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En compagnie de Georges Perec – 4/5

Un projet inabouti, « Lieux » que Georges Perec évoque à l’occasion dans plusieurs de ses livres. Il a le projet de décrire le devenir de douze lieux parisiens (parmi lesquels, on ne sera pas étonné, la rue Vilin) en y revenant deux fois par an durant douze ans, douze lieux parisiens auxquels, pour une raison ou pour une autre, il est particulièrement attaché. En 1969, il fait part de ce projet à Maurice Nadeau, alors employé aux Éditions Denoël. Ces douze lieux, outre la rue Vilin : la rue de l’Assomption, le passage Choiseul, la place de la Contrescarpe, le métro Franklin-Roosevelt sur les Champs-Élysées, la rue de la Gaîté, la place d’Italie, l’avenue Junot, la place Jussieu, le carrefour Mabillon, la rue saint-Honoré, l’île Saint-Louis. A chaque visite, la description serait mise sous pli et cachetée. Ainsi, douze ans plus tard, ce serait 12 x 12 x 2 = 288 enveloppes dont le contenu raconterait un voyage dans l’espace et dans le temps.

Georges Perec : « Chaque mois, je décris deux de ces lieux ; une première fois, sur place (dans un café ou dans la rue même), je décris « ce que je vois » de la manière la plus neutre possible, j’énumère les magasins, quelques détails d’architecture, quelques micro-événements (une voiture de pompiers qui passe, une dame qui attache son chien avant d’entrer dans une charcuterie, un déménagement, des affiches, des gens, etc.) ; une deuxième fois, n’importe où (chez moi, au café, au bureau), je décris le lieu de mémoire, j’évoque les souvenirs qui lui sont liés, les gens que j’y ai connus, etc. Chaque texte […] est, une fois terminé, enfermé dans une enveloppe que je cachette à la cire. Au bout d’un an, j’aurai décrit chacun de mes lieux deux fois, une fois sur le mode du souvenir, une fois sur place en description réelle. Je recommence ainsi pendant douze ans. » Georges Perec commence à travailler à ce projet en janvier 1969 et pense finir en décembre 1980 et ouvrir alors les 288 enveloppes cachetées. « Je n’ai pas une idée très claire du résultat final, mais je pense qu’on y verra tout à la fois le vieillissement des lieux, le vieillissement de mon écriture, le vieillissement de mes souvenirs : le temps retrouvé se confond avec le temps perdu ; le temps s’accroche à ce projet, en constitue la structure et la contrainte ; le livre n’est plus restitution d’un temps passé, mais mesure du temps qui s’écoule… »

Tentative d’épuisement d’un lieu lisboète

11 mars 2024. Il est 12 h 40. Temps couvert. J’ai repris ma place au café Central do Rato, avec vue sur le Largo do Rato.

Les élections législatives ont eu lieu hier ; des affiches électorales ont été déchirées ; ainsi sur l’affiche à fond bleu que j’ai signalée, on ne lit plus que É hora.

Un panneau provisoire a été installé : Exceto trânsito local. Zona Ribeirinha Condicionada Desvio.

Un ouvrier passe ; sur sa tenue de travail maculée de peinture blanche, je lis : Nuno Teixeira. Construção e Remodelação.

Des retraités commentent les élections devant le café. Ils évoquent la corruption de la classe politique, de droite comme de gauche, la stagnation des pensions et l’augmentation du coût de la vie.

Passe un tramway à moitié plein et un autobus, le 709, sur lequel je lis en pointillé lumineux, Campo de Ourique.

Passe un joggeur en survêtement gris clair avec un casque audio. Sur son sweater, un gros cœur rouge sur lequel il est écrit en grosses lettres blanches We are not friends.

Passe un Noir. Ses wireless earbuds (blanches) et la monture de ses lunettes (argentée) ressortent joliment.

Le temps se couvre. Je pourrais relever des numéros d’immatriculation mais j’y renonce.

Mon regard s’attache aux logotypes des automobiles : les quatre anneaux de Audi, le chevron de Citroën, le lion de Peugeot, le T de Tesla, etc. A ce propos, je me souviens… Mais je ne suis pas ici pour noter mes souvenirs, pour des « Je me souviens », mais pour une « Tentative d’épuisement d’un lieu lisboète ». Il est vrai que tout en travaillant à cette tentative, des souvenirs ne cessent de me revenir. Et j’y pense ! Je pourrais travailler à un exercice qui mêle ces deux exercices comme fil de trame et fil de chaîne.

Passe un autobus, le 738, aux trois-quarts vide.

Le va-et-vient motorisé s’est réduit : c’est l’heure du déjeuner.

Pas un souffle de vent dans les drapeaux au fronton du siège du Partido Socialista.

Un homme se gratte la joue droite et une femme se mouche.

Passe une Asiatique avec un petit sac à dos noir. Elle a placé un pouce sous chacune de ses bretelles.

Une blonde plutôt élégante marche à pas lents. Elle vapote. Il me semble que ce verbe n’existait pas lorsque Georges Perec s’est adonné à sa tentative d’épuisement (d’un lieu parisien) en 1974.

Je m’efforce de surprendre le vent dans les arbres, mais rien ou presque.

Les vêtements sont très peu colorés. Je surprends toutefois un pullover d’un rouge intense de l’autre côté de la place et la tenue fluorescente d’un employé de la voirie.

Une petite dame à cheveux longs et grisonnants passe avec un masque chirurgical comme au temps de la Covid-19.

Une écharpe rouge borde le col d’un long manteau noir.

Un homme s’arrête une seconde pour dire bonjour au gros chien du café, paisiblement étendu devant la porte. Je devrais mettre cette observation entre guillemets car je ne fais que recopier une observation de Georges Perec en date du 18 octobre 1974, sur la place Saint-Sulpice.

A présent, il y a du monde dans le café où j’écris. On y entre pour le déjeuner ; les Portugais commandent volontiers uma sopa, très bon marché et c’est une vraie soupe, bien épaisse. Dans ce café ne cessent d’entrer et sortir des parieurs qui viennent y acheter leurs billets de loterie. Je puis ainsi observer leur sociologie : des étudiants et des retraités, des femmes et des hommes, des ouvriers et des bourgeois, des Noirs et des Blancs et j’en passe. Je tends l’oreille ; le portugais est une langue à la phonétique très délicate et sitôt qu’ils sont plusieurs à parler en même temps ou que les bruits de la ville entrent dans le café, les phrases, les mots et les syllabes tombent comme dans une broyeuse et ressortent en formant une sorte de pâte épaisse qu’on ne sait comment saisir.

12 mars 2024. Il est 11 h 30. Je me suis installé au Central do Rato, dehors (et non plus à l’intérieur) car le temps est légèrement couvert mais il ne pleut plus et la température avoisine les 17° C. Le ciel est voilé avec des nuages entre cirrus et stratus.

La visière de sa casquette avance loin, et si l’on traçait une perpendiculaire de l’extrémité de sa visière à son ventre, cette perpendiculaire serait tangente à l’arc de cercle formé par son ventre.

Le patron du café où j’écris vide un seau d’eau sale dans le caniveau, juste devant son café. J’entends « Até logo ».

Un homme veut entrer dans le café ; mais il commence par tirer la porte au lieu de la pousser. Il s’agit d’une notation de Georges Perec que je pourrais une fois encore mettre entre guillemets. Je ne le fais pas car c’est précisément ce que je viens d’observer, aujourd’hui, en 2024. 1974-2024, cinquante ans séparent ces moments.

Une jeune touriste passe avec un short coupé très court. Deux petits vieux la suivent du regard ; ils sont comme des vaches qui regardent passer le train.

Passe un homme qui tient à la main un sac en papier kraft sur lequel je lis : Cuido do ambiente. Por isso reutilizo e reciclo este saco !

Un avion passe, habillé de rouge et de vert, les couleurs nationales portugaises. C’est un avion de la compagnie TAP Air Portugal. Un pigeon s’installe dans des battements d’ailes sur une corniche ; j’entendrais ces battements s’il n’y avait pas tant de circulation.

Sur le trottoir, du pavé blanc qui forme de discrets reliefs, des mégots. Arrive un pigeon ; il picore sur le rat noir dont il a été question. Je détaille la grille pour l’écoulement des eaux de pluie placée devant le café où j’écris. C’est une pièce en fonte rectangulaire divisée dans sa longueur et en symétrie par une ligne d’où partent à angle droit treize fois deux lignes. Toutes ces lignes s’ornent en relief de petits losanges placés à intervalles réguliers. Ils ont probablement été conçus pour éviter de glisser par temps de pluie.

Les retraités d’hier. Tous sont diversement atteints de calvitie sauf l’un d’eux qui tient à la main un sac Continente. Un autre (celui qui a le crâne le plus dégarni) tient à la main un sac El Corte Inglés avec son graphisme bien connu : des alignements de triangles isocèles alternativement verts et noirs.

Une bedaine s’effondre au-dessus d’une large ceinture en cuir brun clair.

Passe un autre avion TAP Air Portugal, encore un biréacteur.

Passe une femme avec un petit sac en bandoulière à fermeture éclair à laquelle est accroché un porte-clés, un petit panda en plastique dressé sur son derrière.

Passe un 720 à moitié plein.

Sur un panneau métallique, des couches d’affiches diversement déchirées. Je pense à Hains et Villeglé puis à divers artistes du Nouveau Réalisme.

Une femme chaussée d’écrase-merdes. Sur le pavé de Lisbonne (avec ses pavés non jointés), il n’est pas recommandé de chausser des talons aiguilles.

On descend et on monte d’un 758. Parmi ce qui en descend, une barbe blanche ; parmi ce qui en monte, une queue de cheval.

Sur la table (rouge comme les chaises) où je prends des notes, des chiffres et des lettres de différents corps et polices de caractères, une publicité SUPER BOCK a cerveja portuguesa mais premiada. 1927. Sur ma tasse de café (j’ai commandé comme d’habitude un abatanado), il est écrit Grupo Alfredo de Jesus.

Un homme, la soixantaine, en complet veston sombre, petite moustache et petites lunettes rondes : il ressemble à Léon Blum et lui ressemblerait plus encore s’il portait son chapeau.

Une longue et large écharpe imitation fourrure de léopard s’étale sur un manteau d’un vert indécis et qui pluche.

On parle espagnol, je tends l’oreille. Cette langue me repose des chuintements du portugais particulièrement pénibles dans le brouhaha de la grande ville (comme ici, sur le Largo do Rato), agréables dans le silence de l’Alentejo ou des Açores.

Un pépère à gros ventre, avec une moustache et une barbiche qu’il semble avoir empruntées à Trotski.

On parle français, je tends l’oreille : « Je vais pas me faire chier… »

A l’arrière d’un autobus : We belong to something beautiful. De quoi s’agit-il ?

Passe un tramway sur lequel je lis : Beirão. Licor de Portugal. Gelo e limão.

Passe un double-decker rouge City Sightseeing. La partie supérieure est comme décapotée.

Un passant fait de grands gestes tout en parlant à son téléphone portable – comme si son interlocuteur(trice) se tenait devant lui.

Passe une Jaguar (son logotype) et un sweater Puma (son logotype).

(à suivre)  

Olivier Ypsilantis 

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