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Petit recueil de rêves, de rêveries et de souvenirs au féminin – 2/12

 

En Header, une scène du « Miroir » (ЗЕРКАЛО) d’Andreï Tarkovski, un film auquel je reviens souvent car j’y pressens ma patrie.

 

7

Rêve dans la nuit du 23 au 24 octobre 1983. Dans une rame du métropolitain, une jeune femme blonde me fait face. Sur ses genoux, une mallette en cuir. Elle l’ouvre et grave à l’aide d’un stylet d’étranges signes sur un bloc de glace. Je l’interroge et sans retenue. « Ce sont des runes, des caractères boréaux, et ce bloc de glace vient du Finnmark » me répond-elle comme si elle attendait ma question depuis longtemps, comme s’il fallait que nous nous rencontrions pour que je l’interroge afin d’éviter…

Nous nous quittons à la station Guy-Môquet. Elle habite rue d’Oslo – XVIIIe arrondissement, en M4 dans la nomenclature des rues de Paris aux Éditions A. Leconte.

 

8

SNCF, train Corail, 2ème classe non-fumeur. Un voyant lumineux s’allume : les W.C. sont occupés. Rideaux orange aux plis permanents. Un fin profil féminin sur fond de campagne du Sud-Ouest, avec herbages et champs de maïs, un profil penché sur « Les Infortunes de la vertu » de qui vous savez. Coupe au carré, à hauteur du lobe de l’oreille. Gare de Boussens. Portiques à suspension caténaire, haubans et ridoirs, wagons à ridelles. Elle porte une ample robe à rayures bleues et blanches d’une égale largeur, une largeur qui pourrait être celle instituée par Daniel Buren. A l’auriculaire, une chevalière à couronne comtale. Des champs et du chaume, avec paille conditionnée en forme de jam roly-poly cake. La ligne bleue des Pyrénées. Saint-Gaudens. Elle s’étire. Le voyant lumineux s’éteint. Une procession de wagons annelés : des bâches sur arceaux. Je bois de l’eau de source captée à plus cent soixante-dix mètres de profondeur, dans un site forestier de plus de dix mille hectares. Lannemezan, un nom exotique, comme Mimizan, probablement à cause de Mazagran. Le Café de la Gare, le Grand Hôtel et ses vingt fenêtres aux volets métalliques jaunes, ce jaune à la mode dans les cuisines des années 1960. Du maïs et encore du maïs. Parfois, dans un jardin ou un jardinet, un palmier, un figuier, un bananier. Lourdes. Sur le quai, un scout corpulent, en short et aux yeux globuleux ; il a un air Jacques Villeret. La belle passagère descend et salue un groupe de pèlerins venu l’accueillir. Et moi qui l’air de rien me laissais aller à des pensées sacrilèges, à des scénarii classés X. Il est vrai que cette belle aristocrate semblait prendre un tel plaisir à lire le marquis de Sade… Orthez, je descends. Je suis attendu par une belle aristocrate brune. Dans la gare, d’énormes empilements de palettes.

 

9

Retour à Paris après une longue absence. Le geste tendre-évasif d’une jeune femme à son ami. Des parfums de marques. Les cafés et leurs petits tables rondes : marbre cerclé de cuivre, trépied en fonte cannelé, annelé, orné à chacune de ses extrémités de ce qui pourrait être une créature marine – amblystome, protée, salamandre, tritons ? Ces petites tables sans nappe ne cachent pas les jambes des belles en terrasse, des jambes qui se découvrent plus encore lorsqu’elles viennent à les croiser. Des putti bandent leurs arcs et me décochent leurs flèches qu’ils ont trempées dans le philtre…

 

10

Parc des Buttes-Chaumont. Sur un banc, elle dort. Bas rouges, jupe noire et chemisier rouge. Elle a ôté ses souliers noirs qu’elle a placés sous le banc. Sa jambe droite est légèrement repliée sur sa jambe gauche tendue. Au genou de la jambe repliée, une transparence accentuée, comme un halo dans un ciel rouge. Les ongles des gros orteils ne risquent-ils pas de déchirer la fibre fragile ? Au-dessus de sa clavicule gauche, dans une doline, la croix égyptienne. L’orage menace, je me dirige à grands pas vers la station Botzaris. Je ne crains pas la pluie, je l’aime ; mais j’ai un rendez-vous dans un café de la place de l’Odéon avec une grande lectrice d’Anaïs Nin qui semble avoir médité chaque page de son immense « Journal », un écrit dont je n’ai lu que des fragments (et pour cause, il a cent cinquante mille pages !) mais qui toujours m’ont retenu et intrigué.

 

11

Goshka, une amie polonaise rencontrée aux Beaux-Arts, habite un immeuble incendié. Des flammes ont léché la cage de l’escalier sur toute sa hauteur et elle est la seule occupante de cette carcasse. Au huitième et dernier étage, je frappe à une porte craquelée et charbonneuse par endroits. Elle m’ouvre d’un geste ample, quelque peu théâtral, et me découvre un studio mansardé refait à neuf. Au mur, un portrait photographique d’elle en corsage sous des arceaux de roses : « Mazovie, été 1980 » me dit-elle. Je pense comme malgré moi : « Noches en los Jardines de España » de Manuel de Falla dont certains passages me reviennent en accéléré et en sourdine. Je suis pris d’un léger vertige que je m’efforce de cacher. De l’autre côté de la rue, des mannequins cou coupé, probablement des Stockman.

Nous parlons de procédés lithographiques (elle travaille à une série de lithographies pour illustrer « Herbier lunaire » de Michel Butor qui sera publié aux Éditions La Différence), des dessins de Bruno Schulz, de l’âme slave, du fétichisme, et de lingerie fine, deux sujets qu’elle m’impose d’un coup et qui la mettent en verve. Nous parlons de la Mazovie et de la Mazurie (l’ambre de Mazurie), de Chopin, de l’exil et de la nostalgie, d’Andrei Tarkovski, des Vénus de Cranach. Puis elle en vient aux dentelles (nombreuses à être délicatement épinglées sur ses murs), une source d’inspiration constante dans son travail de lithographe me dit-elle. Et à mesure que passent les heures et que vient la nuit, la parole par ses mille déchirures me désigne de profondes perspectives qui, cette fois, ne se réduisent pas à des jeux de miroirs.

 

12

Pologne, été 1984. La route et ses fossés dans lesquels nous nous laissons tomber de fatigue. Des colonnes passent, poussiéreuses et pauvrement chaussées. Hier, nous étions bottés de boue. La pierraille nous fait trébucher et nos mains se rejoignent alors. Des petits chevaux bruns à la crinière et à la queue noires tirent des chariots dont la forme ne peut qu’évoquer des cercueils. De nombreuses photographies montrent ces chariots remplis de cadavres.

Un chemin de sable et sa fine engobe élaborée par la rosée nocturne, engobe que nos pas abîment. Nous marchons et marchons encore. A moindre air de musique, ses yeux verts s’embuent ; et aux premiers signes de la nuit, nos regards s’affinent, inquiets. Bientôt le ciel tout parcouru de lividités ne se distinguera plus de la forêt. Nous ne cessons de trébucher. Elle cherche ma main, je cherche la sienne. Nous marchons depuis des heures et nos regards s’évitent comme s’ils craignaient de sombrer l’un en l’autre. Serions-nous poursuivis ou guettés ?

A mon retour de Pologne, dans un vieil appartement d’Ixelles, j’écoutai et réécoutai « Nathalie » de Gilbert Bécaud.

 

13

Rêve d’une nuit d’hiver 1983. Une femme vêtue d’une longue robe noire, chevelure relevée à la grecque et pieds nus. Sur son sein gauche, une lourde broche très ouvragée, avec excroissances et efflorescences, dont le centre est occupé par un rubis qui goutte dans un calice qu’elle me présente : « Le sang du Christ ! Le sang du Christ ! » répète-t-elle les yeux écarquillés. « Le sang du Christ, comprends-tu ? » Ce tutoiement m’inquiète au point de me faire frémir car il abolit la solennité de la scène et m’implique dans une mise en scène que je devine et qui me révulse.

La femme est contre moi et m’enlace. Je sens la tiédeur de son corps. La broche finit par me meurtrir. Gros plan sur le calice où des lemnacées flottent ; certains sont immobiles, d’autres se tortillent.

(Deux jours auparavant, j’avais visité l’atelier de Gustave Moreau, à Paris, au 14 rue de La Rochefoucauld ; et il me semble que je n’aurais pas fait un tel rêve si je ne m’étais attardé sur certaines de ses peintures.)

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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