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En compagnie de Georges Perec – 5/5

Notes désordonnées :

Quelques lieux pérecquiens : Auschwitz (mort de sa mère). Nogent-sur-Seine (mort de son père, engagé volontaire dans le 12ème régiment étranger d’infanterie). Villard-de-Lans et Lans-en-Vercors (Isère). Étampes (le collège Geoffroy-Saint-Hilaire). Pau (service militaire dans les parachutistes). Sfax en Tunisie. Les lieux de « Un homme qui dort » (voir le film réalisé avec Bernard Queysanne). La rue Vilin, la rue de Quatrefarges, la rue Linné. Ellis Island (reportage avec Robert Bober). Ivry-sur-Seine (où il décède).

Les seuls savoirs dont il dit avoir tiré parti dans son travail sont ceux dont le langage (pour des raisons professionnelles) lui est familier, soit : la neurophysiologie et la documentation bibliographique. Les techniques de documentation lui ont permis de mettre au point toute la structure de « La Vie mode d’emploi ».

Sa « sociologie » de la quotidienneté n’est pas une analyse mais une tentative de description de ce qu’on a pris l’habitude de négliger – de ce qu’on néglige par habitude. Il s’agit d’écarter l’événement (ce qui nous est imposé comme événement par les discours institutionnels) pour « l’infra-ordinaire », soit le socle de notre quotidienneté, de notre vie donc, l’air de rien

Classer son œuvre suivant quatre interrogations : « sociologique » : comment regarder le quotidien (voir « Les Choses ») ; autobiographique (voir « W ou le souvenir d’enfance ») ; ludique : « renvoie à mon goût pour les contraintes, les prouesses, les “gammes”, à tous les travaux dont les recherches de l’Oulipo m’ont donné l’idée et les moyens » ; romanesque : « l’envie d’écrire des livres qui se dévorent à plat ventre sur son lit ». Ces vecteurs se croisent dans le champ autobiographique.

Je me souviens que dans la bibliographie que nous proposa notre professeur d’Économie (j’étais en section B, baccalauréat économique et social) figurait « Les Choses », un livre qu’il tenait pour essentiel.

Parmi les livres dont l’ambiance m’a le plus attrapé, « Un homme qui dort » et « L’Ennui » d’Alberto Moravia, un livre que j’ai lu dans le Sinaï, assis contre un muret en pierres sèches qui me protégeait d’un fort vent. Pourquoi lire un tel livre en un tel lieu, me demandera-t-on ? Je n’avais emporté aucun livre pour être aussi léger que possible ; mais l’envie de lire me prit et je finis par trouver ce livre je ne sais plus, dans Le Livre de Poche et dans un état pitoyable – mais il ne manquait aucune page.

A propos de « Un homme qui dort » : « L’unique acteur, Jacques Spiesser, porte à la lèvre supérieure une cicatrice presque identique à la mienne : c’était un simple hasard, mais il fut pour moi déterminant. » La cicatrice à la lèvre supérieure, Le Condottiere d’Antonello da Messina. Jean Duvignaud a écrit un petit livre intitulé « Perec ou la cicatrice » dans lequel on peut lire : « Ce Condottiere, il l’a découvert au Louvre : un portrait d’Antonello de Messine. Un fier guerrier, somptueusement paré. Une image de la gloire, à peine troublée par une cicatrice, là, au-dessus de la lèvre supérieure, du côté gauche : un stigmate qui semble rappeler ce vainqueur à une humanité commune, une histoire, la sienne.

Perec montre, sur sa lèvre supérieure, mais du côté droit, la même cicatrice. L’effet d’une bagarre d’enfants et d’un ski jeté contre lui par un adversaire sans doute provoqué.

Il fantasme autour de ce gentilhomme de fortune qui s’est fait pour lui seul un personnage respecté, au hasard des armes ou de la ruse, défendant, lui, l’apatride, une cité qui lui est étrangère. Et le portrait conserve l’entaille guerrière que le peintre a dû conserver, sans doute selon l’intention du modèle.

Perec s’attache à cette cicatrice : n’est-ce pas, sur sa lèvre à lui, une marque qui lui appartient en propre ? La persécution a effacé le souvenir de l’hérédité familiale : il a été un objet dans le chaos de la guerre. Cette marque est sa part d’individualité : elle résulte de sa propre volonté. Est-ce le signe où l’on investit tout ce que l’on croit être ? Plus tard, il sautera en parachute. »

1960. Fondation de l’Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle) par l’écrivain Raymond Queneau (passionné de mathématiques) et du mathématicien François Le Lionnais (passionné de littérature). Le groupe est constitué pour moitié-moitié de littéraires et de scientifiques. Georges Perec y entre en 1966. Propos de l’Oulipo : « La recherche de formes, de structures nouvelles (…) qui pourront être utilisées par les écrivains de la façon qui leur plaira » ainsi que l’expose Raymond Queneau.

L’Oulipo, une incitation au jeu, une invitation non pas destinée à attaquer le langage (rien à voir avec Dada) mais plus simplement à lui ôter la rouille qui contraint ses mécanismes et ses mouvements. Georges Perec se fait Gargas Parac. Il puise de belles énergies dans l’Oulipo, il ne s’en cache pas, indiquant à partir de quelles règles il œuvre à des textes aussi divers que poèmes, pièces de théâtre, mots croisés (sa grille hebdomadaire), romans, palindromes, etc. L’Oulipo et ses jeux, ses règles et ses contraintes donc. L’Oulipo et ses travaux d’expérimentation poétique. Les travaux lipogrammatiques, soit « La Disparition » et « Les Revenantes ». « La Disparition », environ 78 000 mots et 297 000 signes où n’apparaît jamais la voyelle e. « Disons, grosso modo, qu’à la fin tu n’auras à ta disposition qu’un mot sur trois ». Des mots aussi fréquemment employés que le, de, que, ne, en, que, etc. sont interdits. Interdits également nombre de mots au féminin, dont les adjectifs. Le e, qui souvent n’est pas prononcé (pensons par exemple à poupée), disparaît de la vue du lecteur. Et cette disparition structure toute la narration et devient centrale. Les mots et les signes de cet écrit tournent autour de cette absence.

L’Oulipo, de l’artisanat (avec rapport physique au langage, ce matériau) et du logico-mathématique. La pertinence de l’Oulipo tient au constant et subtil dosage de ces deux disciplines.

Dans les « Je me souviens », écrit en hommage à Georges Perec (écrit par les oulipiens après sa mort, et en son hommage), Marcel Bénabou écrit : « Je me souviens depuis toujours que Georges avait le projet d’écrire l’histoire de sa famille, et qu’il destinait à cet ouvrage, comme épigraphe, ce vers de Vigny : “Si j’écris leur histoire, ils descendront de moi”. »

« W ou le Souvenir d’enfance » trouve son dynamisme dans l’alternance de deux textes (l’un appartient à la fiction, l’autre à l’autobiographie) et leur fragile intersection. Richesse de la fiction (le fantasme olympique) et relative pauvreté de l’autobiographie, dynamisme entre le pas grand-chose et le trop-plein dominé par la présence obsédante de la lettre W – comme le K chez Franz Kafka. Georges Perec décrit ainsi la partie autobiographique de « W ou le Souvenir d’enfance » : « Le récit fragmentaire d’une vie d’enfant pendant la guerre, un récit pauvre d’exploits et de souvenirs, fait de bribes éparses, d’absences, d’oublis, de doutes, d’hypothèses, d’anecdotes maigres. »

L’écriture, l’acte d’écrire, un lien entre lui et ses parents trop tôt disparus. « J’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leurs corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie. » Écrire c’est d’abord témoigner ; de là cet entêtement à interroger les vieilles photographies et les quelques témoignages souvent dérisoires afin d’arracher quelques fragments au gouffre de la disparition. Chez Georges Perec, l’écriture est une constante opération de sauvetage face au naufrage de l’oubli.

La volonté du roman total qui contiendrait une multitude de romans, une somme littéraire où s’entremêleraient tous les genres narratifs, Jules Vernes, Franz Kafka, Jorge Luis Borges, Michel Leiris. Écrire un roman qui soit un puzzle narratif exhaustif, établir un lien fictionnel où tout se noue, à commencer par son histoire vécue et ses histoires imaginées. Il pose les premiers jalons de « La vie mode d’emploi », soit décrire les pièces et les activités qui s’y déroulent, après que la façade d’un immeuble parisien ait été enlevée. La structure de cet écorché d’immeuble : un carré de dix cases sur dix cases, une structure qui établit le roman, soit un emboîtement d’histoires dispersées. C’est comme un échiquier. Et en s’inspirant de la progression du cavalier, Georges Perec passe par les cent cases, ce qui donne cent chapitres qui ne sont que quatre-vingt-dix-neuf, la case de l’angle inférieur gauche n’étant pas « desservie ».

Je ne vais pas entrer dans le détail des contraintes qu’il s’impose. Claude Burgelin évoque un « cahier des charges » véritablement diabolique. Il s’agit probablement du livre de Georges Perec où le procédé de la contrainte se montre le plus dynamique car il y est aussi le plus élaboré. C’est la leçon de l’Oulipo portée à son maximum. Ces contraintes n’empêchent pas l’imaginaire de gambader car à l’intérieur de chacune de ces cent cases le lecteur ne sait jamais à l’avance où il va. Claude Burgelin : « L’histoire, quand il y en a une, peut raconter la vie d’un locataire antérieur aussi bien que les activités, hic et nunc, d’un occupant de l’immeuble, narrer l’intrigue d’un livre posé sur une table de nuit ou bien la scène contée par un tableau accroché au mur. » La stricte application des règles encourage au jeu, au jeu dans le jeu, et ainsi ces règles ne deviennent jamais un carcan mais le plus précieux auxiliaire du jeu et de la liberté, leur activateur. Il faut consulter les manuscrits de « La vie mode d’emploi » avec la liste des contraintes, chapitre par chapitre.

« Récits d’Ellis Island » sous-titré « Histoires d’errance et d’espoir », le dernier des livres de Georges Perec. A l’origine de ce livre, un film de Robert Bober pour l’I.N.A. accompagné d’un texte de Georges Perec lu par Georges Perec. Ellis Island fonctionne de 1892 à 1954. Presque douze millions de candidats à l’immigration passent par cette île. Ellis Island ferme de 1954 à 1976, date à laquelle les installations sont partiellement réouvertes. Ce n’est qu’en 1990 qu’une restauration complète du bâtiment principal et des bâtiments adjacents est entreprise. Le film s’accompagne de témoignages rassemblés par Georges Perce auprès d’immigrés passés par Ellis Island : c’est la quatrième partie de ce livre, intitulée « Mémoires », les trois premières s’intitulant respectivement : « L’île des larmes », « Description d’un chemin », « Repérages ». Dans « Repérages », Georges Perec peut s’adonner à deux de ses exercices favoris : classer (l’entreprise taxinomique) et énumérer. Lorsque Georges Perec se rend à Ellis Island, cette île est abandonnée et même saccagée. Il lui faut débusquer des traces, des presque riens, comme ce qui le relie à ses parents, à son père tué et à sa mère assassinée alors qu’il n’était qu’un petit enfant. A Ellis Island, sa méthode de travail est proche de celle de Claude Lanzmann avec « Shoah », une approche lente, attentive, modeste.

C’est avec Ellis Island que Georges Perec va tenir sur ses origines des propos nets et précis, ce qu’il n’avait jamais fait. Ellis Island, le lieu même de l’absence de lieu ; c’est un nulle part, d’où une fascination « comme si la recherche de mon identité passait par l’appropriation de ce lieu-dépotoir. » Ellis Island, ni repères, ni racines ou traces, mais quelque chose d’informe, une scission ou coupure, quelque chose « qui est pour moi très intimement et très confusément lié au fait même d’être juif. Je ne sais pas très précisément ce que c’est qu’être juif, ce que ça me fait d’être juif. (…) Quelque part, je suis étranger par rapport à quelque chose de moi-même ; quelque part, je suis “différent”, mais non pas différent des autres, différent des “miens” : je ne parle pas la langue que mes parents parlèrent, je ne partage aucun des souvenirs qu’ils purent avoir, quelque chose qui était à eux, qui faisait qu’ils étaient eux, leur histoire, leur culture, leur espoir, ne m’a pas été transmis. »

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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