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Quelques tableaux portugais – 1/9

 

Je propose une suite de tableaux portugais, sans jamais me préoccuper de chronologie car il me semble que dans ce relatif désordre on appréhende plus sûrement la richesse d’un pays et sa spécificité.

 

Tableau 1

Une proposition débattue quelques jours avant les élections municipales, soit déménager le Tribunal Constitutionnel de Lisbonne à Coimbra, une proposition du P.S.D. (Partido Social Democrata) qui se trouve à la tête de l’opposition au Gouvernement d’António Costa, une proposition visant à la décentralisation du pays, une idée qu’António Costa a défendue mais qui en la circonstance l’a trouvé silencieux.

Cette proposition a été approuvée par le Parlement ; mais pour devenir réalité elle devra y revenir et obtenir la majorité absolue étant entendu que ce transfert toucherait une loi organique. Et il n’est pas dit qu’elle l’obtiendra car il n’y a aucun consensus au Parlement pour que les principales institutions du Portugal, aujourd’hui implantées à Lisbonne, soient délocalisées.

La Constitution élaborée suite à la Révolution des Œillets offre la possibilité de régionaliser le pays ; mais rien n’a été fait qui aille dans ce sens. En 1998, toutefois, une sérieuse tentative fut faite avec un référendum qui demandait aux Portugais s’ils étaient d’accord pour créer des régions administratives. Avec un taux de participation de 48 %, la réponse fut majoritairement « non ». Le Portugal ne compte que deux régions autonomes : l’archipel des Açores et celui de Madère. Le Portugal continental reste centralisé, sous le contrôle direct de Lisbonne.

José Reis, professeur à la Faculté d’Économie de l’Université de Coimbra, a étudié les tentatives de décentralisation dans son pays. Il estime que certains préjugés perdurent au Portugal, notamment celui selon lequel un petit pays n’a pas à se préoccuper de décentraliser, que par ailleurs décentraliser favorise le clientélisme local ou régional et divise. La Covid a renforcé la relative méfiance des Portugais envers la décentralisation. Ils ont observé ce qui se passait chez leurs voisins espagnols et ont noté les différences de recommandations d’une Autonomie à une autre. Au Portugal, aucune ville ne rivalise avec Lisbonne dont le rôle prédominant n’a jamais été remis en question. Seule la ville de Porto peut prétendre rivaliser avec Lisbonne, non par les institutions mais au moins par le nombre de ses habitants et son économie. C’est pourquoi elle se présente comme candidate pour accueillir tout ce qui sortira de Lisbonne.

 

Une carte politique du Portugal

 

Quelques transferts ont pourtant été opérés avec succès, comme celui d’un secrétariat du Ministère de Cohésion des territoires à Braganza, dans le Nord du pays. Mais délocaliser un secrétariat est plus simple que délocaliser une institution ainsi que l’a démontré la tentative frustrée d’António Costa, soit transférer le siège de la Autoridad del Medicamento (Infarmed) à Porto, une promesse faite fin 2017 mais dont l’idée a été officiellement abandonnée un an plus tard pour diverses raisons, à commencer par l’opposition des employés. Même problème avec ce projet de déménagement du Tribunal Constitutionnel. Il est vrai que dans les deux cas les employés n’ont pas été consultés et que ces projets ont été menés avec légèreté.

Deux jours avant les élections municipales (du 26 septembre 2021), António Costa déclara que le Parti socialiste, soit son parti, était le mieux représenté au niveau municipal et qu’il était le champion de la décentralisation ; et il insista pour décentraliser non pas au niveau des régions mais des municipalités en commençant par amplifier leurs pouvoirs. Quelques efforts avaient été faits dans ce sens mais sans cohérence et d’une manière plutôt superficielle ; et les quelques avancées ont été rapidement paralysées. De fait, le processus de recentralisation a été considérable et pour masquer ce fait on agite la participation au niveau municipal qui n’est probablement pas le niveau adéquat.

 

Tableau 2

L’un des phénomènes les plus singuliers de l’histoire portugaise est le sébastianisme (sebastianismo). Ce Tableau a été rédigé à partir de notes de lecture prises dans ce qui est bien un chef-d’œuvre, « The Portuguese Seaborne Empire, 1415-1825 » de Charles Ralph Boxer, plus particulièrement le dernier chapitre (16) intitulé « Sebastianism, Messianism, and nationalism ».

Dom Sebastião ou le desejado, soit celui qui est attendu. Il reçoit ce surnom alors qu’il est encore dans le ventre de sa mère. Son père meurt avant sa naissance. Bref, ce fils est le seul espoir pour le Portugal de ne pas passer dans une éventuelle succession castillane. Le Portugal retient donc son souffle et supplie le ciel qu’il lui envoie un héritier mâle. En conséquence, cette naissance est acclamée comme peu de naissances l’ont été.

Dom Sebastião est un souverain au tempérament exalté ; il est par ailleurs peu attentif aux conseils de ses proches. Il s’enivre à la lecture des exploits portugais outremer et il se montre contrarié lorsqu’il prend connaissance de l’évacuation des places côtières au Maroc, par son grand-père, en 1549-50. Dom Sebastião souffre d’un problème qui lui fait fuir les femmes et laisse supposer qu’il ne pourra avoir de descendants. Il est sportif et s’impose quotidiennement des exercices d’endurance. Il n’a qu’une idée et qui inquiète son entourage tant elle devient obsessionnelle : conquérir le Maroc. Il finira par être vaincu et sera tué à la bataille de El-Ksar el-Kebir (4 août 1578), à l’issue d’une des campagnes les plus mal préparées de l’histoire.

Son corps est retrouvé sur le champ de bataille le jour suivant mais son identification reste toutefois incertaine. Il a été dépossédé de son armure et de ses armes qui, elles, ne seront jamais retrouvées. La rumeur ne tarde pas à se répandre selon laquelle il est bien vivant, une rumeur initiée par les dires de rescapés de cette bataille. Elle gagne le Portugal et le gouvernement s’efforce de la calmer, d’autant plus que cette expédition était très impopulaire et que les moyens les plus violents avaient été employés pour former le corps expéditionnaire qui avait embarqué à Lisbonne au cours des mois de juin et juillet 1578. Mais ce désastre en grande partie dû à l’entêtement et à l’incompétence du souverain, loin d’attirer sur lui les blâmes du peuple le fait apparaître en héros tragique, épique, un héros attendu, desejado, et qui reviendra conduire son pays vers la conquête et la gloire. Ce mythe fusionne sans tarder avec la légende du roi Arthur et des croyances messianiques et des prophéties propres au Portugal. Je passe sur les nombreuses versions de sa survie. L’une d’elles le place sur une île couverte de brume, au milieu de l’Atlantique. Des aventuriers se font à l’occasion passer pour Dom Sebastião et parviennent à rassembler des crédules avant d’être arrêtés, envoyés aux galères ou exécutés. Parmi les propagateurs du sebastianismo, Gonçalo Anes, également appelé Bandarra, dont les vers mêlent la croyance en un retour du Messie-roi inspiré de l’Ancien Testament à des influences de la légende arthurienne encore bien présente dans la mémoire populaire. Ajoutons à cette décoction la croyance en l’avènement d’un Âge d’Or spirituel propagée à l’origine par le moine cistercien Joachim de Fiore et popularisée par les Franciscains. Les Trovas de Bandarra, comme les oracles de Delphes, sont vaguement cryptées de manière à ce que chacun puisse y lire ce qu’il veut. Les Trovas sont par ailleurs implicitement critiques envers l’état du monde et laissent entrevoir la venue – le retour – d’un roi qui instaurera un monde de justice, soit la cinquième monarchie mondiale prophétisée par le Livre de Daniel, ce qui conduira à la réapparition des tribus perdues d’Israël et à la conversion de l’humanité au christianisme.

 

 

Dans la plupart des versions des Trovas, ce Messie-roi est désigné par le nom de Encuberto (soit « le caché », « le masqué »). Bien que condamnées par l’Inquisition (qui a ordonné à son auteur de les abjurer formellement en 1541), les Trovas circulent partout et sous forme manuscrite ; et elles ne sont pas uniquement lues par les classes populaires et les Nouveaux Chrétiens.

Dès l’annonce de la défaite d’El-Ksar el-Kebir, Dom Sebastião est identifié à l’Encuberto des Trovas, ce qui augmente leur popularité, plus particulièrement au cours de l’annexion du Portugal par l’Espagne, soit de 1580 à 1640, une période envisagée comme une plongée dans les ténèbres annonciatrice d’une aube nouvelle. Des écrivains portugais ont affirmé que la rencontre d’influences de l’Ancien Testament et de la légende arthurienne, soit du monde juif et du monde celte ont trouvé un terreau dans le caractère national portugais, une remarque critiquée par d’autres écrivains à commencer par António Sergio.

Avec l’indépendance retrouvée, en décembre 1640, et l’accession au trône de João IV, on laisse entendre que le reedemer-king (pour reprendre l’expression de C. R. Boxer) serait ce roi plutôt que Dom Sebastião, une thèse principalement défendue par le Jésuite António Vieira, particulièrement à l’occasion du sermon du Nouvel An 1642 prononcé devant le roi et sa cour. L’analyse de ce sermon mériterait un article à part. L’exaltation de ce religieux peut en partie s’expliquer par son expérience de missionnaire en Amérique du Sud. Il a compris que les missionnaires aussi zélés soient-ils ne seront jamais assez nombreux pour évangéliser les populations des trois continents, notamment ces cannibales de la forêt d’Amazonie qui se défendent à l’aide de flèches empoisonnées. La conversion mondiale au christianisme ne pourra donc se faire que grâce à une intervention divine, Dieu choisissant le royaume du Portugal pour christianiser le monde. L’apparition du Christ à Dom Afonso Henriques à Ourique et les Trovas de Bandarra sont envisagées comme autant de signes qui désignent le Portugal afin d’accomplir cette mission mondiale. La mort de João IV en 1656 n’entame pas la conviction d’António Vieira qui le voit toujours comme le Messie-roi destiné à conduire le Portugal dans sa lutte contre les Ottomans pour la reconquête de Constantinople et de Jérusalem et, ainsi, initier la cinquième monarchie universelle. Il estime que les Trovas sont plus crédibles avec un roi mort, fort des miracles de la sorte rapportés par la Bible. Mais les Sébastianistes ne le suivent pas et restent fidèles à la mémoire de Dom Sebastião.

António Vieira est le plus actif propagateur de cette thèse et son influence est considérable, une thèse selon laquelle le Portugal sera appelé dans très peu de temps à une glorieuse destinée, soit par le retour de Dom Sebastião,  soit par la résurrection de João IV ou l’une de ces figures encore non identifiées qui accompagnent les prophéties de la Bible ou les Trovas de Bandarra. Cette croyance populaire est partagée, et nous insistons, par toutes les classes sociales. Elle est propagée par de nombreux Jésuites hauts placés. Elle ne touche pas seulement le Portugal mais toutes ses possessions. Les témoignages de voyageurs et commerçants ne manquent pas à ce sujet. C’est dans les régions éloignées de la métropole que ces croyances messianiques seront les plus vivaces. Aujourd’hui encore, elles perdurent sous d’autres formes, principalement dans les sertões (ou backlands) du Brésil, plus particulièrement dans la vallée de la rivière São Francisco et dans les terres arides du nord-est. La figure de ce type de Messie-roi apparaît dans un classique de la littérature brésilienne, « Os Sertões » d’Euclides de Cunha. Au Portugal et à l’est de l’Empire lusitanien, le sebastianismo perdra de sa vigueur au cours du XVIIIe siècle, mais très progressivement. Il faut lire les déclarations de l’archevêque de Goa, Inácio de Santa Teresa. Ce dignitaire se met en tête d’expliquer les mauvais calculs d’António Vieira qui avait prédit que la domination portugaise sur le monde commencerait en 1666. En ce début XVIIIe siècle, Inácio de Santa Teresa réarrange donc ces calculs et parvient à « prouver » que l’accomplissement de cette prophétie se fera au cours de la décennie 1730-40, des calculs durement contrariés car c’est au cours de cette période que l’Empire marathe repousse les Portugais et que Goa n’est sauvé qu’au prix d’une lourde indemnité. On peut supposer que suite à cette déconvenue, ce dignitaire de l’Église (il a été nommé évêque de Faro, dans l’Algarve en 1740) s’est adonné à de nouveaux calculs afin de soutenir cette croyance messianique.

Le Marquês de Pombal n’apprécie guère ces divagations et veut discréditer le sebastianismo. Il commence par accuser António Vieira et les Jésuites d’avoir écrit les Trovas, une accusation aisément réfutable puisque cet écrit circulait avant 1540, soit l’année de la fondation de la Compagnie de Jésus. L’invasion française de 1808 réactive le sebastianismo comme les événements de 1580 et 1640 l’avaient fait. Le sebastianismo va progressivement s’en tenir aux classes populaires avant d’être repris sous une forme romantique par de grands poètes portugais, parmi lesquels Guerra Junqueiro (1850-1923) et Fernando Pessoa (1888-1935).

Les Trovas furent imprimées pour la première fois en France en 1603 (seules des versions manuscrites circulaient au Portugal pour cause d’Inquisition). Elles seront imprimées régulièrement au Portugal au moins jusqu’au début du XXe siècle, non en tant qu’œuvre d’érudition ou simple curiosité mais parce que bénéficiant d’une certaine popularité parmi les couches les plus modestes de la société portugaise. Le sébastianisme ainsi que les croyances messianiques propres au Portugal et ses possessions d’outremer renforcent le patriotisme des Portugais. C’est au cours des soixante années d’annexion à l’Espagne que « Os Lusíadas » de Luís de Camões acquièrent le statut de monument littéraire national, avec onze éditions publiées entre 1581 et 1640. C’est également au cours de cette période que s’affirme l’école des moines historiens d’Alcobaça dont l’influence sera durable. Leur production est de qualité variable, plus ou moins sérieuse, mais tous acceptent et propagent l’apparition du Christ à Dom Afonso Henriques à Ourique, une légende qui finira par devenir un dogme national. Ce sont également eux qui placent les Portugais dans le rôle de peuple choisi par Dieu, à l’aide d’une somme considérable de références bibliques et historiques – ou pseudo-historiques. L’ascendance des souverains portugais est présentée comme continue à partir de Tubal (fils de Japhet, lui-même fils de Noé). Des figures de la mythologie greco-romaine sont également convoquées comme ancêtres de la nation portugaise, avec notamment Bacchus, Hercule et Atlante. Braga (une ville au nord du Portugal) est présentée comme le premier évêché de la Péninsule ibérique, avant même Tolède. Parmi les moines historiens d’Alcobaça, le Dr António de Sousa de Macedo, auteur de « Flores de España. Excelencias de Portugal » (publié en 1631), un écrit particulièrement exalté, confinant à l’hystérie, qui place les Portugais au-dessus de tous. Il propose d’appeler Luís de Camões non pas le second Homère ou le second Virgile mais de désigner le Grec et le Romain comme les premiers Luís de Camões. Et il poursuit en déclarant que les Portugais ont été les premiers chrétiens, qu’ils ont été et restent les plus ardents propagateurs et défenseurs de la Foi par excellence. Leur orthodoxie est sans faille, ajoute-t-il, et a commencé avec Luso (ou Lusio), capitaine de Trajan qui s’est distingué par le nombre de Juifs qu’il a personnellement tués lors de la prise de Jérusalem.

Le Dr António de Sousa de Macedo ne fut pas un simple exalté confiné dans son monastère. Il eut une grande influence sur la marche des affaires des deux premiers rois de la dynastie des Bragance et voyagea dans plusieurs pays d’Europe. Son influence fut grande comme le fut celle d’António Vieira et d’Inácio de Santa Teresa. Leur exaltation était partagée par nombre de leurs compatriotes et bien peu remettaient en question la légende d’Ourique. Ce sentiment d’une supériorité portugaise activé par le rôle pionnier du Portugal dans la découverte des routes maritimes du monde soutiendra son expansion durant trois siècles. La certitude d’avoir Dieu de son côté incita le Portugal à se lancer dans la conquête de Ceuta, premier jalon d’une exploration et d’une conquête mondiales. La popularité de la légende d’Ourique, le sébastianisme et les courants messianiques ci-dessus évoqués activeront cette énergie conquérante. Ce nationalisme exalté pourrait en partie expliquer la durée de l’Empire portugais.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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