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Réflexions diverses (été 2012) 2/3


Contrairement à ce que s’efforce de nous faire accroire le sens courant, un sens que nous devons probablement à une longue tradition chrétienne, les Pharisiens ne sont pas des hypocrites, des perfides, un groupe refermé sur lui-même, desséché, exclusivement préoccupé de la lettre de la loi et en rien de son esprit. Les Pharisiens constituent bien le noyau ardent du judaïsme. Ce sont eux qui lui permirent de survivre à l’implacable répression romaine. Ce sont eux qui l’ont porté jusqu’à nous. Mais ne serait-ce pas précisément ce qui leur est reproché ? J’ose croire que non.

Le judaïsme n’est pas une “religion révélée” au sens où le christianisme et l’islam prétendent l’être. A ce propos, relisez “Morale juive et morale chrétienne” d’Elie Benamozegh.

Le caractère pharisien tient en grande partie à sont attachement non seulement à la tradition écrite mais aussi à la tradition orale. Pour le saisir, il faut l’appréhender d’un point de vue juif en l’opposant aux Sadducéens qui ne voulaient connaître du judaïsme que le texte écrit de la Torah.

Cet attachement à la tradition orale est à l’occasion considéré avec suspicion : la parole est jugée aléatoire, pleine de la subjectivité de ceux qui la véhiculent, tandis que l’écrit à valeur de vérité objective. Une telle attitude définit la “conception religieuse de la révélation”, une attitude à laquelle s’opposent les Pharisiens, contrairement à d’autres courants du judaïsme qui tendent à vouloir séparer un noyau absolu — “révélé” — d’une enveloppe relative, humaine bien trop humaine.

Principe de base de la doctrine talmudique : la tradition orale et les approfondissements conduits par les sages (hakhamim) ont également statut de “révélation faite à Moïse”, mais une “révélation” qui n’est pas événement historique, pris dans le temps. Le judaïsme n’est pas pour autant un fourre-tout. La loi juive est une construction complexe et rigoureuse à laquelle contribue chaque génération. Et dans cette construction, il n’est rien qui ne soit “révélation”. Mais alors, qu’est-ce qui détermine la loi ? Afin d’espérer répondre à cette question, il faut interroger non pas l’en-haut mais l’ici-bas. Le prophète lui-même, l’homme inspiré par excellence, ne peut légiférer. L’imagination et les sentiments ne doivent en aucun cas participer à l’élaboration de la loi. Maïmonide se fait l’écho des talmudistes, lorsqu’il affirme qu’en la matière il faut s’en remettre aux hakhamim et non aux prophètes. L’autorité confiée aux hakhamim n’interdit aucunement la controverse. La  controverse est une marque de la complexité de la vérité. La communauté (juive) débat ; et si la controverse ne finit pas — il faut tout de même prendre une décision ! —, on fait appel à un tribunal (bet din) qui débat à son tour, puis procède à un vote à la majorité  en cas de désaccord. Suite au vote, l’avis de la minorité n’est pas jeté à la poubelle, il fait partie intégrante de l’analyse théorique d’une question particulière.

 

Une page de Talmud avec structure hiérarchique dont la Michna constitue le noyau. 

 

Plus qu’aucune autre religion, le judaïsme active la fécondité de la controverse, l’énergie de la contradiction. J’ai souvent écrit que le judaïsme active une énergie de centrale nucléaire, une énergie qui tient d’abord au fait qu’il n’est pas une religion révélée stricto sensu. Quel est donc le but ultime de la loi juive ? Elle porte en elle une volonté d’organiser la société et l’expression religieuse ; mais il y a plus : la loi juive vise à soumettre l’homme à un modèle de justice et à lui imposer une conduite soumise à un corpus de principes.

Dans un précédent article, je m’en suis pris à la théologie de la Substitution, une théologie implacablement maniée par l’Église. Par ailleurs la dépréciation plus ou moins explicite des Pharisiens mériterait d’être examinée de plus près car elle est révélatrice.

La tradition pharisienne est cet effort millénaire pour élaborer la conduite d’un peuple, le peuple juif, selon des principes destinés à innerver la vie quotidienne. C’est en ce sens que la loi juive peut être envisagée comme sur-naturelle, non pas “révélée” mais proposant à la vie humaine, naturelle, un cadre conceptuel générateur de débat, d’énergie. Et dans ce processus, chaque génération est appelée à amplifier et approfondir le débat, avec effet cumulatif. Il y a une troublante similitude entre les modalités de l’élaboration (toujours en cours) de la tradition juive et celles de la recherche scientifique.

 ⟡

Il faut affaiblir la Turquie, l’Irak, l’Iran et la Syrie en œuvrant à la création d’un vaste État kurde, un État allié de l’Occident et d’Israël qui englobe une partie de ces quatre pays, qui empiète sur le monde ottoman, arabe et iranien. C’est l’un de mes souhaits géopolitiques les plus chers.

Lire “La Question chrétienne” de Gérard Israël qui analyse le développement du christianisme. Gérard Israël note que “de saint Paul au concile de Nicée, de saint Augustin à saint Thomas, de saint Ignace de Loyola à Luther, la question de l’incarnation, d’abord sous-jacente, puis très vite dogmatisée, constitue l’originalité profonde du christianisme.” L’incarnation, le socle irréductible du christianisme.

Il n’y avait pas de chrétiens du vivant de Jésus. Peu de chrétiens affrontent cette évidence, une évidence qui fait basculer les perspectives et aide à y voir plus clair.

La colère d’Arnold Lagémi qui exige que soit déposée la Synagogue à la face voilée (voir le porche de la cathédrale de Strasbourg). Le cri d’Edmond Fleg : “Arrachez-lui, arrachez-lui ce bandeau que vous lui rivez aux yeux : il vous empêche de la voir.” Et c’est bien le fond de la question : Chrétiens, nous nous privons d’un regard essentiel en occultant la Synagogue ; ce faisant, nous tombons dans le catéchisme, nous ânonnons des formules de propagande.

Léon Askénazi l’anti-philosophe. La philosophie comme la “recherche autonome de dévoilement de vérité, dans la perspective d’une compréhension de la destinée humaine”, une recherche qui favorise la formation de système clos. Pour le judaïsme, c’est l’acte qui est fondamental (et fondateur), c’est par lui que se ménage l’accès à l’idée. La pensée juive n’est pas un système, sa vérité ne se laisse contenir par aucun système, c’est pourquoi elle est universelle. Eliette Abécassis écrit : “Pour Léon Askénazi, l’intuition hébraïque fondamentale réside dans le fait que nous sommes appelés à devenir un “qui”. Le fond de la question de l’homme est : qui a voulu quoi ? Qu’y a-t-il à faire et qui a demandé cela ?”

Intéressante tentative de définition de la notion de liberté par Daniel Cohen, avec une mise de regard de trois peuples, l’Anglais, l’Allemand et le Français dans “Trois leçons sur la société post-industrielle”. Daniel Cohen reprend la typologie proposée par Philippe d’Iribarne dans son article “Les trois figures de la liberté” et développée par ce dernier dans son livre “L’étrangeté française”. ‟L’auteur, écrit Daniel Cohen, analyse les trois manières distinctes de penser la liberté, en Angleterre, en Allemagne et en France, telles qu’elles émergent dès le Moyen Ȃge. Ces trois termes éclairent les différents manières  de concevoir la solidarité sociale aujourd’hui.”

Pour l’Anglais, je suis libre si le produit de mon travail m’appartient, ainsi que l’exprime sans ambages John Locke.

Pour l’Allemand (voir la formulation kantienne), être libre c’est dominer ses passions et se soumettre à l’impératif de la vie en société. Être libre, c’est être reconnu comme tel par les autres.

Pour le Français, la notion de liberté est plus complexe, plus contradictoire, ni individualiste au sens anglais, ni communautaire au sens allemand. Le Français porte en lui deux systèmes de valeurs que son pays n’a jamais pu concilier : les valeurs cléricales et les valeurs aristocratiques, ce que traduit le clivage entre les Grandes Écoles et l’Université, héritière des valeurs cléricales. L’Université récuse toute sélection à l’entrée, cette sélection dont les Grandes Écoles tirent leur prestige. La Révolution française a aboli les privilèges, remarque Daniel Cohen, mais s’est empressée de fonder sa propre aristocratie avec l’École polytechnique et l’École normale supérieure. Et Daniel Cohen ajoute qu’au début du XXe siècle, alors qu’en Europe se dessinent les grands compromis sociaux, “la France est bien davantage intéressée à débattre de la séparation des Églises et de l’État.”

 

Daniel Cohen, né en 1953.

“El hombre sólo es sincero en sus monólogos o cuando habla ante reducido círculo de amigos. En cuanto hay teatro, es decir, en cuanto diserta gravemente ante concurrencia selecta, empieza la comedia (1)” note Santiago Ramón y Cajal dans “Charlas de café”. Je n’ai jamais jugé la chose autrement ; c’est pourquoi tout discours politique (destiné à une vaste audience) me trouve dubitatif. Et je ne suis pas de l’affreuse race des désabusés. Ajoutons cependant que nombre d’hommes ont plaisir à être trompés, à prendre des vessies pour des lanternes. Ces discours trompeurs — ce théâtre — agissent très précisément comme une invitation au sommeil auprès d’hommes fatigués.

Alain Michel met les points sur les i. Il rappelle à ceux qui voudraient l’oublier que l’hébreu n’a jamais été une langue morte. Il a certes connu un certain vieillissement par rapport au monde moderne, mais il n’a jamais été une langue morte, jamais ! Il reviendra à Eliezer Ben Yehuda de le rajeunir et d’en faire le socle du projet sioniste, une entreprise toujours jeune et formidablement dynamique.

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(1) “L’homme est sincère quand il monologue ou s’adresse à un petit cercle d’amis. Mais il donne dans la mise en scène et la comédie lorsqu’il se met à disserter gravement devant un public choisi.”

 (à suivre)

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