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Une suite espagnole – 3/10

 

Tableau 3

La Guerre Civile d’Espagne n’est pas le simple fait d’un coup d’État, d’une équipe de traîneurs de sabres comme les ignorants l’affirment trop souvent ; elle couvait depuis longtemps. Au cours des années qui la précédèrent, la violence était générale.

16 février 1934, jour d’élections. Considérant l’ambiance dans le pays et les violences tout au long de la campagne électorale, les forces de police sont mobilisées. La journée est plutôt calme, on ne déplore qu’un mort, un Falangista poignardé dans les Asturies. Dans la soirée, les premiers résultats tombent : les candidats de gauche semblent avoir l’avantage. Aussitôt la foule envahit les rues de Madrid et d’autres villes et multiplient les exigences et les intimidations. Les autorités ne savent que faire. Des gouverneurs civils apeurés tolèrent les désordres et se montrent à l’occasion plus que conciliants. Des responsables politiques s’inquiètent, à commencer par les modérés qui voient leur clientèle électorale s’effondrer. Manuel Portela de sensibilité centriste et président du Gouvernement est terriblement inquiet, et son inquiétude gagne Francesc Cambó à Barcelone et José María Gil-Robles à Madrid. Le discours modéré de Francesc Cambó n’avait été d’aucune utilité et les gauches renforcées par le vote anarchiste triomphent en Catalogne. Manuel Portala ne déclare pas l’état de guerre mais l’état d’urgence (estado de alarma) avec suspension d’une bonne partie des droits constitutionnels et censure de la presse, une situation courante au cours de la IIe République. Manuel Azaña et Niceto Alcalá-Zamora prennent note du désordre et des violences, de la fuite de gouverneurs civils et d’urnes électorales volées. Les résultats de ces élections (qui jamais ne furent publiés officiellement) restent aujourd’hui encore un sujet d’interrogation pour les historiens. Nombreux sont ceux qui y sont allés de leurs calculs, calculs qui diffèrent sensiblement les uns des autres. Ceux de Javier Tusell sont volontiers considérés comme les moins tendancieux ; ils donnent une quasi égalité droites / gauches, soit respectivement 4 500 000 contre 4 650 000 de voix. La polémique au sujet de ces résultats tient au fait que les définitions « centro » et « derecha » ne sont pas si faciles à circonscrire. Ainsi, un parti aussi franchement à droite que le Partido Nacionalista Vasco (P.N.V.) est alors généralement considéré comme centriste car ayant refusé d’appuyer les droites. Ce qui est certain : tous les analystes et politiciens d’alors tiennent le « centro » pour effondré (400 000 à 500 000 voix). Dans ce flou, on constate simplement que depuis 1933 les gauches et les droites se sont sensiblement renforcées et dans des proportions comparables, soit respectivement de 3 à 4,5 millions de voix et de 3,5 à 4,5 millions de voix, des augmentations venues essentiellement du centre qui perd entre 1,4 et 1,9 millions de voix. A ces mouvements s’ajoute le vote anarchiste, soit quelques centaines de milliers de voix qui viennent renforcer les gauches, un vote probablement décisif en Catalogne. On peut supposer que des voix traditionnellement de gauche se sont reportées vers la droite et inversement et pour diverses raisons.

 

José María Gil-Robles (1898-1980)

 

Quoi qu’il en soit, l’absence de résultats officiels ne fait qu’augmenter les suspicions sur la validité de ces élections. La C.E.D.A. (Confederación Española de Derechas Autónomas) admet sans discuter sa défaite, ce qui donne aux gauches le sentiment que ces résultats sont légitimes. La loi électorale en vigueur (je passe sur ses mécanismes) permet de transformer une infime différence quant au nombre de voix en un avantage considérable quant au nombre de députés.

En aparté. Il reste difficile d’appréhender pleinement l’histoire de ces élections cruciales dans l’histoire du pays mais il est certain que cette campagne électorale et ces élections sont franchement guerracivilistas, autrement dit qu’elles tendent vers une solution violente, vers la guerre civile…

Les jours suivants, soit les 17 et 18 février, l’agitation s’intensifie et La Pasionaria est de la partie. Dans ses mémoires, Manuel Portela rend compte de cette agitation, avec mutineries et incendies dans des prisons, occupation de mairies, etc., etc. Le gouvernement ne sait que faire : céder et tomber dans l’illégalité ou bien tenter de rétablir l’ordre, ce qui au point où en sont les choses supposerait beaucoup de sang versé pour un résultat improbable. Effrayé, le gouvernement donne sa démission et place ainsi les gauches devant leurs responsabilités.

La démission du gouvernement (qui de fait ne gouverne plus guère) augmente les suspicions quant à la validité du processus électoral, le devoir du gouvernement étant de rester en place jusqu’à la fin du second tour prévu pour le 1er mars puis de transmettre ses pouvoirs au nouveau gouvernement, probablement de Frente Popular. Le 19 février, Manuel Portela présente sa démission à Niceto Alcalá-Zamora après l’avoir présentée à Manuel Azaña ; puis ce même jour, il s’empresse de transmettre ses pouvoirs à ce dernier. Cette démission ne résout rien La liste des violences perpétrées dans le pays suffirait à remplir plusieurs pages.

Qui est à présent au pouvoir ? Réponse : la coalition à l’origine de la révolte de 1934, mais avec une interversion : à présent, c’est le républicanisme bourgeois qui est à la manœuvre avec les révolutionnaires comme auxiliaires. Les droites ne sont pas rassurées pour autant et plusieurs de leurs responsables s’éclipsent, parmi lesquels José María Gil-Robles. Falange Española se garde d’appuyer ces droites défaites et d’attaquer le nouveau gouvernement. José Antonio Primo de Rivera accorde sa confiance à Manuel Azaña. Mais Falange Española ne pèse pas lourd : ce parti n’a obtenu aucun député et ses effectifs restent réduits.

 

Tableau 4

Composante fondamentale de la Guerre Civile d’Espagne, les milices (milicias) et des deux côtés. Dans les lignes qui suivent je ne ferai que présenter succinctement les milices des gauches.

Le 18 juillet 1936, des dizaines de milliers de femmes et d’hommes prennent les armes. Dans la zone républicaine les milices sont dès les premiers moments de cette guerre le dénominateur commun des forces combattantes. L’Armée républicaine est considérée avec suspicion par le Frente Popular et probablement aussi, et pour diverses raisons, par des militaires de l’armée gouvernementale. Il s’agit d’une armée divisée, désorganisée, au moral plutôt bas et qui ne sait dans quelle direction agir avec méthode. Il est vrai qu’en ces années 1930 l’Espagne est un pays extraordinairement divisé et politisé, rien à voir avec la Russie de la révolution d’Octobre (1917), un coup d’État réussi. L’Espagne des années 1930 est un pays à la population hautement politisée, de bas en haut et de haut en bas de l’échelle sociale et surtout en bas. Rien à voir avec les masses paysannes qui constituent l’essentiel de la population de l’Empire russe. L’ouvrier espagnol (qu’il soit employé dans l’agriculture ou l’industrie) est doté d’une forte conscience politique et est généralement affilié à un syndicat.

 

Enrique Líster (1907-1994)

 

Les forces a priori les plus légales au gouvernement républicain sont les milices de gauche qui pour l’essentiel se rattachent aux deux grands syndicats : la Confereración Nacional del Trabajo (C.N.T.) et la Unión General de Trabajadores (U.G.T.). Les communistes de diverses tendances (orthodoxes et trotskistes, soit P.S.U.C. et P.O.U.M.), peu nombreux, sauront prendre le train en marche et avec dextérité. Il est vrai que les trotskistes ne tarderont pas à souffrir des agissements des orthodoxes – les staliniens. Les partis de la gauche bourgeoise ne parviendront pas à mettre sur pied une organisation comparable à celles de ces trois grandes composantes de la gauche.

Les grands groupes miliciens sont les suivants. En Catalogne, les forces anarco-syndicalistes dominent. Elles vont opérer non seulement en Catalogne mais aussi au-delà de ses frontières et porter l’offensive jusqu’aux portes de Huesca et non loin de Saragosse. Idem à Valence où les anarchistes participent au siège de Teruel. Dans les Asturies domine le socialisme révolutionnaire. En Biscaye et Guipuzcoa domine un séparatisme plutôt bourgeois. Asturiens et Basques peinent à sortir de leur aire et s’ils le font c’est sans grand succès : les Basques sur Villarreal de Álava (la Basque) et les Asturiens sur Oviedo (l’Asturienne). A Madrid, la C.N.T. et la U.G.T. sont en situation d’équilibre. Ces deux grands syndicats organisent leurs forces de combat et les lancent dans deux directions : les anarchistes (C.N.T.) vers l’est et les socialistes (U.G.T.) vers l’ouest. Les communistes qui en Espagne n’ont pas l’assise de ces deux syndicats ne tardent pas à se glisser dans l’affaire en jouant des coudes et à s’imposer. Ils remportent quelques succès sur le terrain (dans la sierra de Guadarrama) et leur propagande fait le reste.

En septembre 1936, soit peu de temps après le début de la Guerre Civile, les seules milices à avoir obtenu quelques succès sont les milices communistes de Madrid. Elles ont stoppé l’avance concentrique des forces ennemies sur la capitale. Pour beaucoup les seuls noms connus des forces gouvernementales sont : Enrique Líster, Valentín González dit « El Campesino », Juan « Modesto » et Francisco Galán. Lorsqu’en octobre 1936 le gouvernement de Francisco Largo Caballero rattache à la Comandancia de Milicias de Madrid celle de Valence, de Catalogne, du Nord et d’Andalousie, il place sans le savoir – ou à dessein – l’organisation d’une Armée populaire entre les mains des communistes alors que l’aide soviétique commence à s’organiser et qu’arrivent à Albacete d’autres miliciens qui vont s’organiser en Brigades Internationales fortement influencées par l’idéologie communiste.

La création de cette Armée populaire se fait sur la base de la brigade mixte. Son commandement en est d’abord confié à Enrique Líster. Ainsi les membres du P.C.E. prennent-ils peu à peu les commandes de cette armée initialement composée de six brigades auxquelles s’ajoutent sans tarder cinq brigades internationales. C’est le noyau de l’Armée populaire. Il suffit d’étudier la carte des opérations de mars 1937 pour prendre la mesure de la montée en puissance des communistes, notamment au cours de la défense de Madrid, avec les batailles du Jarama et de Guadalajara. Ces unités sont non seulement capables de stopper l’ennemi mais de passer à la contre-attaque. Les succès militaires des communistes renforcent leur prestige et leur présence au sein du gouvernement de la République, l’appui soviétique fait le reste.

Il apparaît toujours plus qu’en augmentant ce type d’unité régulière il est possible de se mettre au niveau de l’adversaire et même de le dépasser. Contrairement à d’autres milices, les milices communistes offrent par ailleurs un emploi et une solde fixes. Les bataillons intégrés aux six premières brigades (en majorité issues du 5e régiment, ou Quinto Regimiento de Milicias Populares) vont donner à l’Armée populaire des commandants et des commissaires politiques. Étape suivante et dernier coup de maître du Comité Central du P.C.E. : pousser à la militarisation des milices considérant leurs piètres résultats. Le gouvernement obtempère et l’Armée populaire s’unifie sous l’égide des communistes. Seuls échappent à leur influence quelques noyaux fortement anarchisants autour desquels gravite néanmoins l’autorité communiste. A l’intérieur de cette Armée populaire se constitue une caste formée par l’Ejército de Maniobra, masse principale de combat destinée à remporter la victoire à un moment précis en un lieu précis. Les unités destinées à constituer cette masse sont celles qui se sont le plus distinguées au combat, des unités communistes ou sous forte influence communiste. A leurs preuves faites au combat s’ajoutent une meilleure organisation et discipline ainsi qu’un meilleur armement, le tout soutenu par des promesses d’ascension rapide et une propagande d’une redoutable efficacité.

Olivier Ypsilantis

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