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Petit recueil de rêves, de rêveries et de souvenirs au féminin – 6/12

En Header, une vue de la Οδός Αθηνάς, soit la rue d’Athéna, à Athènes, dans les années 1980.

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Rêve dans la nuit du 24 au 25 mars 1984. Alors que je jardine, une thyade sort d’un thuya. Et n’allez pas croire que j’écris des inepties pour le seul plaisir de faire jouer entre eux deux mots et leur sonorité : thyade / thuya.

 

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Rêve dans la nuit du 26 au 27 mars 1984. Une passante. Ses longues mains faites pour caresser et ne rien saisir. Les admirables réseaux du sang. D’où vient-elle ? Qui est-elle ? Où va-t-elle ? Elle s’engage dans le jardin des Tuileries et longe la terrasse du Bord de l’Eau. Que fera-t-elle cet été ? Je l’imagine sur la plage, belle figure d’abandon luisante et odorante.

Je n’ai pas osé lui demander la marque de son parfum, un parfum au benjoin.

 

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Rêve dans la nuit du 10 au 11 avril 1984. Nous nous déchirons les jambes dans les ronceraies de la lande ; nous sommes poursuivis. Sur une voie ferrée désaffectée pousse l’amanite phalloïde. Enfin, bain de minuit dans des vagues tièdes aux crêtes froides.

 

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Visite à la clinique. Odeur d’éther. Commissures souffrantes. Paupières colchique. La saignée de ton bras droit violacée par les prises de sang. Une plainte étouffée. Les replis de la fièvre. Un sourire aux courbes blessées. Dans le parc de la clinique, des liliacés et une longue silhouette féminine qui hésite. L’aider ? Les estafilades roses et rouges du crépuscule. Je lis des poèmes de Gottfried Benn dans une édition bilingue.

 

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Rêve dans la nuit du 13 au 14 avril 1984. Jardin du Luxembourg. Une statue saute à pieds joints de son piédestal et m’invite à danser. J’hésite… Je me souviens de la Vénus d’Ille…

 

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Dans le train Basel-Paris. A Saint-Louis, une jeune femme prend place dans mon compartiment. Après un quart d’heure de somnolence, elle tente de se lever, en vain. Qu’a-t-elle ? Je l’aide. Elle m’interroge. Ses questions sont précises ; mes réponses sont vagues. Alors que le train arrive à Paris, elle glisse dans ma poche un numéro de téléphone. Nous nous séparons sur le quai. Inquiet, je ne tarde pas à faire une boulette du numéro de téléphone et à l’envoyer d’une pichenette dans la Seine.

Pourtant, préoccupé et peut-être quelque peu amoureux, je ne tarderai pas envoyer un avis de recherche à l’hôpital de Saint-Louis dont elle venait de sortir. Ayant omis de lui demander son prénom, je l’y décris comme brune et mince, avec sur l’épaule droite un tatouage sibyllin et des cicatrices au poignet gauche. Elle m’avait par ailleurs dit être séropositive. Par retour de courrier, l’hôpital me fit savoir que pour des raisons déontologiques, il ne pouvait donner suite à ma demande. Je le savais et n’ai probablement écrit que pour m’efforcer de mieux l’oublier.

 

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Torpeur. L’agora suffoque. Demain, septembre ! Ce mot « septembre », par les seuls pouvoirs de la suggestion, sait atténuer cette chaleur estivale. Malgré le jeûne l’estomac ne réclame rien, cette lumière et cette chaleur sont nourricières. Devant des hôtels borgnes de la Οδός Αθηνάς, soit la rue d’Athéna, des péripatéticiennes sont affalées dans des poses diverses. Plus question pour elles de faire des va-et-vient et de se fatiguer à aguicher le passant. Certaines ont même renoncé à s’éponger et la sueur fait dégouliner leur maquillage ; elles ressemblent ainsi à des clowns.

L’impossible sommeil. J’adresse une supplique aux dieux : « Que se lèvent les vents ! » Au petit-matin, un vent étésien soufflera ; et ce vent envoyé par Zeus me portera vers les îles.

 

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Toulouse, quai de la Daurade, une ado ondoyante, odorante, adorable.

 

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Florence, une ville ou une femme ? Mais qu’importe ! Les villes aimées sont des femmes ; et les femmes aimées sont des villes.

 

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Souvenir portugais, début années 1980. Nous sortons de chez ses parents. Avant de monter dans l’autocar, elle passe à sa cheville une chaînette dorée et me glisse préoccupée : « Il ne faut pas que mon père me voit, il trouve que ça fait gouine ».

 

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Verächtlich sind die Liebenden, die Spötte / alles Verzweifeln, Schnsucht, und wer hofft (« Méprisables sont les amoureux, les moqueurs, / Tout désespoir, toute nostalgie, tout ce qui espère », extrait de Gesänge de Gottfried Benn.)

Je l’attire à moi et lui murmure dans le creux de l’oreille : Deutschland. Serait-ce un mot amoureux ? Sur la carte de l’Europe, c’est par son prénom, Corina, que je désigne son pays. Géographie éprise, inversions amoureuses, douces alternances. Blondeur embroussaillée, brun-roux et vieux mauve du Lüneburger Heider. Les trains aseptisés de la D.B. Ostfriesische Inseln et Helgoland. Amie ferroviaire, amie fluviale et maritime, quittée et retrouvée en des lieux toujours différents. Elle a aujourd’hui bien des noms, et bien des lieux ont son nom. A Delmenhorst, dans la grande maison familiale, elle m’a lu des poèmes de Georg Trakl et de Gottfried Benn ; je lui ai lu des poèmes de Baudelaire et de Verlaine. Nous nous sommes étreints dans la splendeur des mots – l’allemand et le français en majesté.

Wir-sind so schmerzliche durchseuchte Götter / und dennoch denken wir des Gottes oft. (« Nous sommes des dieux malades et douloureux / Et pourtant nous pensons souvent à Dieu », extrait de Gesänge de Gottfried Benn.)

  

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« Si je devais me perdre dans le désert, j’emporterais la musique de Johann Sebastian Bach. Elle seule par son architecture saurait me sauver du désespoir, de l’infini brûlant » me dit Nathalie. Puis elle me questionne : « Et toi, quelle musique emporterais-tu pour un tel voyage ? ». Sans trop hésiter, je lui réponds que je m’en remettrais à Johannes Brahms, à ses ombres profondes et fraîches, à ses orages.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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