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Petit recueil de rêves, de rêveries et de souvenirs au féminin – 10/12

 

En Header, “Vampire” (1893) d’Edvard Munch

 

79

Paris, rue Ernst Psichari dont j’admire la belle homogénéité années 1930. Son nom ne m’est pas indifférent : j’ai lu « Lettres du centurion », « L’Appel des armes » et « Le Voyage du centurion » de cet officier d’origine grec, petit-fils d’Ernst Renan par sa mère et tombé dans les rangs de l’armée française au tout début de la Première Guerre mondiale. J’ai lu ces livres avec passion, la passion avec laquelle je lisais à la même époque Pierre Drieu la Rochelle, à commencer par « Gilles » et « Rêveuse bourgeoisie », autant de livres qui à la fac m’éloignaient de cette atmosphère gauchisante qui sentait le troupeau et ainsi me permettaient de respirer un air moins vicié.

Mais revenons dans la rue Ernst Psichari et à ce style années 1930 que j’aime tant. Dans l’entrée de l’immeuble, un miroir discoïdal biseauté. Des portes aux petits bras articulés. L’ascenseur grillagé, très lent et à peine plus large qu’un cercueil. Nous croisons son contrepoids. Nous nous tenons l’un contre l’autre, raides comme des momies. Dans cette lente ascension, nous nous retenons de rire, de rire sans raison.

Des terrasses, des encorbellements à redans, des coursives, des passerelles au-dessus du précipice d’une cour intérieure… Sa chambre enfin, comme une spacieuse cabine blanche. Ne serions-nous pas à bord d’un paquebot ?

Au-dessus de son lit, une photographie en noir en blanc ; elle a vingt ans et sourit ; à l’arrière-plan, la plaine de Mazovie. Le vent agite sa chevelure mais des mèches semblent tenir à son front en sueur.

Je détaille sa chambre. Sur des étagères s’alignent des petites boîtes remplies de minéraux, de coquillages, de plumes et de duvets. Dans un cadre, l’une de ses lithographies à laquelle elle travaillait aux Beaux-Arts, sur la pierre lithographique avec des craies et crayons lithographiques Charbonnel, un travail d’une extrême délicatesse. Thème de cette œuvre : une femme corsetée vue de dos dont la tresse tombe gracieusement jusqu’aux fesses qu’elle semble caresser de sa pointe effilée, une tresse que termine un petit nœud délicat comme un papillon.

Un air Ennio Morricone. Je rêvasse. La robe musculeuse de nos chevaux luit dans le soleil couchant. Je galope, bronzé, poussiéreux, mal rasé mais enivré par le vent et le galop. Une flèche traverse mon galurin. Elle et moi sautons de nos montures et roulons dans un fossé. Nous actionnons avec maestria le levier de sous-garde de nos carabines à répétition. Des Méchants mordent la poussière, touchés par du 10.7 mm. Les autres s’enfuient. Nous nous étreignons et repartons pour de nouvelles aventures.

Elle tousse, probablement pour me rappeler à la réalité. Je me retourne. Assise sur son lit, elle lisse sa chevelure qu’elle a séparée en son milieu par une raie parfaite. Nous descendons dans un cliquetis d’éperons (les escaliers nous conviennent mieux en la circonstance que cet ascenseur) au bar du coin (devant lequel nous avons laissé nos chevaux) pour un whisky bien tassé que nous avalons avec les gestes et les expressions adéquats – voir Clint Eastwood et autres acteurs dans les Spaghetti Westerns.

 

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Son pays, sa ville, son quartier, sa rue, son immeuble, son appartement. Hamburg, Zimmerstrasse, une rue calme aux larges trottoirs. Derrière son immeuble, un haut rideau de peupliers. Son studio : portes-fenêtres, murs clairs, étagères en bois blanc et affiches (Staatliche Bauhaus, Die Brücke, Der Blaue Reiter), la machine à coudre Singer noir laqué rehaussé de filets dorés, un rhododendron, un divan grenat au velours fatigué et menacé par les ressorts. Sa garde-robe est partiellement éparse : un bras d’une chemise épouse un bras du divan ; sur la moquette, un blue-jean fait le grand écart ; un gant me désigne une écharpe qui sinue sous un guéridon et jusqu’à son lit. Sur le guéridon, un vase rempli de fleurs du jardin de ses parents, à Delmenhorst.

Dimanche. Voiliers sur l’Alster et promenade à Worpsede. Dans le soleil couchant, blonde funambule, tu t’efforces de garder l’équilibre sur des rails rouillés tandis que deux Phantom de l’U.S.A.F. passent en rase-mottes.

Retour à Hambourg. Une serviette-éponge encore humide jetée contre le dossier d’un fauteuil retient son parfum.

Dernier dialogue sous la verrière d’une gare où souffle un vent qui s’est épris de l’Elbe. L’automne se laisse pressentir. Elle pose une main sur mon épaule et me demande : « Pourquoi écris-tu ? » Je n’hésite guère : « J’écris parce que j’aime et que l’écriture me fait chaque jour plus aimant. »

 

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Bureau d’information en gare d’Oslo. Par ses moindres gestes, une employée me fait comprendre qu’une trêve est possible entre la femme et l’homme, que les antagonismes pourraient n’avoir que de fragiles fondements. Ses doigts glissent sur des tableaux horaires et des cartes, des informations circonscrites par deux belles mains. Elle en souligne certaines de la pointe de l’index, d’un ongle poli et verni.

Oslo, Christiana, Edvard Munch. Je me souviens d’une rousse penchée sur un homme courbé, ses lèvres sur sa nuque – le saignerait-elle à mort ?

 

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Souvenirs estivaux. Ton corps cannelle sur une serviette de bain Figuration libre. Au sortir du bain, nous roulons serrés l’un contre l’autre, nos corps bientôt couverts d’une chapelure de mica, de quartz, de feldspath et d’une poussière de coquillages.

Rêve dans la nuit qui fait suite à cette baignade. Tu es allongée sur le sable de la plage, silencieuse, entièrement couverte de cette chapelure marine. Tu as les yeux clos ; comment te retrouver ? J’erre dans l’espoir que tu ouvres tes grands yeux verts, seuls repères. Dans quelques jours, Paris et la rentrée universitaire. Le bruissement de l’océan parviendra-t-il jusqu’aux amphis ?

 

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Rêve dans la nuit du 3 au 4 août 1986. Attouchements, l’actinie se rétracte. Connaîtrons-nous la sérénité des algues ? Nageoires translucides, voiles lattées. Nous accostons dans une crique. Sur la plage, des cages thoraciques, des boîtes crâniennes, un solénoïde, la carapace d’une tortue luth, un cerf-volant disloqué. La plage se laque. Retiendra-t-elle les arabesques et les entrelacs épris que nous y avons tracés ? Me faudra-t-il bannir le solipsisme ?

Sur mon corps passent des doigts et des lèvres de fraîcheur. Je ne sais vers quelle contrée me porter, vers l’Orient limoneux ou l’Orient siliceux ? J’aurais aimé naître… Mais n’écoute pas mes plaintes et souris !

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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