cette activité sans relâche, cette impossibilité qu’ils eurent à se satisfaire de ce qu’ils possédaient fut la marque de ces nouveaux capitalistes. Leur conduite commença par être jugée irrationnelle.

Le « type idéal » de cet entrepreneur n’a rien à voir avec l’arriviste diversement raffiné. Il refuse l’ostentation et toute dépense inutile ainsi que les honneurs que pourrait lui apporter sa situation. Il emprunte les voies de l’ascétisme tel qu’y invite le texte de Benjamin Franklin mis en lien. Il ne jouit pas de sa richesse et a le sentiment (irrationnel) d’avoir bien accompli sa besogne (Berufserfüllung), ce qui pour l’homme pré-capitaliste relève d’une perversion des plus profondes.

A présent l’esprit capitaliste poursuit sur sa lancée, sans l’aide d’une quelconque Weltanschauung moniste. Nous nous sommes adaptés et le soutien d’une force religieuse n’est plus nécessaire ni même souhaitable. Les intérêts commerciaux, sociaux et politiques déterminent opinions et comportements. Le capitalisme moderne s’est émancipé de ses tuteurs.

Mais revenons en arrière. Cette manière de concevoir l’enrichissement comme une fin en soi heurte les sentiments moraux d’époques entières. Le principe de Deo placere vix potest, intégré au droit canon et qui s’applique à l’activité des marchands, a force de loi, comme le passage des Évangiles relatif à l’intérêt. Idem avec les déclarations de saint Thomas qualifiant de turpitudo la recherche du profit. Certes, l’Église catholique est amenée à des accommodements avec les puissances financières des cités italiennes ; néanmoins, le fait de s’enrichir pour s’enrichir reste un pudendum.

L’attitude de Benjamin Franklin aurait été inconcevable à ces époques. C’est aussi pourquoi l’Église recevait des dons considérables à la mort de riches personnes, l’« argent de la conscience » (Gewissensgeld), et que des sommes étaient à l’occasion restituées à des débiteurs : il s’agissait de se faire pardonner l’usure et d’assurer le salut de son âme. Même les sceptiques et les indifférents préféraient se réconcilier avec l’Église en prévision de ce qui pourrait leur arriver après la mort.

Comment expliquer que dans la Florence des XIVe et XVe siècles, marché de l’argent et du capital de toutes les grandes puissances politiques, les formes capitalistes dans les affaires aient été considérées éthiquement injustifiables, alors qu’au XVIIIe siècle, en Pennsylvanie, dans un monde petit-bourgeois où l’argent était rare, où les entreprises industrielles et les banques balbutiaient, ces formes capitalistes aient été célébrées ?

Il faut se porter vers l’arrière-plan d’idées afin d’appréhender cette vocation (Beruf) pour le seul profit. Comment étudier l’origine de cette relation si particulière de l’homme à son travail, relation indispensable à l’émergence et l’expansion du capitalisme ? Il nous faut rechercher de quel esprit est né cette forme précise de pensée et de vie rationnelles, d’où procède cette idée de besogne (Beruf-Gedanke) et de dévouement au travail (Berufsarbeit), caractéristiques de la culture capitaliste. Il nous faut remonter à l’origine de cet élément irrationnel que contient la notion de Beruf. Et précisons que la rationalité est un concept historique qui contient tout un monde d’oppositions.

 

La notion de Beruf chez Luther. Objectif de la recherche

Chez les peuples où prédomine le catholicisme, il n’y a pas un seul vocable de nuance pour désigner ce que nous, les Allemands, appelons Beruf (au sens d’une tâche de l’existence), alors qu’il en existe chez tous les peuples où le protestantisme est prépondérant. Ce mot ne se rattache à aucune particularité ethnique, il procède de traductions de la Bible, reflétant ainsi l’esprit du traducteur et non celui de l’original. Il semble avoir été employé pour la première fois, avec le sens qu’il a encore, par Luther (au livre Ben Sira, dans l’Ecclésiaste, XI – 20-21). Ce mot a pris une tournure qu’il n’avait absolument pas avant Luther, à l’exception d’un mystique allemand dont l’influence sur Luther est connue.

Estimer que le devoir s’accomplit dans l’activité quotidienne et qu’il constitue l’activité morale que l’homme puisse s’assigner ici-bas est un fait absolument nouveau. Beruf traduit cette vocation et sa charge religieuse. Les Églises protestantes refusaient l’ascèse monastique glorifiée par l’Église catholique et posaient comme principe que l’unique moyen de vivre d’une manière agréable à Dieu est tout entier dans la vie séculière et dans l’accomplissement des devoirs qui correspondent à la place qu’occupe chaque individu dans la société (Lebensstellung ou travail défini), des devoirs qui deviennent sa vocation (Beruf). Cette idée se développe chez Luther au cours de la première décennie de son activité de réformateur. Le Beruf prend toujours plus d’importance dans sa doctrine tandis qu’il dénonce âprement la vie monastique, produit de l’égoïsme selon lui tandis que la vie professionnelle est l’expression de l’amour du prochain, ce qu’il justifie par l’observation selon laquelle la division du travail contraint chaque individu à travailler pour les autres, une justification scolastique par ailleurs infiniment naïve qu’il ne tardera pas à abandonner. Restera l’affirmation martelée selon laquelle l’accomplissement de son travail quel qu’il soit pourvu qu’il soit licite est la seule manière de plaire à Dieu.

Cette justification morale de l’activité terrestre a été l’un des résultats majeurs de la Réforme, de Luther en particulier. Mais « esprit du capitalisme » ne peut en aucun cas se réclamer de Luther – et aujourd’hui ceux qui célèbrent avec le plus de ferveur la Réforme ne sont aucunement les amis du capitalisme ; par ailleurs Luther aurait repoussé à n’en pas douter la démarche de Benjamin Franklin.

La toute première conséquence de la Réforme fut d’accroître considérablement les récompenses (Prämien) d’ordre religieux que pouvait procurer le travail quotidien accompli en tant que profession et d’en faire un objet de morale. L’évolution de l’idée de vocation (Beruf) où s’exprimait ce changement a suivi l’évolution religieuse des différentes Églises réformées. La Bible interprétée par Luther, avec cette idée de profession, favorisait plutôt une interprétation traditionaliste.

Dans l’Ancien Testament, l’attitude recommandée est : que chacun soit à son gagne-pain et laisse les impies courir après le gain. Le Talmud va infléchir cette attitude. L’attitude de Jésus quant à elle est celle de l’Orient d’alors : « Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien ». Le monde terrestre étant envisagé dans une distanciation voire un refus, le métier ne pouvait être envisagé comme une fin en soi, ne pouvait suffire à asseoir une morale. Dans le Nouveau Testament, au temps des apôtres, et spécialement avec saint Paul, l’attente eschatologique est puissante et, de ce fait, l’activité professionnelle est considérée avec une relative indifférence : que chacun travaille afin de ne pas être à la charge de ses frères en attendant la venue du Seigneur. Luther lisait la Bible en homme de son temps, ni plus ni moins, et de 1518 à 1530 environ il se fit toujours plus traditionaliste. L’indifférence eschatologique envers le métier prédomina au début de son activité de prédicateur : nous ne sommes que de passage ici-bas, nous ne travaillons que pour assurer notre pain quotidien et la poursuite d’un gain qui dépasse nos besoins n’est que le signe de l’absence de grâce divine ; et comme ce gain n’est possible qu’aux dépens d’autrui, il nous faut le refuser. Mais plus Luther se trouva mêlé aux affaires de ce monde, plus il mit l’accent sur la signification du travail professionnel qu’il en vint à envisager comme un ordre spécial de Dieu à l’homme, comme une charge assignée par la Providence. Suite à sa confrontation avec les Illuministes et les révoltes paysannes, il commença à considérer l’ordre historique dans lequel se trouvait inséré l’individu comme une manifestation directe de la volonté divine. L’idée de la Providence s’imposa toujours plus à lui et il en vint à celle de décret de la Providence (Shickunge), ce qui impliquait une interprétation traditionaliste marquée avec soumission totale à la volonté de Dieu.

La notion de Beruf reste profondément traditionaliste ; elle se fige, inflexible, après les confrontations des années 1520, empêchant des points de vue éthiques nouveaux, notamment quant à l’articulation occupations professionnelles / principes religieux. Seul résultat éthique de ce point de vue : les tâches séculières ne sont plus subordonnées aux tâches ascétiques mais on prêche la soumission aux supérieurs et aux conditions d’existence données (Schickung) par la Providence une fois pour toutes.

La simple notion de Beruf reste donc problématique en regard de notre recherche. Pour mieux cerner la relation entre vie séculière et religion, il nous faut nous éloigner du luthérianisme et nous intéresser à d’autres formes de protestantisme. Nous sommes partis de Calvin, du calvinisme et autres sectes puritaines pour expliquer les rapports entre l’éthique des premiers Protestants et le développement de l’« esprit du capitalisme », car il ne sert à rien d’invoquer un « esprit national » avant eux : c’est l’emprise des mouvements religieux qui est à l’origine de ces différences que nous percevons aujourd’hui.

Point très important. Il ne faut en aucun cas envisager les fondateurs ou représentants de ces mouvements religieux comme animés d’une quelconque volonté de répandre l’« esprit capitaliste ». Pour eux, les programmes de réforme morale n’ont jamais été la préoccupation dominante : le salut des âmes fut leur préoccupation dominante voire leur seule préoccupation. Leurs buts éthiques et les manifestations pratiques de leurs doctrines procédaient de cette préoccupation. En conséquence, les effets de la Réforme sur la culture ont été (de notre point de vue) des conséquences imprévues de l’œuvre des réformateurs, conséquences volontiers bien éloignées de ce qu’ils se proposaient.

Nous allons montrer comment des « idées » peuvent devenir des forces historiques agissantes et préciser la part qui revient aux facteurs religieux (en l’occurrence la Réforme) parmi tant d’autres facteurs qui ont conduit à notre civilisation sécularisée. Notre démarche repousse l’idée selon laquelle la Réforme peut être appréhendée comme « historiquement nécessaire » sous la poussée des transformations économiques. Plus généralement, nous estimons qu’un très grand nombre de circonstances historiques (notamment des processus exclusivement politiques) ne peuvent s’insérer dans aucune « loi économique ». Enfin, il n’est pas question de prétendre que l’« esprit du capitalisme » et le système économique qu’il sous-tend procèdent intégralement de la Réforme. Nous avons vu que certaines formes d’organisation capitaliste sont beaucoup plus anciennes que la Réforme. Considérant le formidable enchevêtrement historique, et à tous les niveaux, nous allons commencer par rechercher si des rapprochements sont perceptibles entre le mouvement religieux et l’éthique professionnelle puis de quelle manière et dans quelle direction ce mouvement a influé sur le développement matériel de notre civilisation. Enfin, nous tenterons d’évaluer la part qui revient aux motifs religieux et aux autres motifs dans ses origines.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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