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Une suite espagnole – 2/10

 

Tableau 2

Ces lignes m’ont été inspirées par des réflexions de Benjamin Keen.

L’expression leyenda negra s’appuie sur des suppositions dont la validité n’a jamais été sérieusement vérifiée. Si la raison d’être de la leyenda negra est diffamation de l’Espagne et des Espagnols, son histoire est antérieure à cette expression. Sverker Arnoldsson a montré comment, à partir du XIVe siècle, les Italiens ont développé des sentiments défavorables à l’égard des Espagnols pour des raisons que nous avons brièvement évoquées dans le précédent article. Même processus en Allemagne et aux Pays-Bas au XVIe siècle. Sverker Arnoldsson rend compte de ce fait sans en vérifier la pertinence. Certes, il rapporte, et probablement à raison, que les Espagnols se sont fort mal comportés dans ces deux pays ; mais se sont-ils plus mal comportés que les armées d’autres pays à la même époque.

 

Bartolomé de Las Casas (1484 ? – 1566)

 

En 1552-1553, Bartolomé de Las Casas publie son fameux traité, « Brevísima relación de la destrucción de las Indias ». La crainte qu’a la Couronne espagnole que ne se constitue un féodalisme colonial aide à comprendre sa relative tolérance à l’égard de cette publication. Mais si Carlos V autorise un débat interne sur la politique suivie par le pays au sujet de ses possessions américaines (les Indias), ce débat prend fin avec son successeur Felipe II dont la préoccupation principale est d’augmenter les revenus de la Couronne et de remplir ses caisses vides. L’influence de Bartolomé de Las Casas à la cour va alors considérablement baisser. Et le déclin de la puissance du pays augmentera sa susceptibilité à l’égard des critiques concernant sa politique étrangère. Ainsi, au XVIIe siècle, le traité de Bartolomé de Las Casas ne connaît qu’une édition, à Barcelone, en 1646, au cours de la révolte catalane contre la puissance castillane, et ce n’est pas un hasard. En 1659, l’Inquisition l’interdit en Aragon avant d’étendre cette interdiction à toute l’Espagne. Des intellectuels espagnols de premier plan dénoncent alors les jugements de Bartolomé de Las Casas car considérés comme outranciers et utilisés essentiellement par les ennemis de l’Espagne. Au XVIIIe siècle, les intellectuels espagnols déplorent l’influence de ce célèbre traité tout en faisant des concessions. L’influence des Lumières se lit entre les lignes. Au XIXe siècle, entre les Cortes de Cádiz et la Generación del 98, les contre-attaques espagnoles perdent en vigueur avant de reprendre des forces au XXe siècle avec les forces conservatrices qui expliquent la décadence de leur pays par l’abandon des valeurs de la Hispanidad, des valeurs qui avaient trouvé leur pleine expression sous les règnes de Carlos V et Felipe II. Des historiens conservateurs vont jusqu’à déclarer que Carlos III et Bartolomé de Las Casas ont été pareillement responsables de cette décadence en favorisant le libéralisme, une valeur jugée corruptrice et facteur de division. Dans la foulée, inquiets des progrès de l’Indeginismo et de la montée en puissance de nombreux mouvements sociaux, les milieux conservateurs d’Amérique latine se rangent du côté des conservateurs espagnols, eux aussi nostalgiques d’un certain passé. Julián Juderías est l’auteur de l’expression « leyenda negra » devenue mondialement célèbre suite à la publication de son livre « La leyenda negra » (1914) qui connaît un grand nombre de rééditions et dans lequel il dénonce la distorsion de l’histoire de son pays. Parmi les intellectuels qui se placent de son côté, Salvador de Madariaga et Ramón Menéndez Pidal, auteur de « El Padre Las Casas, su doble personalidad ». Aux États-Unis, les historiens du XXe siècle abordent la question et l’étudient d’un point de vue plus favorable qui trouve ses origines dans le XIXe siècle au cours duquel les historiens américains avaient étudié l’Empire espagnol avec une relative bienveillance.

L’œuvre de Lewis Hanke est paradoxale. La figure centrale de ses travaux est Bartolomé de Las Casas, une figure qu’il envisage avec autant d’amplitude que de profondeur. Par la tonalité générale de son œuvre, Lewis Hanke incline du côté de la leyenda blanca et de ce point de vue son influence aura été considérable (notamment aux États-Unis), une influence à laquelle rend hommage Ramón Menéndez Pidal. Parmi ceux qui dénoncent les propagateurs de la leyenda negra, Hubert Herring dans « History of Latin America ». Citons également Charles Gibson et trois de ses écrits : un article intitulé « The Colonial Period in Latin American History » et deux livres : « The Aztecs under Spanish Rule » et « Spain in America ». De fait, l’auteur ne refuse pas en bloc la leyenda negra et il ne s’abandonne pas benoîtement à la leyenda blanca. Il leur reproche leur unilatéralisme et semble aller entre les deux, se rapprochant tantôt de l’une et tantôt de l’autre. Toutefois, il maintient que Bartolomé de Las Casas a donné dans l’exagération et a rapporté des données inexactes. Il respecte les sentiments de cet humaniste mais dénonce son manque de sérieux à l’heure d’écrire son célèbre traité. Ramón Menéndez Pidal estime que le nombre de victimes indiennes rapporté par Bartolomé de Las Casas est exagéré et il n’hésite pas à le traiter de « paranoico » et à évoquer « la enormización lascasiana ». La polémique reste ouverte, notamment quant au nombre de morts, pour cause d’épidémie d’une part et pour cause de violence d’autre part. Je dois dire que plus je lis de livres et d’articles à ce sujet plus je me sens incapable d’une affirmation massive. Je suis toutefois convaincu avec d’autres que Bartolomé de Las Casas, un authentique humaniste, n’a jamais écrit ce traité dans le but d’offrir une arme aux ennemis de son pays. Par ailleurs, n’oublions pas que ce Dominicain accuse également de cruauté les Portugais et les Allemands au Venezuela. Et s’il avait été informé des cruautés des Anglais et des Français, pour ne citer qu’eux, il se serait exprimé avec une même véhémence et une même sincérité.

Ce traité n’est pas l’unique responsable de la formation et de la divulgation de la leyenda negra. La réputation des Espagnols en Europe était plutôt piètre, considérant notamment les violences en cours aux Pays-Bas. Par ailleurs, les Hollandais étaient informés des violences espagnoles dans le Nouveau Monde avant la publication du traité en question ; il ne leur apprenait rien même s’il contenait des inexactitudes et des exagérations. Et n’oublions pas l’écrit du voyageur italien Girolamo Benzoni. Lorsque Montaigne et Ambroise Paré se réfèrent à la leyenda negra, ils citent Girolamo Benzoni et Francisco López de Gómora (et non Bartolomé de Las Casas). Il semblerait que la colère de Montaigne à ce sujet soit plutôt liée à une lecture de Francisco López de Gómora qu’à celle de Girolamo Benzoni. Et ce ne sont pas les seuls écrits à avoir attisé la flamme.

Il est certain que la leyenda negra a été utilisée à des degrés divers par les ennemis de l’Espagne. Salvador de Madariaga et Pierre Chaunu ont à ce sujet des remarques intéressantes qui ne sont pas pour autant indiscutables. On ne peut expliquer l’activité éditoriale anti-espagnole par la seule volonté d’arracher à l’Empire espagnol une part de ses richesses. Une fois encore, l’affaire n’est pas si simple. A des aspirations nationalistes, religieuses et diversement idéologiques en rapport avec l’Espagne de la Contre-Réforme, s’ajoutent à l’occasion de l’authentique humanisme ainsi que la pression de groupes de commerçants désireux d’étendre leur champ d’action. Le travail de Pierre Chaunu est intéressant et certains de ses aspects peuvent être retenus ; mais en balayant d’un revers de la main les aspirations humanistes, il montre ses limites me semble-t-il.

Je rappelle que le livre de Girolamo Benzoni, « Historia del Nuevo Mundo », a été publié à Venise en 1565 et qu’il ne peut avoir été dicté par une quelconque volonté de Venise de s’approprier les possessions espagnoles d’Amérique. Ce récit de voyage n’est pas radicalement hostile à l’Espagne : l’auteur célèbre les efforts des Dominicains espagnols en faveur des Indiens ; il évoque avec enthousiasme Alonso López de Cerrato, homme de loi au Guatemala : il fait même l’éloge du vice-roi de la Nouvelle-Espagne, Antonio de Mendoza. On peut supposer que l’hostilité de Venise envers l’Espagne s’explique au moins en partie par sa tolérance religieuse, son indépendance à l’égard de la papauté, ses relations amicales avec les Protestants anglais et hollandais, son opposition aux Jésuites.

Les premiers apports français à la leyenda negra consistent probablement en traductions au français et au latin du livre de Girolamo Benzoni faites par le Huguenot Urbain Chauveton et dans lesquelles se lisent en filigrane les lignes de fracture politico-religieuses dans la France du XVIe siècle. On pourrait en revenir à Montaigne qui dénonce la conquête du Mexique et du Pérou sans mentionner l’Espagne dans son essai « Des Coches » mais qui accuse la civilisation européenne d’avoir échoué dans ses rapports avec les Indiens.

Aux Pays-Bas, les traductions et les publications de traités de Bartolomé de Las Casas, à commencer par « Brevísima relación de la destrucción de las Indias », sont d’abord envisagées comme une arme contre l’occupant espagnol, accusé de commettre les mêmes atrocités en Europe que dans le Nouveau Monde. Idem avec « Apologie de Guillaume de Nassau, prince d’Orange, contre l’édit de proscription ». En 1579 est publié à Anvers, alors aux mains des rebelles, une édition française du traité de Bartolomé de Las Casas qui aurait eu pour but de se gagner l’appui des Wallons francophones, eux aussi en lutte pour leur indépendance. Lorsque les Flandres se libèrent, le pays se met à utiliser ce traité à des fins expansionnistes, soit chasser l’Espagnol de ses possessions pour mieux prendre sa place. Mais l’histoire n’est jamais une histoire simple – simpliste –, on doit admettre d’autres motifs à l’utilisation de ce traité, des motifs dont l’humanisme n’est pas nécessairement absent.

Un nom ne doit pas être oublié dans la formation et la propagation de la leyenda negra, il est même central, Théodore de Bry le graveur qui finit par s’installer à Frankfurt-am-Main où il fonde une imprimerie. Ses fils y impriment notamment la fameuse édition illustrée du traité de Bartolomé de Las Casas. Ils reproduisent le texte de Bartolomé de Las Casas dans lequel les Espagnols sont comparés à des bêtes sauvages mais ils refusent de porter un tel jugement sur l’ensemble de la nation espagnole. Ils déclarent dans leur présentation que s’ils avaient joui de la liberté dont jouissaient les Espagnols en Amérique, privés d’un puissant arbitre capable de leur inspirer de la crainte, ils auraient été semblables à eux en sauvagerie et en cruauté. Les fils de Théodore de Bry font par ailleurs l’éloge de Carlos V pour ses efforts envers les Indiens.

La leyenda negra n’est pas sans fondements, loin s’en faut. Il convient toutefois de la défaire de son pathos et de ses trémolos dont le traité de Bartolomé de Las Casas n’est pas exempt et qui portent atteinte à sa crédibilité. Il ne s’agit pas pour autant d’une légende ; simplement, les pratiques dénoncées ne doivent pas être comprises comme une spécificité espagnole d’alors, ce que l’auteur n’a jamais eu en tête d’imposer. La leyenda negra doit être prise en considération sans pour autant être maniée à tout propos comme une arme contre les Espagnols. Les relations entre ces derniers et les Indiens ont été bien plus complexes que ce traité ne le laisse entendre. Il ne faut se laisser enfermer ni dans la leyenda negra ni dans la leyenda blanca.

Olivier Ypsilantis

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