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Salomon Maïmon (1753-1800)

 

Kant a dit de Salomon Maïmon qu’il était le plus acéré de ses critiques, ce qui n’empêcha pas ce dernier d’être peu apprécié des spécialistes de la philosophie juive moderne. Il est vrai que Salomon Maïmon ne s’attarda guère sur des questions considérées comme fondamentales : Athènes/Jérusalem, Raison/Révélation, raison universelle/singularité juive. L’amplitude de son questionnement n’en est pas moins considérable : solidité de la défense kantienne de l’idéalisme transcendantal, nature des intellects finis et infinis, structure politique de la société juive traditionnelle, réalité des choses finies, possibilité de réduire les relations temporelles à des relations exclusivement conceptuelles, panthéisme, valeur morale de la connaissance…

 

 

Dans le numéro 9 de la ‟Revue germanique internationale”, Yistzhak Y. Melamed se propose de montrer que Salomon Maïmon est le seul philosophe juif moderne digne de ce nom, étant entendu que la définition de philosophie juive proposée par l’auteur de l’article est la suivante : philosophie juive ou la tentative de rendre compte des pratiques et des croyances religieuses et culturelles juives de manière informée et argumentée. Notons en passant que nombre de philosophes juifs modernes n’eurent que peu de connaissance des choses juives lorsqu’ils n’en étaient pas tout bonnement ignorants.

La philosophie juive moderne porte en elle deux caractéristiques :

  1. Elle a intégré le regard antisémite sur la culture juive, considérée comme un particularisme opposé à l’universalisme chrétien.
  2. Elle se centre sur la Bible en s’efforçant d’édifier une version protestante du judaïsme, à l’imitation du luthérianisme, afin de justifier l’entrée de plain-pied du Juif dans la société allemande.

 

Les philosophes juifs modernes ont pris intimement conscience de la tension entre les conceptions enracinées dans l’histoire, la tradition juive (jugée comme relevant du particularisme) et les ‟vérités universelles” défendues par les Aufklärer. Mais d’abord, pourquoi considérer à part les textes juifs ? Les croyances juives seraient-elles plus irrationnelles que les croyances chrétiennes ou musulmanes ? La vie juive et la pensée juive seraient-elles moins compatibles avec la raison ? Il ne s’agit pas de polémiquer —chaque tenant d’une religion ou d’une morale les veut universelles — mais de s’interroger sur ces penseurs juifs qui adoptent sur eux-mêmes un regard chrétien et, ainsi, s’envisagent comme des hommes profondément singuliers et qui rendent compte de cette singularité.

 

On a attribué à tort à Moïse Mendelssohn cet impératif : ‟Sois un Juif dans ta tente, et un être humain dans la rue”, un propos qui m’évoque avec insistance la célèbre déclaration de Stanislas de Clermont-Tonnerre : ‟Il faut tout refuser aux Juifs en tant que nation, et  tout leur accorder en tant qu’individus”. Dans les deux cas, on morcelle, on coupe en tranches. La déclaration de Stanislas de Clermont-Tonnerre doit être replacée dans son contexte pour en saisir toute la pertinence ; on ne peut aujourd’hui s’en satisfaire. Mais j’en reviens à cet impératif attribué à Moïse Mendelssohn qui sous-entendrait qu’un Juif, cette créature bizarre, ne serait un être humain que dans la rue, alors que sous la tente il ne serait qu’un Juif ! C’est ainsi que la philosophie juive moderne (la Haskala) voyait le Juif. Les penseurs juifs ont intériorisé le schème protestant, avec l’opposition singularité juive / universalité chrétienne. On a reproché à Emmanuel Kant d’avoir fait usage de l’expression ‟euthanasie du judaïsme” (Die Euthanasie des Judentums). De même, on a reproché à Friedrich Schleiermacher d’avoir présenté le judaïsme comme une momie (imputrescible donc) au chevet de laquelle on se lamente. Mais Joseph W. Pickle s’est employé à montrer que ces remarques de prestigieux non-Juifs ne sont que des reprises d’affirmations venues de la Haskala. Joseph W. Pickle (Professor Emeritus of Religion at Colorado College in Colorado Springs) est l’auteur de passionnants travaux sur le dialogue judéo-chrétien. Je conseille au lecteur l’ouvrage, ‟Schleiermacher on Judaism” (partiellement disponible en ligne) ainsi que la conférence de Marc Lienhard, ‟La religion d’après Schleiermacher” mise en ligne par l’Union Protestante Libérale :

http://unionprotlib.over-blog.com/article-730080.html

 

L’angoisse d’être pris pour un Juif dans sa quintessence, c’est-à-dire pour un Pharisien qui refuse la Révélation du Rédempteur, semble coller à la peau du maskil (partisan de la Haskala, en hébreu) qui s’emploie à présenter le judaïsme comme compatible avec la raison (au sens où l’entendent les Lumières) et, dans un même temps, à repousser (d’un air dégoûté à l’occasion) ces membres de la Yiddishkeit, ces étranges talmudistes, ces Ostjuden. Le maskil ne connaît pourtant rien ou presque rien aux œuvres écrites et étudiées dans les yeschivot d’Europe orientale.

 

Traditionnellement, les Juifs étudiaient peu la Bible. Certes, des passage du Livre étaient lus et intégrés aux prières ordinaires mais elles n’entraient pas vraiment dans l’étude. Pourtant, au cours de ces deux derniers siècles, le judaïsme connut un profond bouleversement. La vision chrétienne du judaïsme comme particularisme supposait le rejet (volontiers haineux) du texte par excellence des Pharisiens, le Talmud. Ce rejet avait une explication : la Bible proposait une relative transparence aux non-Juifs tandis que le Talmud restait impénétrable hors du cercle (restreint) de ceux qui l’étudiaient. Précisons que ce rejet du Talmud était autant le fait du Aufklärer juif que non-juif. A ce propos, citons ces lignes de Heinrich Heine (extraites de ‟Histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne”) qui n’auraient pas été du goût de Moïse Mendelssohn, très versé dans la connaissance du Talmud, mais qui traduisent bien un certain état d’esprit de l’Aufklärung : ‟Mendelssohn détruisit l’autorité du Talmudisme et fonda un pur Mosaïsme… Tout comme Luther avait renversé la Papauté, Mendelssohn renversa le Talmud, et exactement de la même façon, c’est-à-dire en répudiant la tradition, en déclarant que la Bible était la source de la tradition et en en traduisant la plus grande partie. Ainsi détruisit-il le catholicisme juif, tout comme Luther avait détruit le catholicisme chrétien.”

 

Pourquoi le Juif allemand a-t-il rejeté le Talmud avec une telle détermination ? Pourquoi donc a-t-il troqué le Talmud pour la Bible ? Parce que c’était la voie royale pour devenir un citoyen (juif) respecté. Les textes ‟bizarroïdes” du Talmud ne pouvaient intégrer le noyau du protestantisme juif. Et il fallait à tout prix imiter le voisin luthérien. On atteint le comble du ridicule lorsque des philosophes juifs s’efforcent d’introduire dans la pensée juive la morale calviniste de la grâce — cette idée selon laquelle Dieu décide arbitrairement de ce qui est bien et de ce qui est mal. Il ne s’agit pas de démontrer que les Juifs sont parfaits, personne ne l’est, mais tout de même, présenter un vulgaire fanatisme calviniste (un a priori de la pire espèce) comme une proposition juive digne de respect est tout simplement révoltant. Et la philosophie juive a tenu un rôle essentiel dans ce processus. Hormis quelques exceptions (parmi lesquelles Emmanuel Levinas), les philosophes juifs modernes ont pris la Bible comme texte constitutif du judaïsme. Ce faisant, ils ont voulu singer le protestantisme allemand, avec rumination philosophique de la Bible. Et ce n’est pas un hasard si les philosophes et les théologiens protestants allemands ont adopté sans peine des penseurs tels que Franz Rosenzweig et Martin Buber.

 

Quelques philosophes juifs modernes se sont efforcés d’approfondir leur connaissance du monde juif. Martin Buber s’est confronté aux textes hassidiques mais davantage à leur aspect conte populaire qu’à leur aspect théorique ou kabbalistique. Hermann Cohen cite à l’occasion des proverbes talmudiques. Mais la méconnaissance du monde juif reste grande chez les philosophes juifs modernes parmi lesquels Leo Strauss, Emil Fackenheim ou Franz Rosenzweig. Certes, il n’est pas nécessaire d’être rabbin ou juif (de se définir comme tel) pour se mettre à l’étude philosophique du judaïsme. Plus simplement, il faut prendre connaissance du sujet avant de prétendre en dresser une expertise philosophique.

 

C’est l’ignorance du judaïsme — du Talmud — qui dessine et insiste sur l’opposition Athènes / Jérusalem. Celui qui ne connaît pas le judaïsme peut en toute bonne foi le présenter comme une religion révélée. La protestantisation radicale du judaïsme est un passionnant sujet d’étude. Certains analystes jugent qu’elle est le fait le plus important survenu dans la société juive moderne. L’essentialisme (théorie selon laquelle l’essence précède l’existence) du judaïsme est un trait caractéristique de la philosophie juive moderne, un trait fondé sur l’ignorance du Talmud et de la littérature rabbinique.

 

L’importance de Salomon Maïmon pour la philosophie juive tient en partie au fait que sa connaissance du judaïsme le prévenait de tout a priori sur le judaïsme — et l’essentialisme en est un. Sa connaissance lui permettait la nuance. Salomon Maïmon a grandi dans la Yiddishkeit, il a donc subi diverses influences dont celles du hassidisme contemporain et de la philosophie juive médiévale avec Maïmonide. C’est de lui que Salomon Maïmon tient que la perfection intellectuelle (l’image de Dieu dans l’humanité) prime sur tout et que le perfectionnement moral n’est qu’un moyen de l’atteindre : c’est par l’intellect que nous nous rapprochons de Lui.

 

Le rapport de Salomon Maïmon à la Kabbale est relativement ambigu. Il n’empêche qu’il s’efforça d’en dégager le noyau rationaliste qu’il identifiait aux enseignements panthéistes de Spinoza. Dans ses premiers écrits hébreux, Salomon Maïmon développa l’idée selon laquelle tout ce qui est sont des prédicats de Dieu qui en est le substrat.

 

Arrivé en Allemagne, Salomon Maïmon intégre la Haskala berlinoise avec laquelle il partage d’emblée l’idée selon laquelle il faut répandre la science et la philosophie dans la Yiddishkeit et en aucun cas travailler à rendre les masses juives acceptables par assimilation dans la société allemande. Sa compréhension de la Haskala doit beaucoup à Maïmonide qui considère la philosophie et les sciences comme le meilleur moyen d’approcher Dieu. En tant que membre de la Haskala, Salomon Maïmon porte un regard critique sur la société juive traditionnelle, sur les Talmudistes qu’il estime par ailleurs pour leur précision, leur honnêteté et leur caractère profondément moral. Salomon Maïmon déplore la somme d’inepties déversées sur le Talmud, par les Chrétiens comme par les Juifs ‟éclairés”.

 

Salomon Maïmon ne reçut pas l’accueil qu’il méritait, tant chez les Juifs traditionnels que chez les Juifs ‟éclairés”. Il est resté dans une sorte de no man’s land, entre deux sensibilités juives. Homme entre deux mondes, entre la Yiddishkeit et la Haskala, cet Ostjude fut l’un des très rares membres de l’Aufklärung (avec Moïse Mendelssohn) à connaître le judaïsme. Il ne pouvait donc prendre part à ce projet réducteur à l’encontre du judaïsme qui fut malheureusement placé au centre de la philosophie juive moderne.

 

Je propose à la méditation du lecteur la conférence Akadem d’un immense érudit, Maurice-Ruben Hayoun, intitulée ‟Aveuglement des Juifs allemands” :

http://www.akadem.org/sommaire/colloques/3e-journee-du-livre-d-histoire-et-de-recherches-juives/aveuglement-des-juifs-allemands-03-03-2005-6523_4143.php

Et pour celui qui veut en savoir plus sur Salomon Maïmon, je conseille la lecture de ‟Histoire de ma vie”, une édition établie par Maurice-Ruben Hayoun :

http://blog.passion-histoire.net/?p=11320

 

 

1 thought on “Salomon Maïmon (1753-1800)”

  1. Quel bel article, comment fais-tu pour comprendre et transmettre si limpidement toutes les subtilités de ces différents penseurs juifs, cela demande une connaissance et une analyse profondes du judaïsme, de son histoire, de ses penseurs et philosophes. J’ai lu “Histoire de ma vie” la vie de Salomon Maïmon il y a trop longtemps, sa personnalité m’avait fascinée à l’époque mais ton article me donne vraiment envie de retourner le lire différemment. C’est bien lui qui raconte qu’il a appris tout seul l’allemand en prenant tout simplement un livre en allemand, comme si c’était naturel et simple ?

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