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Un Japonais honoré par Israël, Chuine Sugihara

Alors en poste au consulat du Japon dans la capitale de la Lituanie, Kaunas, un diplomate japonais, Chiune Sugihara, prend la décision de délivrer des visas de transit pour le Japon à des milliers de Juifs fuyant le nazisme. Cet homme qui parle couramment le russe négocie avec l’U.R.S.S. l’autorisation de laisser transiter ces Juifs à qui il a accordé un visa afin qu’ils puissent embarquer à Vladivostok pour le Japon.

Dans un très beau petit livre de souvenirs, sa femme Yukiko retrace sa vie auprès de son mari et après sa mort. Ce livre a été publié en français sous le titre “Visas pour 6 000 vies”.

 

Chiune Sugihara et sa femme Yukiko

 

Suite à un document trouvé dans les archives ministérielles et mis à la disposition de Hillel Levine, un historien américain, la confirmation est apportée que Chiune Sugihara a bien délivré environ deux mille visas ; chaque visa étant valable pour toute une famille, on arrive aisément à un total d’environ six mille individus.

Quelques indications biographiques. Chiune Sugihara est admis au département d’enseignement de l’anglais à l’université de Waseda puis il est reçu à l’examen des bourses du ministère des Affaires étrangères. Il part pour la Manchourie où il entreprend l’étude du russe. Il est diplômé de l’Institut de Harbin puis employé comme secrétaire au ministère des Affaires étrangères. A Harbin il est également traducteur et professeur. Il est alors considéré par son ministère comme le meilleur expert (japonais) de l’U.R.S.S.

Lorsque le Mandchoukouo est créé en 1932, Chiune Sugihara se consacre à l’organisation du département diplomatique où il ne tarde pas à être nommé chef de la section russe. Il se marie en 1935 et s’installe à Tokyo. Il ne s’agit pas d’un mariage arrangé, alors très fréquent au Japon. Yukiko insiste sur le grand respect de Chiune envers elle et sa capacité à l’écouter, ce qui mérite d’être noté à une époque où les hommes de son pays ne prennent pas les femmes au sérieux et leur parlent volontiers rudement ainsi qu’elle le précise. Le couple reçoit de nombreux Russes ayant fui la Révolution.

26 février 1936, putsch au Japon. Chiune le réprouve, sans rien en dire. Septembre 1936, naissance d’un fils, Hiroki. En novembre 1936 est conclu le pacte anti-Komintern nippo-allemand. Septembre 1937, suite au refus de l’U.R.S.S. de lui délivrer un visa, le couple part pour la Finlande où Chiune est affecté à la délégation d’Helsinki. Il y est nommé traducteur puis chargé d’affaires. 1938, naissance du deuxième fils. En Europe, les événements se précipitent, avec notamment le pacte germano-soviétique, le partage de la Pologne et l’annexion des trois pays Baltes par l’U.R.S.S. Octobre 1939, Chiune est nommé au consulat du Japon à Kaunas, capitale de la Lituanie. Le 20 et 21 juillet 1940, les trois pays Baltes sont intégrés à l’U.R.S.S.

27 juillet 1940, par une belle journée d’été, le couple stupéfait découvre des fenêtres du consulat du Japon une foule compacte. Yukiko et Chiune finissent par comprendre que ce sont des Juifs de Pologne qui fuient les nazis et qui demandent un visa de transit pour le Japon. Leur nombre ne cesse d’augmenter dans les jours qui suivent. La sœur de Yukiko, Setsuko, décide aussitôt de les aider alors qu’elle ne sait encore rien des crimes nazis envers les Juifs.

 

Bureau de Chuine Sugihara dans ce qui fut le Consulat du Japon à Kaunas, aujourd’hui un musée.

 

Délivrer des visas aux Juifs risque alors d’être considéré comme un acte anti-allemand, le Japon ayant conclu en 1936 un pacte anti-Komintern avec l’Allemagne ainsi que nous l’avons signalé. Mais la foule des Juifs augmente jour après jour sous les fenêtres du consulat. Que faire ? Chiune décide de recevoir cinq délégués choisis par la foule, ce qui est fait sans tarder. Ces Juifs qui ont fui la Pologne suite à l’attaque allemande du 1er septembre 1939 veulent passer par l’U.R.S.S. et le Japon avant s’en aller pour d’autres pays. A cet effet, il leur faut présenter un document attestant de leur destination finale (une lettre d’invitation par exemple), et il leur faut faire vite car les autorités soviétiques ont ordonné la fermeture du consulat du Japon en août 1940. Ces Juifs effectuent cette demande sur les conseils du consul des Pays-Bas, Nathan Goodwill, qui délivre des déclarations écrites afin qu’ils puissent partir pour Curaçao, aucun visa n’étant exigé pour débarquer dans cette île des Caraïbes. Mais il leur faut transiter par le Japon pour espérer atteindre cette île.

Considérant le nombre de Juifs demandeurs de visas, Chiune n’a d’autre choix que de s’adresser au ministère des Affaires étrangères de son pays, ce qu’il fait dès le lendemain par télégramme en langage codé. Dans ce très intéressant télégramme, Chiune agit tout en finesse, diplomatiquement, puisqu’il va dans le sens du pacte anti-Komintern signé par le Japon, en insistant sur les manœuvres du Parti communiste, de la G.P.U. et de l’Armée rouge qui menacent de nombreuses organisations parmi lesquelles des responsables du Bund et des Juifs sionistes. Chiune ne va alors cesser de faire tout ce qui est en son pouvoir en faveur des réfugiés juifs.

Chiune multiplie les dépêches spéciales à l’adresse du ministère des Affaires étrangères. Chiune est un élément important pour le Japon allié de l’Axe. Il est réputé pour son sérieux et sa capacité de travail, et il parle couramment le russe. Il bénéficie par ailleurs de la confiance de l’état-major japonais de l’armée de terre en tant que sous-lieutenant, engagé volontaire.

 

Chuine Sugihara, sa femme Yukiko et ses deux fils aînés. A gauche de l’image, sa belle-sœur Setsuko Kikuchi.

 

Les Juifs affluent toujours devant le consulat et leurs cinq délégués ne cessent de venir aux nouvelles. La réponse du ministère des Affaires étrangères est “Non !” Pas de visa pour ces Juifs, un refus qui n’étonne pas Chiune car accueillir des Juifs, même en transit, pourrait être interprété comme un acte d’hostilité envers le Reich. Chiune envoie un deuxième télégramme. Même réponse. Chiune et Yukiko en perdent le sommeil et Yukiko ne parvient plus à allaiter son troisième fils, Haruki.

A Kaunas, les consulats ferment. La Lituanie est officiellement annexée à l’U.R.S.S. le 3 août 1940, avec l’Estonie et la Lettonie. Les Soviétiques et le ministère japonais des Affaires étrangères ordonnent au couple de faire ses bagages. Chiune est considéré comme un homme dangereux par le pouvoir soviétique : il connaît trop bien l’U.R.S.S. qui lui avait déjà refusé un visa en 1937 – d’où sa nomination en Finlande. Il décide pourtant de rester malgré les dangers auxquels il s’expose avec sa famille. Il envoie d’autres télégrammes mais ses demandes sont refusées “pour des raisons de sécurité”.

Soutenu par sa femme, il décide donc de délivrer des visas contre l’avis de son ministère, quitte à compromettre sa carrière et à être radié des cadres de la diplomatie. Yukiko se souvient que lorsqu’elle avait connu son mari en 1935, il avait quitté son poste au département des Affaires étrangères du Mandchoukouo, alors qu’il aurait pu devenir ministre, parce que les Japonais traitaient mal les Chinois.

Chiune se rend au consulat d’U.R.S.S. de Kaunas et parvient à obtenir une autorisation de passage pour ceux à qui il délivrerait des visas. Le 31 juillet 1940, il prend la ferme décision de délivrer des visas. Lui et sa femme ne peuvent supporter de voir sous leurs fenêtres tant de personnes promises à une mort certaine. Je passe sur les détails d’un travail qui va accaparer Chiune pendant plusieurs semaines au cours desquelles il dormira peu afin de consacrer le maximum de son temps à cette entreprise de sauvetage. Yukiko aide son mari dans la mesure de ses moyens et laisse à sa sœur Setsuko le soin de s’occuper de ses trois fils. Chiune a l’intention d’établir des visas au rythme de trois cents par jour ; mais les formulaires venant à manquer, il lui faut bientôt tout rédiger à la main. Un employé lituanien du consulat l’aide. Afin de gagner du temps, Chiune cesse de mettre des numéros sur les visas et d’informer son ministère quant au nombre de visas délivrés. Puis il cesse de percevoir la commission fixée pour la remise de chaque visa. Cette situation se prolonge durant une vingtaine de jours. Son ministère et le gouvernement soviétique les pressent toujours plus de quitter le pays. Mais il poursuit. Il ne quittera pas son bureau durant près d’un mois, y travaillant sans répit du petit matin jusqu’à une heure avancée de la nuit et en sautant le déjeuner. Il avait commencé le 31 juillet, il continuera jusqu’au 28 août.

La pression se fait de plus en plus forte, tant de la part des Japonais que des Soviétiques. Chiune doit s’incliner car ordre lui est donné par le ministère japonais des Affaires étrangères de fermer le consulat de Kaunas et de se rendre immédiatement à Berlin. Le couple se réfugie à l’hôtel Metropolis. Chiune est épuisé. Des Juifs le suivent jusqu’à l’hôtel où il continue à établir des visas avec les moyens du bord car il a envoyé les pièces officielles (comme les tampons) à Berlin. Ainsi, en remplacement des visas officiels, il délivre des permis genre laisser-passer. Chiune et sa famille restent au Metropolis jusqu’au dernier jour d’août et partent pour Berlin dans la matinée du 1er septembre. En gare de Kaunas, il établit encore des laisser-passer qu’il distribue par la fenêtre de son compartiment à des Juifs qui l’ont suivi jusque sur le quai. Lorsque le train se met en marche, il s’incline profondément devant eux et leur demande de lui pardonner de ne pouvoir les aider plus.

Avant de quitter la Lituanie, Chiune avait laissé une lettre aux Juifs qui n’avaient pu obtenir de visa en leur demandant de se rendre à l’ambassade du Japon à Moscou où il avait pris contact avec un collègue pour qu’il leur délivre des visas, ce que ce collègue fera. D’après les documents originaux ont peu estimer que le nombre de Juifs sauvés par Chiune oscille entre cinq mille et six mille individus.

Je passe sur bien des événements rapportés dans ce livre de souvenirs pour en venir aux retrouvailles avec les Juifs. De retour au Japon, Chiune et Yukiko ne parlent à personne de ce qu’ils ont fait à Kaunas, pas même à leurs proches. Tout d’abord, ils ont l’impression de n’avoir fait que ce qu’ils devaient faire, soit porter assistance à des personnes en danger de mort. Par ailleurs, pour avoir délivré des visas en passant outre les ordres de ses supérieurs, Chiune avait été expulsé des Affaires étrangères alors qu’il espérait exercer ses talents au plus haut niveau de la diplomatie. Il rêvait de devenir ambassadeur.

Août 1968. Vingt-huit ans après Kaunas. Yehoshua Nishri, l’un des cinq délégués juifs de Kaunas, téléphone à l’ambassade d’Israël à Tokyo où il invite Chiune à le rencontrer. Il lui montre le visa (en très mauvais état) qu’il lui a délivré.

Les Juifs secourus par Chiune n’avaient cessé de le rechercher ; mais le ministère des Affaires étrangères avait déclaré ne pouvoir les aider. Mauvaise volonté ? A son retour au Japon, Chiune s’était rendu à l’ambassade d’Israël pour y demander des nouvelles des Juifs auxquels il avait accordé un visa. Mais personne ne savait rien et Chiune avait laissé son adresse. Lorsqu’il rencontre Yehoshua Nishi, Chiune comprend que son action n’a pas été vaine et qu’il n’a pas renoncé à sa carrière de diplomate pour rien.

Cette même année, en 1968, Nobuki, le quatrième fils de Yukiko et Chiune, est invité à l’Université hébraïque de Jérusalem en tant que boursier du gouvernement. En 1969, Chiune fait étape en Israël, invité par des personnes qui lui doivent la vie, dont Zerach Warhaftig, l’un des cinq délégués de Kaunas, devenu ministre des Affaires religieuses. Le père retrouve son fils.

1985, 18 janvier à l’ambassade d’Israël à Tokyo, Chiune reçoit le titre de Juste parmi les nations. Il est trop faible pour se déplacer, aussi sa femme et son fils aîné le représentent. Peu avant, le Premier ministre japonais avait invité au Japon son homologue israélien, Itzhak Shamir. Le 6 janvier, Chiune avait été invité par l’ambassade d’Israël à la réception donnée par la Jewish Community of Japan (JCJ). Il avait voulu s’y rendre malgré sa santé fragile. A quatre-vingt-cinq ans, il retrouve des Juifs auxquels il a délivré des visas ; parmi eux Josef Simkin. En novembre de la même année, sur l’une des collines qui entourent Jérusalem (Bet Shemesh), des arbres sont plantés en son honneur, soit dix cyprès du Japon. Le 31 juillet 1986, Chiune Sugihara décède. Sa femme Yukiko sera invitée aux États-Unis par de nombreux Juifs passés par Kaunas.

Les premiers réfugiés juifs venus de Vladivostok après avoir traversé l’Union soviétique en train débarquèrent au Japon à Tsuruga le 6 octobre 1940. Au cours des dix mois qui suivirent, soit jusqu’en juin 1941 (début de la guerre entre l’Allemagne et l’Union soviétique), quinze mille Juifs débarquèrent au Japon. La plupart d’entre eux s’en iront vers le futur État d’Israël ou aux États-Unis. Quelques-uns, très peu nombreux, resteront au Japon.

Dans le très beau site de Stéphane Giocanti intitulé Pinceaux de nuit, un article consacré à Chiune Sugihara :

https://pinceauxdenuit.com/sugihara-chiune-un-juste-au-japon/

On peut y lire : “Selon les historiens, Chiune Sugihara aurait ainsi délivré plus de 2000 visas familiaux, sauvant la vie à environ 6000 personnes – selon la Jewish Virtual Library, près de 40.000 personnes ont dû ou doivent leur existence à cet homme, en comptant les deux générations qui ont succédé aux réfugiés. Les Juifs demeurés en Lituanie seraient en revanche déportés : entre 1940 et 1944, deux cent mille d’entre eux moururent dans les camps nazis.”

Olivier Ypsilantis

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