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Quelques tableaux portugais – 4/9

 

Tableau 8

Le Portugal, une vieille nation dotée d’une riche mythologie culturelle par ailleurs très particulière. Le Portugal est la première nation européenne moderne à s’être lancée dans l’exploration du monde et jusqu’en Chine et au Japon. Les Portugais ont certes quitté leur pays par nécessité économique – et qu’avaient-ils devant eux sinon l’océan – mais aussi par curiosité. Au fond, la curiosité (à des degrés variables) entre dans l’explication de presque tout ce que nous entreprenons tant au niveau individuel que collectif. Et je pourrais en revenir à Alexandre le Grand. Les Portugais ont donc commencé à quitter ce recoin d’Europe qu’est leur pays vers le milieu du XVIe siècle. L’aventure portugaise a bien été la première aventure mondiale de l’Europe moderne.

Cette aventure portugaise planétaire a en quelque sorte détourné le Portugal de l’Europe à partir du milieu du XVIe siècle. Le caractère de ce pays s’est en grande partie défini dans un double mouvement : ouverture sans limite au monde et isolement en Europe, un isolement qui sera cultivé et même glorifié par Salazar il n’y a pas si longtemps. Ce n’est que très récemment que le Portugal s’est ouvert, en partie suite à la crise mondiale qui l’a touché en 2010 et au plan de sauvetage de 2011. Le Portugal s’est notamment efforcé d’attirer des résidents étrangers en leur accordant certains avantages fiscaux (voir le statut de RNH). Le tourisme de masse (lié aux vols low cost, plus de 90 % des visiteurs étrangers se rendent au Portugal par avion, au développement récent d’Internet et de la téléphonie mobile) a fait le reste. Le tourisme de masse s’était longtemps limité à la petite frange côtière de l’Algarve. Il y a à peine plus d’une dizaine d’années nombre de constructions des deux principales villes du pays étaient plus ou moins à l’abandon, menaçant ruine ou franchement en ruine.

Pendant un siècle et demi, soit à partir du milieu du XVIe siècle, le Portugal est absorbé par sa propre aventure. Des voyageurs et des écrivains élaborent sans le savoir une deuxième identité à ce pays qui commença à explorer le monde à partir des côtes du Maroc (voir Ceuta) puis le long des côtes du continent africain avec l’Atlantique pour voie de communication – et je pourrais en revenir à la découverte de l’archipel de Madère et de celui des Açores. Mais cette deuxième identité allait s’élaborer plus loin encore, dans l’océan Indien. « Os Lusíadas », ce long poème épique écrit en partie dans cet Orient exprime cet autre Portugal probablement à jamais sorti de lui-même. Lorsque les Hollandais puis les Britanniques prennent possession de cet océan Indien devenu portugais, le Portugal se replie sur l’Europe sans jamais pouvoir se détacher de cet immense Orient où il se sent plus regardé et plus grand qu’il ne l’est. Au contact des Portugais j’ai souvent la sensation qu’ils sont ailleurs, une sensation palpable au quotidien et probablement alimentée, au moins en partie, par ce passé d’explorateurs revenus dans un pays plutôt petit et je n’ose dire relativement médiocre, médiocre d’un certain point de vue seulement, mais un point de vue adopté par de nombreux Portugais.

 

Florbela Espanca (1894-1930), la grande poétesse portugaise.

 

La culture portugaise (qui est aussi et d’abord une culture européenne) s’est affirmée dans une série de mythes comme celui d’Inês de Castro, de la Religieuse portugaise ou de Dom Sebastião. Mais le plus grand de ces mythes, celui qui ne se dissipera qu’en 1974 avec la Revolução dos Cravos, est le mythe de l’Empire, un Empire qui prendra divers noms sous l’Estado Novo – sera affublé de divers noms – afin d’espérer perdurer.

Le Portugal n’a jamais tenu un rôle considérable en Europe. En souffre-t-il ? Je ne sais. Le monde s’uniformise, certes, mais cette uniformisation ne serait-elle pas une illusion ? Il suffit de séjourner quelque part avec les yeux bien ouverts pour comprendre que ce quelque part est unique et diffère de tous les ailleurs. Les Portugais me semblent toujours être ailleurs, distraits comme aucun peuple ne l’est. Où sont-ils ? Les plus grands écrivains portugais ont évoqué cette particularité, cet ailleurs rêvé, inatteignable. Serait-ce la marque juive ? On dit volontiers, et probablement à raison, que le peuple portugais est celui où l’empreinte juive est la plus marquée. La culture portugaise a été imprégnée de messianisme biblique qui a donné le rêve du cinquième Empire. Cette mythologie semble à présent, en ce début du XXIe siècle, prendre la poussière sur les rayonnages des bibliothèques, et pourtant. Il me semble que cette mythologie qui s’exprime en des termes tant historiques que symboliques se laisse lire en filigrane au quotidien.

Le Portugal s’est en quelque sorte dédoublé au XVIe siècle. Ce peuple sans grande importance pour l’Europe (il sera même absorbé par le grand voisin espagnol de 1580 à 1640) a été le plus actif de ce continent, précédant les mouvements mondiaux des autres peuples européens. Les découvertes – Os descobrimentos – restent le point fort de la mémoire de ce petit pays, il s’est fixé en elle. Aucun livre dans aucune culture d’Europe n’a été vénéré comme l’a été « Os Lusíadas ». On est allé jusqu’à dire que ce livre a été la Bible du peuple portugais. Le messianisme qui porte l’histoire du Portugal dans ses moments les plus intenses n’aurait-il pas été en partie activé par le grand nombre de cristãos-novos, ces Juifs convertis au christianisme ? La question mérite d’être posée. « Os Lusíadas », cet immense poème, n’a pas pour sujet les aventures maritimes des Portugais mais le Portugal qu’il place au centre de l’histoire mondiale. Ainsi donne-t-il au peuple dans sa totalité, et jusqu’aux plus modestes, l’assurance d’avoir été les protagonistes d’une histoire impériale, mondiale. Cette étrange impression que j’ai parfois, et à Lisbonne même, en observant certains individus qui semblent accepter un présent médiocre avec indifférence, je ne l’ai eue dans aucun autre pays d’Europe. Avoir été placé au centre de l’histoire du monde doit aider à accepter bien des situations présentes et à les considérer de haut ou, tout au moins, avec du recul.

L’Empire n’est plus, et il n’a plus d’avenir, Fernando Pessoa l’a montré. Et c’est probablement ce qui me retient le plus dans cette œuvre pleine de pacotille. L’Empire n’est plus et ne sera plus. Seule reste l’utopie de cet Empire, un Empire devenu utopie, utopique. Le Portugal a porté le rêve d’un Empire universel et en retour a été porté par lui, un rêve qui n’a pas été de puissance, un rêve qui a été épique avec, en son centre, une interrogation lancinante sur le destin du Portugal, une interrogation triste et comme éprise de sa tristesse. La saudade se définit d’abord par le plaisir discret et dilué qu’elle éprouve envers elle-même. Il faut lire l’œuvre poétique de Florbela Espanca dans sa langue d’origine pour comprendre l’implacable délicatesse de la saudade, ce trésor ultime que l’intéressée porte et donne à voir. C’est en lisant cette poétesse que nombre de mes impressions relatives au Portugal se sont précisées, et je lui en suis reconnaissant à jamais. Elle m’a aidé à m’approcher du Portugal avec son recueil de poèmes intitulé « Sonetos » plus sûrement que ne l’a fait le très médiatisé Fernando Pessoa. Il y a chez cette poétesse une pureté qui pétrifie les complications de ce dernier.

 

Tableau 9   

L’alliance entre l’Angleterre et le Portugal a plus de six siècles. Déjà, pendant la deuxième Croisade (1147-1149), des Anglais avaient aidé les Chrétiens contre les Musulmans, à Lisbonne. Avant même l’achèvement de l’indépendance du pays, l’Angleterre et le Portugal entretenaient des relations commerciales et militaires. Dès le règne du premier roi du Portugal, Alonso I (Afonso Henriques), au XIIe siècle, ces deux pays atlantiques se reconnaissent des intérêts complémentaires de première importance. Le traité du 16 juin 1373 entre les deux souverains d’alors est un jalon particulièrement important dans la très longue histoire qui lie ces deux nations. Des archers anglais prennent part à la bataille d’Aljubarrota (dont il sera question dans l’article suivant de cette suite portugaise), le 14 août 1385, bataille au cours de laquelle le roi du Portugal vainc le roi de Castille assurant ainsi l’indépendance de son royaume. Le 9 mai de l’année suivante, Richard II of England et João I de Portugal définissent leurs relations par le traité de Windsor.

Entre le XIIe siècle et le XVe siècle, seize traités et actes diplomatiques établis par les Anglais jalonnent leur alliance avec le Portugal. Les Anglais regardent avec méfiance les Espagnols mais aussi les Français. Les ambitions de Louis XIV puis de Napoléon sont lourdes de conséquences pour ces deux alliés. En 1661, l’union de Catarina de Bragança avec Charles II of England scelle une alliance visant à décourager d’éventuelles tentatives hégémoniques espagnoles au détriment du Portugal.

 

Traité de Windsor 1386

 

Au cours de la guerre de Sept Ans (1756-1763), lors de l’invasion du Portugal par l’Espagne, des Britanniques servent aux côtés de l’armée portugaise. La Révolution française puis l’Empire resserrent les liens entre ces deux pays. Le Portugal est une pièce maîtresse dans la lutte contre les Britanniques. En effet, le Portugal occupe une position stratégique pour le commerce international, en particulier pour le commerce britannique qui trouve le long des côtes portugaises et des colonies portugaises, sans oublier l’archipel des Açores et celui de Madère, des points d’escale (et de refuge) indispensables à ses intérêts économiques, surtout après l’indépendance des États-Unis. Avant même l’avènement de l’Empire, des patriotes français avaient signalé à leurs dirigeants que l’un des moyens – sinon le meilleur moyen – de vaincre les Britanniques était de s’emparer du Portugal. On aura compris que l’alliance militaire entre ces deux pays ne fonctionnait qu’à la condition d’être en accord avec les intérêts économiques et stratégiques des Britanniques.

Les relations entre Portugais et Britanniques connaissent un moment difficile, début 1890, alors que les puissances européennes s’emploient à coloniser l’Afrique. Londres lance un ultimatum exigeant que les Portugais refrènent leurs visées sur ce vaste espace compris entre l’Angola et le Mozambique. Le gouvernement portugais se soumet à l’exigence de Londres, ce qui provoque une vague de mécontentement populaire au Portugal : l’orgueil national est froissé. Le mouvement républicain jusqu’alors plutôt discret hausse le ton, surtout dans le Nord du pays. La classe bourgeoise commence à regarder d’un œil moins sympathique la monarchie constitutionnelle tandis que les intellectuels reprochent au gouvernement de donner à ce vieux pays prestigieux qui avait traité d’égal à égal avec d’autres empires une piètre image. Et les Britanniques ne se donnent plus la peine de traiter leur allié portugais avec les égards diplomatiques habituels. Longtemps après cet ultimatum, et après l’effondrement de tous les Empires européens, des Portugais férus de leur histoire évoqueront avec amertume cette affaire dite a mapa cor de rosa, cette carte qui montrait les prétentions portugaises et leur projet de relier Angola et Mozambique. Les manuels scolaires d’histoire évoqueront cette affaire jusqu’à la fin de l’Estado Novo, en 1974 donc.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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