Skip to content

Quelques notes, été 2022 – 6/7

 

(L’antijudaïsme et l’antisémitisme / Nebrija / Barcelone)

Les rapports de l’islam au judaïsme et du christianisme au judaïsme diffèrent pour bien des raisons et déjà parce qu’entre l’islam et le judaïsme s’intercale le christianisme. Le Coran se nourrit d’éléments venus du judaïsme et du christianisme. Le christianisme a une relation plus empêtrée avec le judaïsme, d’où son entêtement à vouloir le chapeauter, un entêtement perceptible à tous les niveaux et déjà dans ces désignations « Ancien Testament » et « Nouveau Testament ». Certes, le mot « Ancien » suggère un certain prestige, le prestige de l’ancienneté tout simplement, mais il suggère aussi le remplacement par le « Nouveau ». Prenons une image prosaïque, la voiture. La voiture ancienne – la voiture de collection – jouit d’un incontestable prestige et peut atteindre des prix bien supérieurs au dernier modèle. Mais la voiture ancienne a fait son temps ; elle est dépassée. Elle est bonne pour le musée. Il faut pour la route une nouvelle voiture, plus performante. Le christianisme se présente comme cette nouvelle voiture destinée à remplacer l’ancienne.

On ne dira jamais assez que la présence du judaïsme est en Europe antérieure à l’apparition du christianisme, une religion appelée à devenir dominante suite à la conversion de l’empereur Constantin 1er au IVème siècle. Mais avant la conversion de cet empereur (dont on dit qu’il aurait toujours été chrétien et qu’il ne se serait donc jamais converti), la théologie chrétienne était fortement structurée et enracinée dans les sociétés européennes, avant même que l’Église portée par le pouvoir impérial ne structure ses sentiments.

Les relations entre Juifs et non-Juifs n’ont dans un premier temps rien de particulier. Les Juifs ne sont pas mis à part, et s’ils rencontrent des problèmes ce n’est pas en tant que juifs mais simplement parce que les relations humaines sont sujettes à bien des aléas. Mais ces relations vont être bousculées. Les Juifs vont être considérés comme étant à part car accusés collectivement de déicide, une accusation qui ne repose sur aucun fait avéré mais qui procède d’une histoire insérée dans une construction théologique – pour ne pas dire idéologique. Le peuple élu (dénomination si mal comprise) est accusé d’être un peuple déicide, un gouffre (et un cloaque) dans lequel va nidifier l’antisémitisme, l’antisémitisme qui est incompréhensible aussi longtemps que l’on néglige l’antijudaïsme.

Certes, l’antijudaïsme ne débouche pas nécessairement sur l’antisémitisme, un mot récent en regard de l’histoire du peuple juif. L’antisémitisme peut être envisagé comme une forme sécularisée de l’antijudaïsme. Sous le politique transparait toujours le théologique, le religieux. Le politique peut s’affirmer comme radicalement détaché du religieux, il n’empêche que l’étude historique me dit que l’antisémitisme le plus sécularisé (voir le nazisme) à une généalogie dans laquelle l’antijudaïsme est en bonne place. C’est aussi pourquoi l’antisémitisme se distingue, et radicalement, du racisme ordinaire, l’antisémitisme que des courants divers et variés s’emploient à nous présenter comme un racisme ordinaire. Nous prendrait-on pour des imbéciles ?

 

On célèbre de cinquième centenaire de la mort de Nebrija (le 2 juillet 1522), un homme dont l’œuvre reste abusivement associée à une entreprise impérialiste et de colonisation. Dans le prologue à sa grammaire castillane présentée à Isabel la Católica, en août 1492, l’auteur signale que la langue a toujours accompagné l’empire (Siempre fue la lengua compañera del imperio), une considération qui aujourd’hui encore est utilisée pour dénoncer le supposé impérialisme et colonialisme de la langue castillane qui aurait été conçue pour écraser les autres cultures. Ce passage retenu contre Nebrija ne fait pourtant pas allusion au castillan mais au latin. Par ailleurs, à la fin du XVe siècle, l’Empire espagnol n’existe pas et Christophe Colomb n’a pas encore découvert le Nouveau Monde. Par « imperio », Nebrija pense plutôt aux empires de la connaissance ; c’est pourquoi il signale dans ce prologue qu’avec l’empire vient la paix « creadora de todas las buenas artes ».

José Antonio Millán considère que Nebrija envisageait avant tout sa « Grámatica castellana » comme un moyen d’accéder à la grammaire latine, étant entendu que pour lui comme pour la reine la référence suprême reste le latin. Pourtant, cet écrit va influencer durablement d’autres langues tout au long du XVIe siècle, soit chronologiquement : l’italien, le français, l’allemand, le portugais et l’anglais. Il s’agit d’une grammaire à caractère fortement didactique qui s’adresse plus aux utilisateurs qu’aux grammairiens. Parmi les grandes réalisations de Nebrija, le dictionnaire latin/espagnol de 1492 (avec 28 000 entrées) et le dictionnaire espagnol/latin de 1494 (avec 22 500 entrées) dans lequel figure le premier américanisme intégré par le castillan, soit canoa (canoé). Quelques années plus tard, ces deux dictionnaires sont imprimés conjointement. Ainsi que le signale José Antonio Millán, ces dictionnaires ne sont pas comme deux miroirs qui se font face, chacun est pensé à partir de sa propre langue.

Début 1507, Nebrija doit affronter l’Inquisition. Il est accusé de falsifier la Bible, une accusation particulièrement grave. La Bible, soit la Vulgate, avait accumulé bien des erreurs depuis le IVe siècle à force de transcriptions par les copistes, des erreurs qui ne pouvaient être corrigées qu’en remontant aux sources. Mais l’Inquisition ne l’entend pas ainsi et juge que Nebrija porte préjudice à un texte inspiré – la Vulgate – par l’Esprit Saint, saint Jérôme étant supposé écrire fidèlement sous sa dictée. Nebrija est donc accusé de vouloir corriger l’Esprit Saint. La nomination d’un ami, le cardinal Cisneros, au Tribunal de l’Inquisition, va le tirer d’une situation particulièrement inconfortable.

 

Barcelone, une ville où j’ai durablement séjourné en 1980. J’ai aimé cette ville, son pavé, ses façades, ses odeurs et jusqu’à sa crasse. J’ai tout aimé de cette ville. Je me souviens de la saveur de l’horchata de chufa que je sirotais sur les Ramblas, dans la tiédeur de la nuit. Je me souviens… Je me souviens… Je me souviens…

Je suis retourné plusieurs fois dans cette ville, pour de courts séjours. Je n’y ai pas retrouvé cette ambiance particulière. Il ne s’agit pas de célébrer le c’était-mieux-avant, mais je ne puis que dire ma déception et mon envie à présent de quitter Barcelone sans m’y attarder. Ces vues carte postale ne me suffisent pas et le tourisme de masse ôte son caractère à tout ce qu’il touche. Il contribue certes à la bonne santé de la balance commerciale et il crée des emplois mais pour le reste…

Mais autre chose de plus caché a contribué à me rendre cette ville peu agréable. Il y a une trentaine d’années, la ville sympathique était Barcelone, bien plus sympathique que sa rivale Madrid. Mais les choses ont peu à peu changé et je ne suis pas le seul à avoir pris la mesure de ce changement. Les préférences vont de plus en plus à Madrid qui est pourtant loin de la mer et dont le climat est plus rude, plus froid en hiver et plus chaud en été, en un mot plus continental. Les contacts au quotidien sont aujourd’hui à Madrid plus directs, plus chaleureux, comme ils le sont dans le reste de l’Espagne, à part Barcelone. Ce désagrément que j’ai éprouvé à chacun de mes retours à Barcelone, plutôt rares, m’a inquiété ; je me suis senti comme un pépé qui regrettait de bon-vieux-temps, un temps qui n’existe que dans les parties les moins fiables de la subjectivité. Puis des éléments de réflexion m’ont été donnés, par la lecture de la presse, par des écrivains et des conversations tant avec des Espagnols qu’avec des étrangers de diverses nationalités qui, sans avoir connu la Barcelone que j’ai connue, partageaient mes impressions, ce qui, d’une certaine manière, m’a rassuré.

Ce basculement de préférence n’est pas exclusivement le fait du tourisme de masse qui par ailleurs n’épargne plus rien. A ce propos, ce tourisme a beaucoup plus entamé le caractère de Barcelone que celui de Madrid qui affirme avec autant de douceur que de fermeté son caractère espagnol. Il y a autre chose, de plus discret et de plus pernicieux : le nationalisme catalan, ses discours et ses manœuvres généralement encouragés par des partis politiques désireux d’augmenter leurs scores électoraux, à commencer par le P.S.O.E. qui mieux que tous les autres sait s’y prendre, notamment en refaisant l’histoire, en la simplifiant dramatiquement, désignant ainsi ses adversaires (à commencer par le P.P.) comme des fascistes. Peu savent que les idéologues du nationalisme catalan se sont largement inspirés du fascisme italien et qu’ils considéraient les autres Espagnols comme racialement inférieurs. Ainsi ce nationalisme régional a-t-il fini par empoisonner la vie politique de tout le pays. J’ai le plus grand respect pour la culture et la langue catalanes, mais je refuse ce chiringuito identitario. La langue catalane est bien vivante, parlée et écrite partout, dans les villes et les campagnes, il ne s’agit en aucun cas de vouloir lui porter préjudice ; mais qu’elle prétende dans l’enseignement pousser en coin voire écraser l’espagnol (le castillan pour reprendre une désignation restrictive) est insupportable.

Cette hargne identitaire, et j’insiste, est activée par une révision de l’histoire, une révision encouragée par les gauches espagnoles dans leurs opérations de racolage électoral. A ce que je sache, Barcelone et la Catalogne n’ont jamais représenté l’Espagne républicaine et démocratique contre le reste de l’Espagne supposé fasciste. Cette image faussée a contribué au fil des dernières décennies à créer artificiellement un sentiment nationaliste qui par ailleurs a divisé la population, car bien des Catalans sont insensibles, agacés ou hostiles à ce chiringuito identitario. Toute cette affaire divise des familles et sépare des amis comme j’ai pu le constater, et bien d’autres avec moi. Une amie catalane avec laquelle j’avais des conversations très libres sur les sujets les plus divers s’est montrée intraitable sur la question catalane. J’en ai pris note et j’évite à présent toute allusion à cette question.

Ce chiringuito identitario fascisant dans son idéologie et récupéré par les partis de gauche, à commencer par le très opportuniste P.S.O.E., a distillé son poison jusque dans les rues de Barcelone. A présent, un Espagnol qui s’exprime en espagnol (en castillan dira-t-on) peut discrètement sentir qu’il n’est pas le bienvenu car il emploie la langue des fascistes, des fachas. On fera tout de même preuve de tolérance envers les étrangers, soit ceux qui ne viennent pas du reste de l’Espagne. On ne peut exiger qu’un Hongrois ou qu’un Slovène pour ne citer qu’eux s’exprime en catalan ; et s’il s’exprime dans la langue des fascistes, on se dira que c’est à contre-cœur et que s’il pouvait faire autrement…

Les Catalans qui n’adhèrent pas à ce discours identitaire sont nombreux mais préfèrent se taire, par découragement, par désabusement, par fatigue ou parce qu’ils craignent qu’on ne leur complique la vie.

Albert Rivera (un Catalan) du mouvement Cuidadanos (pour lequel j’ai eu une grande sympathie avant son effacement de la vie politique du pays) estimait que la Catalogne faisait partie intégrante de l’Espagne, que tout sécessionnisme devait être repoussé mais qu’il y avait bien une culture et une langue catalanes à respecter, une position qui a toujours été la mienne. Néanmoins, certaines prétentions des identitaires catalans au sujet de la langue ne sont pas acceptables. L’espagnol (que ces derniers ont déclaré idioma fascista) est une langue qui sera bientôt parlée par six cents millions de personnes ; il serait judicieux de faire preuve d’un minimum de réalisme, d’autant plus que cette langue est elle aussi une langue de grande culture.

Non, décidément, Barcelone reste dans ma mémoire une ville bien-aimée ; mais je préfère aujourd’hui me rendre à Madrid, une ville ouverte au monde et qui conserve néanmoins un puissant caractère perceptible au quotidien – et d’abord dans la rue et les espaces publics.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*