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Une suite espagnole – 8/10

 

Tableau 9

Il y a en France après la Révolution et l’Empire une forte culture de la légalité assumée et même revendiquée par le Jacobinisme. Rien de tel en Espagne où la relation à l’État central reste beaucoup plus distante, plus méfiante. Les guerres multiples engendrées dans toute l’Europe par la France révolutionnaire et impériale ont d’ailleurs achevé d’ouvrir un abîme entre légalité et légitimité, avec un sentiment particulièrement fragile de la légitimité, sentiment lié à une culture de l’impunité, surtout pour ce qui est de l’usage de la violence politique, à droite comme à gauche.

Antonio Cánovas le libéral donne une généalogie à cette inclinaison : 1808, date à partir de laquelle le peuple espagnol doit piétiner les ordres donnés par ses responsables politiques et militaires afin d’espérer sauver son indépendance, chasser les armées françaises de son territoire et un pouvoir mis en place par l’Empereur des Français. La Révolution française et l’Empire français ont imposé à l’histoire espagnole une coupure dramatique. Le militarisme révolutionnaire français s’est abattu sur tout le pays comme une tempête qui a provoqué une réaction nationale, presque totale, avec le peuple en armes, y compris nombre de femmes.

 

 La Guerra de Independencia (1808-1814)

 

En Espagne, l’armée française ne s’alimente pas pour avancer, elle avance pour s’alimenter ; autrement dit, elle vit sur le terrain, ce qui signifie pour l’essentiel réquisition et pillage. Napoléon a conscience des dangers d’une telle méthode. Il n’ignore pas qu’elle porte atteinte au moral et à la discipline de ses troupes ; mais il ne sait pas comment y mettre fin – ou peut-être ne le veut-il pas.

En 1808, les Français ont trois cent mille soldats en Espagne. Il leur faut deux millions de fanegas (une unité de mesure variable suivant les régions d’Espagne, 55,5 litres en Castilla) de blé à l’année, alors que les excédents en blé de Castilla et Extremadura ne dépassent pas les huit cent mille fanegas. En vivant ainsi sur le terrain, au détriment des paysans qui ont eux-mêmes du mal à se nourrir, les Français accélèrent le processus de guerre nationale, de guerre totale. Le 2 mai (Dos de Mayo) 1808, date hautement symbolique à Madrid et dans tout le pays, le signal de la rébellion générale est donné et la répression s’en suit aussitôt, une répression qui touche Córdoba (la ville est par ailleurs entièrement saccagée) et Tarragona où les morts se comptent par milliers, répression aussi à Ciudad Rodrigo et Badajoz. Une telle violence n’avait été pratiquée par les armées de la République que dans les provinces de l’Ouest de la France, principalement en Vendée.

Napoléon juge qu’un pays qui se laisse manipuler par les religieux sera vite contrôlé et que ses armées balayeront la résistance populaire comme elles l’avaient fait ailleurs. Il ne sait presque rien sur ce pays et n’écoute pas ceux qui le connaissent bien, comme son ambassadeur (en Espagne) François de Beauharnais. Les préjugés sur l’Espagne sont très marqués dans la France d’alors, des préjugés véhiculés par tout un courant probablement influencé par Madame d’Aulnoy et son (supposé) voyage en Espagne.

La rage du peuple espagnol envers les Français ne peut en aucun cas être réduite à une question exclusivement religieuse, contrairement à ce que pensent les esprits paresseux, toujours à la recherche de simplifications. Idem avec les Vendéens que d’aucuns réduisent à des calotins alors que les raisons de leur soulèvement sont beaucoup plus prosaïques. Il y a en France, et encore aujourd’hui, une arrogance révolutionnaire, jacobine et impériale – en un mot républicaine – qui agit comme des œillères.

Je ne vais pas m’attarder sur le degré de religiosité des Espagnols car la question ne me semble pas centrale en la circonstance. Les causes de cette guerre nationale – totale – sont multiples et imbriquées les unes dans les autres. Dans tous les cas, on ne peut que constater la durée de cette guerre, sa violence radicale, une guerre contre l’étranger dans laquelle s’inscrit une guerre entre Espagnols.

Bailén est bien plus qu’une victoire militaire sur un champ de bataille. Bailén marque le passage d’un mouvement insurrectionnel à une guerre nationale. Bailén a par ailleurs un écho international et alimente la propagande anti-napoléonienne dans toute l’Europe car pour la première fois l’armée française est défaite. Pour Napoléon l’invasion de l’Espagne a aussi un objectif stratégique, soit expulser les Britanniques de la Méditerranée ou, tout au moins, les maintenir hors d’Italie et de la Péninsule ibérique. Mais, pour ce faire, les méthodes françaises se révèlent inadéquates. La révolte du peuple espagnol (un peuple méprisé par l’intelligentsia française) va contrarier les plans de l’Empereur et faire entrer les Britanniques en Espagne mais aussi au Portugal.

Les alliés britanniques regardent de haut cette guerrilla, cette guerre de pauvres. Les Espagnols ne peuvent affronter les Français sur le champ de bataille et il n’y aura pas d’autre Bailén. Mais cette désarticulation de l’armée régulière espagnole active la guerrilla. Les officiers britanniques n’apprécient guère ce mode de combat bien qu’ils en retirent des bénéfices. Les guerrilleros españoles harcèlent à tout moment et partout. Ils grignotent les lignes logistiques des armées françaises, les communications sont sectionnées et les estafettes sont massacrées au point que ces armées finissent par perdre la notion du temps et de l’espace. Celles qui sont engagées dans le Sud de l’Espagne et les régions méditerranéennes ne savent souvent rien sur celles qui opèrent au Portugal, en Castilla et dans les provinces du Nord de l’Espagne. Ainsi les armées françaises se trouvent-elles dispersées, désarticulées et perdent leur capacité à se regrouper qui a fait leur force. Cette perte de contrôle stratégique est de plus en plus manifeste et trouvera sa conséquence tactique aux Arapiles (Battle of Salamanca) et à Vitoria. La guerrilla a non seulement des conséquences pour l’ennemi, elle en a pour tout le pays, avec destruction des infrastructures sans oublier de lourdes conséquences sociales.

Cette guerre fait prendre conscience aux plus modestes – la gente baja – de leur force. Ils ont tenu en échec la plus puissante armée du monde. Ces paysans vont également montrer qu’ils sont capables de s’organiser en bataillons et constituer de véritables unités parfaitement organisées.

La notion de peuplepueblo – peut sembler vague. Pourtant, dans le cas espagnol, cette notion est alors forte et elle le reste, plus qu’en France et j’en suis témoin. La notion de « citoyen » promue par la Révolution française (une notion idéologique) n’a alors pas la force qu’a el pueblo en Espagne, plus organique, plus immédiat, vital. La littérature romantique célèbre le héros populaire espagnol qui est alors exclusivement un paysan, mais empreint d’une noblesse naturelle, un homme généreux, un homme qui ne se considère en aucun cas comme supérieur à l’autre mais qui considère en symétrie que l’autre ne lui est pas pour autant supérieur, un homme fier mais sans morgue et qui fuit tout comportement servile.

De fait, lorsque je voyage dans les villages et les campagnes d’Espagne, j’ai souvent cette impression – même si le monde moderne a tendance à effacer cette Espagne de espíritu caballeresco. C’est aussi pourquoi j’ai très tôt aimé ce pays où j’ai rencontré les meilleures manières chez des gens du peuple, avec cette caballerosidad española. J’ai également noté cette différence (qui n’est pas spécifiquement espagnole, loin s’en faut, mais qui est plus marquée en Espagne que dans d’autres pays) entre le peuple et ses dirigeants dont la médiocrité est très souvent manifeste, de plus en plus manifeste. A ce propos, peu de peuples ont aussi peu d’estime pour leurs dirigeants. Et les Espagnols n’aiment pas les appareils de pouvoir, ils s’en méfient contrairement aux citoyens français, fils de la Révolution qui ont une dévotion pour l’État.

La guerre d’indépendance (1808-1814) altère profondément la société espagnole et une certaine légalité se trouve poussée de côté. La guerrilla contre les Français et sur tout le territoire durant plusieurs années est une école de bravoure individuelle mais aussi d’indiscipline doublée d’une révolution sociale (una guerra de pobres contra ricos), soit une destruction légale de l’économie et de la société et jusqu’à l’État.

Olivier Ypsilantis

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