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Petit recueil de rêves, de rêveries et de souvenirs au féminin – 4/12

 

En Header, une vue de la Lüneburger Heide

 

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Horaire de travail pour ce job du mois d’août 1984 : 9h – 12h30 / 14h – 18h30. Je suis employé dans un petit bureau de change du boulevard de Strasbourg, à quelques pas de l’église Saint-Laurent. Après avoir déjeuné Á la Ville de Chelles, un café contigu à ce bureau, je me réfugie dans la fraîcheur de cette église. Aujourd’hui j’y lis « Chroniques de la Gazette d’Augsbourg et Lettres Confidentielles » de Heinrich Heine, un livre dégoté il y a quelques jours chez un bouquiniste de la rue de Provence.

Église Saint-Laurent. Dans une chapelle latérale, au pied d’une Vierge en plâtre, une Antillaise marmonne des prières tandis que ses yeux riboulent, que ses paupières tremblent et que les signes de croix se succèdent. Le poteau de la croix suggérée va de son sexe à son front. Je flotte dans une bien agréable fraîcheur.

Des pas féminins courts et clairs sur le dallage me font ouvrir les yeux. Une femme s’avance dans la nef, vêtue d’une robe en coton blanc serrée à la taille par une large ceinture brune. L’une de ses épaules est découverte. Sa chevelure est amoureuse, emmêlée par la nuit, et probablement par une grasse matinée.

Dans la sacristie, monsieur le curé travaille à son prochain sermon qui aura pour titre « La concupiscence », un mot qui l’amuse beaucoup.

 

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Hambourg. L’étonnement accentue la courbe de ses sourcils. Qu’ai-je dit ? Elle a le sourire grave de celle qui se souvient, de celle qui sait que dans la nuit les affinités se reconnaissent enfin. Que plus jamais ne se lève le jour !

Nous serions à bord d’un paquebot en partance pour Montevideo, toi et moi enlacés dans une petite cabine toute blanche. Mais peut-être ne serions-nous que des passagers clandestins à bord d’un cargo, tapis dans la soute à écouter l’eau se lisser de l’étrave à l’étambot.

Nous rentrons. Il pleuvine. Tu prépares du thé. Ton écharpe retient des fleurs de bruyère de la Lüneburger Heide. Tu portes le thé à tes lèvres ; tes baisers seront vanillés.

 

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Elle portait le nom d’une tribu d’Israël, celle qui chargée du service divin n’eut pas sa part lors du partage de la Terre Sainte. Elle habitait rue Anatole de la Forge, un nom de rue qui suffisait à m’angoisser : un dentiste m’y avait soigné lorsque j’étais enfant.

Je rencontrai Anne l’année du baccalauréat. Elle prit place au fond de la classe et je ne tardai pas à m’asseoir à côté d’elle, à sa gauche. Elle avait un profil de fresque égyptienne (ou crétoise, pensez à « La Parisienne », ce morceau de fresque retrouvé à Cnossos), l’œil étiré vers la tempe par le maquillage. Elle mesurait tout juste un mètre soixante mais elle portait les chandails de ses frères qui tous dépassaient un mètre quatre-vingts. Ses écharpes balayaient le trottoir, ou presque. Lorsque je dormis pour la première fois dans sa chambre, au pied de son lit, je me vis entouré de peluches, de poupées disloquées, de châteaux de cubes à moitié effondrés ou en cours de construction, d’albums de Babar et de Bécassine et d’œuvres de Nietzsche – Anne était amoureuse de Friedrich qu’elle trouvait « super ». Partout au plafond, des mobiles se faisaient diversement musiciens au moindre souffre, et des lutins, des farfadets, des marmousets, des trolls, des diablotins hirsutes et des gnomes ne cessaient de se balancer au bout d’élastiques. Dans la chambre du frère aîné, des paravents constituaient un système de chicanes et il fallait manœuvrer pour entrevoir le maître des lieux.

Anne lisait des bouquins de philo entre deux Babar et des Babar entre deux bouquins de philo. Au-dessus de son lit, la reproduction d’une peinture dont elle célébrait volontiers la beauté : « Portrait d’homme avec médaille de Cosme l’Ancien (Ritratto d’uomo con medaglia di Cosimo il Vecchio) de Sandro Botticelli.

Un jour, à table, un amant reçut une tranche de rôti en pleine tronche. Un autre avait reçu une sole meunière. Qu’avaient-ils dit ? Qu’avaient-ils fait ? Ce faisant, Anne poursuivait une tradition familiale ainsi qu’elle me le rapporta : l’une de ses aïeules avait plusieurs fois envoyé le gigot du dimanche par la fenêtre, répondant à sa manière aux réflexions de son époux sur le manque ou le trop de cuisson de ce morceau.

Son père, professeur de médecine, aimait la peinture et courait les musées d’Italie dès qu’il le pouvait. Je me souviens d’une intéressante conversation avec lui à propos d’un peintre et dessinateur qui figurait alors (et encore) parmi mes préférés, Pierre-Paul Prud’hon. Ce père était un grand blond aux yeux bleus et portait des lunettes à monture d’acier. Selon ses enfants, il avait le parfait look du médecin SS.

Récemment, son mari qui rentrait d’une partie de tennis lui demanda un whisky bien tassé en s’affalant dans le canapé. Anne qui avait marné toute la journée lui en servit un… en pleine tronche.

 

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Dîner chez Judith, rue des Rosiers. Je détaille le relief comme gravé du pain azyme et m’imagine l’intégrer à des linogravures ou xylogravures. J’observe ses gestes lents et je l’imagine officiant dans un lieu sacré. Cette lenteur majestueuse, cette majesté lente. Majesté lente… un pléonasme. La majesté ne peut se dire qu’avec lenteur. Ses mains accompagnent sa voix ; elles décrivent de petites courbes ; caresseraient-elles un animal visible d’elle seule ? Ses yeux appellent tout son visage. Je m’enchâsse dans sa voix. Aux heures du soir, son regard et sa voix font se dérouler de longs bandeaux aux riches coloris et me placent dans l’axe de chatoyantes perspectives.

Les fenêtres de son studio donnent sur une cour aux façades lépreuses. Appentis et échoppes, pavé disjoint, vitres crasseuses, un empilement de choses rouillées dans lequel je distingue le cadre rouge écaillé d’une bicyclette. « Ça fait très veille de rafle » dit-elle d’une voix neutre.

 

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Cette Polonaise adepte du SM prétend se prénommer Nagaïka ! Et elle s’essaye à des combinaisons sadiennes avec les verbes flageller et flageoler qu’elle note dans un petit carnet, des combinaisons qui s’ouvrent sur : elle flagelle, il flageole / il flagelle, elle flageole…

 

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Scène de rue, sous un abribus JCDecaux. Petit sac rouge en bandoulière. Elle écarquille les yeux au-dessus d’un miroir de poche. Elle souligne ses paupières à l’eyeliner, enrobe ses cils de rimmel et en accentue la courbe. Les lèvres en O, elle se les passe au rouge. Dans le ciel, des déchirures de fraîcheur, des opalescences. Le miroir claque et tombe dans le sac qui claque. Elle monte dans l’autobus.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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