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Un aristocrate allemand antinazi, Friedrich-Percyval Reck-Malleczewen – 3/3

 

« On a voulu, pour rendre aux conflits de la vieille Europe une sorte de pureté idéologique, interpréter les « révolutions fascistes » comme formes extrêmes de la réaction. Contre l’évidence, on a nié que les démagogues bruns fussent les ennemis mortels de la bourgeoisie libérale ou de l’aristocratie tout autant que de la social-démocratie. Les révolutions de droite, a-t-on maintenu avec obstination, laissent au pouvoir la même classe capitaliste et se bornent à substituer le despotisme policier aux moyens plus subtils de la démocratie parlementaire. Quel que soit le rôle qu’ait joué le « Grand Capital » dans l’avènement des fascismes, on fausse la signification historique des « révolutions nationales » quand on les ramène à une modalité à peine originale de la réaction ou à la superstructure étatique du capitalisme de monopole » écrit Raymond Aron dans « L’opium des intellectuels ».

 

Ernst Niekisch (1889-1967) par Gustav Seitz (1906-1967)

 

Après avoir glané dans l’essai de Heinrich Heine, « Histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne » (« Zur Geschichte der Religion und Philosophie in Deutschland »), un écrit de 1835, Reck-Malleczewen rapporte le 11 mars 1942 un passage prémonitoire de cet écrit. Le passage en question commence ainsi : « Le christianisme a quelque peu apaisé cette ardeur belliqueuse du Germain sans parvenir à la détruire, et si un jour la croix, ce talisman qui dompte les passions, venait à se briser, la sauvagerie des vieux guerriers se déchaînera de nouveau, l’extravagante fureur destructrice que les bardes nordiques ont chanté… ». Passage stupéfiant écrit par un Juif allemand.

En mai 1942, Reck-Malleczewen nous offre un beau portrait d’Ernst Niekisch, un homme que fréquenta également Ernst Jünger. Il nous parle de ces populations allemandes écrasées sous les bombes, à Munich, tandis que les responsables nazis se terrent dans des abris avec tout le confort. Il nous parle (encore un tableau saisissant) de Werner Bergengruen qui, sur les ruines fumantes de sa maison de Munich, propose aux passants les restes de ses biens : une fibule romaine et autres richesses archéologiques, à côté d’un panneau annonçant qu’un écrivain allemand vend les restes de ses richesses.

Nombre de pages de ce journal pourraient sans peine être portées à l’écran et inspirer des courts-métrages, certains parfaitement loufoques – et néanmoins parfaitement lucides. Le 30 octobre 1942, il écrit : « Si Goering faisait proclamer à son de trompe qu’un de ses chiens de chasse était nommé roi de Bavière, je crois bien que ce peuple, hier encore si jaloux de son originalité et de ce qui le sépare de la termitière de l’Allemagne du Nord, crierait hourrah ! et rendrait hommage à un clébard. »

Reck-Malleczewen évoque des souvenirs de ses années d’étudiant en médecine, des scènes puissamment picturales, expressionnistes une fois encore, et qui me conduisent vers des poèmes de Gottfried Benn, lui aussi médecin, des poèmes inspirés de la morgue et de la salle des femmes en couches. Reck-Malleczewen se retrouve donc dans une salle de dissection avec des tables sur lesquelles sont exposés des corps humains profanés et il note, face au dégoût de tous, dégoût qu’il leur faut surmonter : « Toute la salle avec ses affreuses tables était pleine de tels jeunes gens qui, à peine sevrés de l’éducation humaniste, des vers de l’Iliade et de la lecture de Platon, se trouvaient devant le même seau dans les vapeurs méphitiques de la décomposition… » Il rend compte du cynisme dont font preuve ces étudiants (à commencer par lui-même), cynisme destiné à conjurer la peur, l’effroi, cynisme et obscénité – les plaisanteries et les chansons de carabins. Et jour après jour l’obscénité va en augmentant, on va jusqu’à donner à ces pauvres corps des positions lascives et obscènes. En repensant à ces tristes souvenirs, il note : « Je compris que tout cela n’avait été qu’une défense secrète contre la peur ». Et il passe aussitôt aux informations qui lui parviennent dont la suivante : les nazis ont retourné la tombe de Heinrich Heine, à la recherche des ossements du poète afin de les profaner. N’ayant rien trouvé, ils en dispersèrent la terre. A ce propos, Reck-Malleczewen commet une petite erreur : Heinrich Heine n’est pas enterré à Montparnasse mais à Montmartre.

 

La tombe de Heinrich Heine, au cimetière de Montmartre. Le poète ne voulait qu’une pierre sur laquelle était inscrit : “Ici repose un poète allemand”. Sa volonté fut respectée jusqu’en 1901, date à laquelle ses admirateurs firent ériger ce monument surmonté d’une sculpture de l’artiste danois Ludwig Hasselriis.

 

Ce journal est fascinant, avec ces plans qui se heurtent comme des plaques telluriques, avec ces rencontres entre l’homme et l’histoire, avec ces observations dignes d’un entomologiste (on pense à Jean-Henri Fabre) et ces considérations sur la psychologie des peuples, avec cette tonalité qui me conduit une fois encore vers des souvenirs de lectures d’Ernst Jünger. Reck-Malleczewen, c’est aussi toute la culture humaniste de la vieille Allemagne, de l’Allemagne d’avant le nazisme. C’est avec les hommes de cette Allemagne que l’Europe aurait dû se faire, elle aurait été meilleure ; mais peu ont survécu et nombre d’entre eux ont terminé pendus à des crochets de boucher. Ernst Jünger a survécu, il est vrai, et l’Europe lui doit beaucoup. Il faut relire son essai, « La Paix ».

En février 1943, alors que l’Allemagne nazie est loin d’être vaincue, il note, prémonitoire encore : « Je crois que lui-même (Hitler) sait que c’est la fin – non pas une fin héroïque, mais une fin immonde… » Fin immonde, suicide dans un bunker souterrain, avec cadavre incinéré dans un trou d’obus, à renfort de bidons d’essence, dans un jardin ravagé par l’artillerie soviétique. « Un pauvre hystérique peut sans doute faire croire quelque temps au monde qu’il est Alexandre le Grand. Jusqu’à ce que vienne l’histoire et lui arrache son masque… Et alors, c’est le tanneur Cléon qui apparaît… » Cléon… Si vous connaissez son histoire, vous comprendrez pourquoi Reck-Malleczewen fait ce rapprochement avec Hitler, et à plusieurs reprises, dans son journal. Il se risque à un tel rapprochement avec la Révolution française, avant la réaction thermidorienne. Ernst Jünger, homme d’intuition, s’y risque lui aussi, notamment avec le rat Marat. Reck-Malleczewen qui a par hasard rencontré Himmler fin 1934, note après que ce dernier l’ait abordé « ce côté mesquin et la marque de l’origine petite-bourgeoise qui, combinés avec son pouvoir de vie et de mort, lui donnaient une apparence aussi effrayante » ; et il ajoute aussitôt : « Fouquier-Tinville, agent d’exécution des bas-fonds, devait avoir le même genre ». Il constate que la guillotine ne cesse de fonctionner dans l’Allemagne nazie où environ seize mille personnes auraient été exécutées de la sorte, soit plus ou moins le nombre de victimes de la guillotine au cours de la Révolution française (sans compter les vingt à trente mille fusillés, et les dizaines de milliers de prisonniers diversement massacrés, entre colonnes infernales et noyades de Nantes). Ci-joint, un article intitulé « How the Nazis slaughtered 16,000 people by guillotine : Found in a Munch cellar, the death machine that reveals a forgotten horror » (où apparaissent les visages lumineux de Sophie et Hans Scholl) :

http://www.dailymail.co.uk/news/article-2538973/How-Nazis-slaughtered-16-000-people-guillotine-Found-Munich-cellar-death-machine-reveals-forgotten-horror.html

Reck-Malleczewen écrit : « Les tribunaux sommaires sous la présidence de Jacobins du Parti, sanguinaires et sadiques, travaillent vite, ils rendent des sentences au bout d’audiences de cinq minutes ». A ce propos, une petite lecture me revient, une lettre du Marquis de Sade où il est essentiellement question de l’Être Suprême. On peut y lire cette réflexion (on sait que l’un des nombreux surnoms donnés à la guillotine est « la veuve ») : « Gageons cependant que « la veuve » a un long avenir devant elle et que l’Être Suprême sera son éternel mari ». La colère que véhicule cette lettre (probablement écrite en 1793) du Divin Marquis ou celle que véhicule ce petit texte d’André Chénier le guillotiné, « Les autels de la peur » (écrit en 1791), est proche de celle de Reck-Malleczewen qui, pour ne pas être étouffé par la colère, en prend note dans des pages d’une rare intensité. Il dénonce « ce bordel établi par la masse ». Lorsqu’il a connaissance de l’existence de Sophie et Hans Scholl, de leur mépris face aux juges, aux nazis, à Hitler, il écrit : « Ils semblent avoir déclenché un mouvement qui se poursuit après leur mort » et il les voit comme les premiers Allemands d’un grand mouvement de régénération.

 

Hans Scholl (1918-1943)

 

Il juge que cette guerre a certes des causes humaines, mais que cette constatation n’épuise pas la question. Dans cette hystérie de masse autre chose est en jeu, ce que les Britanniques ne semblent pas vouloir comprendre, les Britanniques auxquels il reproche de ne pas avoir enfumé dans leurs repaires ces rats bruns, alors qu’ils le pouvaient. Pour le chrétien qu’est Reck-Malleczewen, quelque chose de plus terrible agit, un délire venu des ténèbres. Et il écrit ces mots qui ne peuvent, une fois encore, que me conduire vers Bernanos : « Malheur au peuple qui n’a pas réussi à comprendre que quatre siècles de gouvernement rationaliste du monde et d’hérésies rationalistes sont révolus, que maintenant c’est le grand mystère de l’Irrationnel lui-même qui frappe à la porte vermoulue de l’humanité ». En février 1943, il note que dans la demeure de son domaine, vieille de plus de six siècles, les phénomènes étranges sont nombreux ; par exemple, la porte de sa chambre à coucher qui s’ouvre brutalement, et des lumières qui s’allument la nuit, et toujours sans explication : mais depuis que les nazis ont étendu leur pouvoir, c’est une atroce odeur de décomposition qui emplit sa demeure. « Il est impossible qu’il s’agisse d’autosuggestion, car des invités non-prévenus arrivés de Munich nous ont signalé, une minute après avoir été conduits dans leur chambre, une pénétrante odeur de décomposition ». Tout a été minutieusement inspecté, mais rien, pas même un rat crevé qui aurait pu pourrir dans un matelas.

Alors qu’il se trouve dans une petite gare de Haute-Bavière, des rescapés des bombardements de Hambourg se pressent. Parmi eux, une femme qui porte une pauvre mallette en carton aux coins écornés. Dans la bousculade, sa mallette tombe et répand son contenu : des jouets, du linge portant des traces de brûlure, un nécessaire à ongles et, enfin, un cadavre réduit à l’état de momie « que cette femme à moitié démente a traîné avec elle… » Sous l’action des bombes au phosphore, les corps étaient réduits à l’état de minuscules momies « et il y a quantité de femmes qui, sans domicile, errent à travers le pays avec ces affreuses reliques ». Et il dénonce ces rationalistes qui n’ont pas compris que les démons sont sortis de leur assoupissement, « que ce sont les cavaliers de l’Apocalypse eux-mêmes qui ont sellé leurs montures décharnées ».

Le 2 juillet 1944, quelques jours avant l’attentat contre Hitler, il redit sa haine de la populace, en prenant soin de préciser, une fois encore, que cette populace ne vient pas du prolétariat mais « de cette infernale couche moyenne que Werner Sombart a stigmatisée comme frein à tout développement véritable ».

 

Olivier Ypsilantis

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