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Quelques tableaux portugais – 6/9

 

Tableau 11

Si les Noirs, les Mulâtres et toute personne ayant une part de sang africain sont considérés dans le Portugal d’alors et son Empire comme des pessoas de sangue infecto, la même attitude prévaut à l’égard des descendants de Juifs, y compris les très nombreux descendants de Juifs venus d’Espagne pour se réfugier au Portugal avant que l’Inquisition ne les y rattrape sans tarder.

La société portugaise est alors divisée en cristaõs-novos et cristaõs-velhos, soit pour ces premiers des Juifs convertis au catholicisme. Le roi D. Manuel I les avait forcés à la conversion mais sans grande conviction et parce qu’il lui fallait obtenir la main de la fille des Rois catholiques, Isabel de Aragón. Mais sitôt cet édit promulgué, il en promulgue un autre interdisant quiconque de tracasser d’une quelconque manière les cristãos-novos durant une période de vingt ans (période prolongée sans tarder de dix-sept ans). En 1507 et 1524, d’autres décrets royaux réaffirment cette interdiction. Aussi les cristaõs-novos et les cristaõs-velhos multiplient-ils les liens matrimoniaux et à tous les niveaux de la société portugaise, principalement dans la classe moyenne. Vers la fin du XVIe siècle, une proportion qui varie entre un tiers et la moitié de la population du pays est supposée avoir été « infectée » à des degrés divers par du « sang juif ».

 

 

Il n’y a plus de rabbin dans le pays, aucun livre ou manuscrit hébreu n’est autorisé à y circuler. Ainsi peut-on raisonnablement supposer que dans deux ou trois générations la grande majorité – pour ne pas dire l’écrasante majorité – des cristaõs-novos sera devenue catholique, soit sincèrement soit par simple inertie. La minorité restée secrètement fidèle à la foi hébraïque s’éloignera peu à peu de la richesse de la mémoire juive (par manque de liens communautaires, de rabbins et d’écrits relatifs à la foi et la culture juives) pour s’en tenir à quelques habitudes elles-mêmes menacées. Cette assimilation a pour effet (un phénomène observable dans d’autres pays et à d’autres époques) d’aviver l’antisémitisme à l’encontre des cristaõs-novos ou considérés comme tels. Cet antisémitisme s’exprime ouvertement aux Cortes de 1525 et 1535 où il est déclaré que ces derniers s’activent à répandre secrètement la foi de leurs ancêtres et, ainsi, à pervertir les cristaõs-velhos.

A partir d’environ 1530, les cristaõs-novos ne vont plus pouvoir compter sur la protection de la Couronne. D. João III est convaincu que ces derniers (assimilés à des crypto-Juifs) constituent un grand danger ; et il introduit le tribunal du Saint-Office de l’Inquisition dans son royaume, après bien des hésitations de la part du Saint-Siège. Vingt ans plus tard, la branche portugaise de ce tribunal est devenue un État dans l’État. Ses principaux tribunaux se trouvent à Lisbonne, Évora et Coimbra. L’Inquisition ne s’intéresse pas qu’aux Juifs ; mais de 1536 à 1773 ils seront sa principale préoccupation, et de loin. Cet appareil de répression est considéré par celles et ceux qui eurent à en souffrir comme plus rigoureux et efficace que son équivalent espagnol.

Une part importante des énormes archives de l’Inquisition au Portugal a été détruite après la suppression définitive de cette institution en 1820. Il reste toutefois plus de trente-six mille cas documentés pour la période 1540-1765 aux archives de Lisbonne. Le nombre des condamnés à mort et exécutés (environ mille cinq cents individus) ne rend pas pleinement compte des dommages créés par cet appareil et ses procédés judiciaires. Des milliers de femmes et d’hommes sont morts dans ses prisons ou sont devenus fous avant leur jugement. Celles et ceux qui restaient emprisonnés et qui en conséquence n’étaient pas pleinement exonérés étaient ipso facto considérés comme suspects, ce qui portait préjudice à toute leur famille qui se trouvait réduite à la plus grande précarité et finissait souvent dans la rue, à mendier. De fait, l’Inquisition plongera le pays dans une atmosphère de suspicion pendant près de deux siècles. A partir de 1588, toute personne ayant une origine cristaõ-novo (jusqu’au quatrième voire jusqu’au septième degré) est officiellement et légalement exclue de tout poste ecclésiastique, militaire et administratif, à moins qu’elle n’ait appartenu ou n’appartienne aux ordres militaires, aux conseils municipaux ou de Misericórdias, etc. Après 1623, l’exclusion s’étend à tous les postes d’enseignement, universités ou collèges, sans oublier les postes de juriste et médecin. Ces restrictions ne sont pas appliquées partout et à toutes les époques avec une même rigueur. Les cristaõs-novos parviennent à occuper certains postes ou à se livrer à certaines occupations malgré l’interdit, notamment aux confins de l’Empire portugais, comme à São Paulo, au Brésil, ou à Macao, en Chine. Le risque d’être découvert et dénoncé reste néanmoins permanent et serait utilisé pour attiser les préjugés à l’égard de l’ensemble des cristaõs-novos. Au cours de la plus grande partie de cette période, l’émigration des cristaõs-novos et le transfert de leurs capitaux vers d’autres pays (parfois même dans certaines parties de l’Empire portugais) sont strictement interdits. L’interdiction est à l’occasion levée moyennant des pots de vin très élevés et/ou des versements à la Couronne, des sommes pour l’essentiel versées par la communauté des commerçants cristaõs-novos de Lisbonne, comme cette somme versée à D. Sebastião I pour son expédition marocaine. Mais le plus souvent, après avoir reçu la totalité ou une partie de la somme exigée, la Couronne revient sur sa parole. Pourtant, en dépit de tant de difficultés, nombre des plus volontaires parmi les entrepreneurs et les commerçants cristaõs-novos parviennent à quitter le Portugal, avec une partie ou la totalité de leurs biens. Ainsi le Portugal s’appauvrit-il tandis que s’enrichissent les villes rivales de Lisbonne : Anvers, Amsterdam et Londres.

 

 

La ségrégation institutionnelle et sociale des cristaõs-novos et cette obsession pour la limpeza de sangue déterminent le fonctionnement de l’État et ses administrations, tant au Portugal que dans son Empire. Dans ce dernier cas, on fait montre dans certaines de ses parties d’un peu moins de rigueur qu’en métropole. Un tribunal du Saint-Office avec compétences sur l’Asie portugaise est établi à Goa en 1560 ; c’est le seul tribunal fixe de l’Empire ; partout ailleurs, l’Inquisition métropolitaine se contente d’envoyer périodiquement des représentants, ce qu’elle fait au Brésil à partir de 1591. Ceux qui sont arrêtés au Brésil sur son ordre sont envoyés à Lisbonne pour y être jugés. Aucun auto-da-fé n’a été organisé dans l’Amérique portugaise. Il a été calculé qu’entre 1591 et 1763, quatre cents individus accusés de judaïser ont été transportés vers le Portugal. La plupart d’entre eux ont été condamnés à des peines d’emprisonnement et dix-huit condamnés à mort, avec un brûlé vif, les autres ayant été préalablement étranglés.

Le tribunal du Saint-Office est beaucoup moins rigoureux au Brésil qu’au Portugal, ce qui incite des milliers de cristaõs-novos à s’y réfugier au cours de la période 1580-1640. Certains d’entre eux établis à Pernambuco professent et pratiquent ouvertement le judaïsme au cours de l’occupation hollandaise de Recife (1630-1654) mais émigrent après le départ des Hollandais. C’est ainsi que se constitue la toute première communauté juive de New York. A Goa, l’Inquisition est elle aussi beaucoup moins rigoureuse qu’en métropole mais nous manquons de documents pour estimer le nombre de ses victimes.

L’émancipation des cristaõs-novos et la drastique limitation des pouvoirs de l’Inquisition au Portugal est le fait du Marquês de Pombal. En 1773, il pousse le roi José I à promulguer deux décrets pour en finir avec la limpeza de sangue et les tracasseries qu’elle engendre, pour en finir également et radicalement avec la distinction cristaõs-novos / cristaõs-velhos. De sévères punitions menacent ceux qui se risqueraient à faire usage de ces termes ou de leurs synonymes. Toute la législation relative aux cristaõs-novos est annulée tandis que sont réhabilités les décrets royaux de 1507 et 1524 qui interdisaient cette distinction. Le tribunal du Saint-Office est réduit au statut de filiale d’un tribunal royal et ses procédures sont alignées sur celles des cours civiles. Les auto-da-fé avaient été interdits en 1771. A Goa, l’Inquisition perd tout pouvoir et aucune condamnation à mort ne sera prononcée jusqu’à son abolition en 1820. Les mesures prises par le Marquês de Pombal se sont donc révélées très efficaces. Il ne fut plus question de crypto-Juifs et de cristaõs-novos qui furent admis dans la société portugaise et de l’Empire portugais au même titre que les cristaõs-velhos. Charles R. Boxer note à raison que les tribunaux de l’Inquisition ont été des counter-productive agencies.

Toutefois, les mesures prises par le Marquês de Pombal vont avoir indirectement un effet pervers. En effet, les étrangers en vinrent à se convaincre que le Portugal était un pays de crypto-Juifs. La tragicomédie de la conversion forcée et massive de 1497 n’avait pas été oubliée. Dans une lettre à un ami datée de 1530, Érasme écrit sur un ton amusé que tous les Portugais sont de race juive (Quare post hac mihi valebit illud genus judaicum). Les Portugais qui se rendent ou résident dans d’autres pays d’Europe notent que cette conviction est très répandue, le nom « Portugais » étant synonyme de « Juif », ce que note en particulier Dom Luís da Cunha, en 1736, à la fin d’une longue et brillante carrière diplomatique au service du roi D. João V. Au XVIIe siècle, les Jésuites espagnols du Paraguay traitaient les habitants de São Paulo de « Juifs » et d’une manière franchement dépréciative. Et je pourrais multiplier les exemples dans ce genre.

 

 

Le Marquês de Pombal qui avait voyagé ne devait probablement pas ignorer ces attitudes. Il traîne à ce propos une anecdote bien connue des historiens. Alors que le roi D. José I étudiait une proposition de l’Inquisition selon laquelle tous les cristaõs-novos devraient porter un chapeau blanc, marque de leur origine juive, le Marquês de Pombal se présenta le jour suivant dans le cabinet du roi avec trois chapeaux blancs. Il lui expliqua qu’il en apportait un pour lui, le roi, un autre pour le Grand Inquisiteur et un autre enfin pour lui-même. Se non è vero, è ben trovato.

L’abolition officielle de l’Inquisition, en 1821, ouvre de nouvelles perspectives aux Juifs, ce qui commence par se traduire de deux manières : la venue de Juifs, individuellement ou en famille, au Portugal puis la reconnaissance et la valorisation des communautés juives restées au Portugal et ayant maintenu secrètement leur legs juif.

Cette relative revitalisation de la présence juive au Portugal a été favorisée par des conditions juridiques qui bien que limitées entrouvrirent une porte fermée. Elle a été également favorisée, ce qui est moins connu, par la forte présence militaire britannique au cours de la Guerra Peninsular (1807-1814), une présence qui acquerra sans tarder une grande importance politique dans le pays suite au départ de la Cour pour Rio de Janeiro fin 1807. Cette présence britannique va donc activer un processus de libéralisation et favoriser dès les dernières années du XVIIIe siècle et les premières années du XIXe siècle l’arrivée de familles juives du Maroc et de Gibraltar, notamment à Faro (dans l’Algarve), aux Açores et, surtout, à Lisbonne, des Juifs placés sous la protection directe du monarque britannique.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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