Skip to content

Petit recueil de rêves, de rêveries et de souvenirs au féminin – 1/12

 

A Serge Gainsbourg, l’ami qui composait des chansons rue de Verneuil (au 5 bis) tandis qu’à quelques pas je composais des estampes entre la rue Bonaparte et le quai Malaquais, tout en travaillant à temps perdu à des écrits dont des séquences de cette suite de rêves, de rêveries et de souvenirs au féminin.

A Franz Kafka, le plus visuel des écrivains qui par ailleurs a aboli la frontière entre l’éveil et le rêve, nous conduisant ainsi vers les contrées des vertiges lucides.

Et surtout à Odile, la femme du dernier tableau de ce « Petit recueil de rêves, de rêveries et de souvenirs au féminin », soit le 97.

 

Cette suite est composée de papiers retrouvés après une trentaine d’années passée dans un carton rangé dans un placard. Je les ai consultés à l’occasion d’un déménagement, le déménagement qui permet d’exhumer, de trier et de s’alléger pour repartir reposé comme après la toilette du matin.

J’ai donc reconsidéré attentivement ces notes manuscrites et, ainsi, je me suis retrouvé dans une période de ma vie, vie des années d’études et des voyages ferroviaires. J’ai senti que ces notes me tendaient les bras, si je puis dire, et qu’elles demandaient à être reconsidérées. J’ai éliminé quelques rêves, rêveries et souvenirs, mais très peu, trois ou quatre sur un peu plus d’une centaine. J’ai également opéré des retouches ici et là, à la manière d’un tailleur – afin de mieux ajuster l’ensemble. Avec l’âge, on a généralement tendance à se montrer plus économe, à s’efforcer de faire plus avec moins, à utiliser les ressources de la langue avec plus de retenue. J’ai précisé quelques séquences, notamment à l’aide de références. La référence peut apporter de la saveur, beaucoup de saveur, à condition de ne pas en abuser.

Ces rêves, ces rêveries et ces souvenirs écrits sur des supports divers m’ont attiré dans des ambiances et certains m’y ont fait basculer, comme l’aurait fait par exemple un parfum, une chanson ou une carte postale. En les relisant et en les transposant du papier à l’écran, j’ai éprouvé d’authentiques vertiges : j’ai senti le parfum d’une amie ; je me suis retrouvé dans la fatigue du voyage – cette fatigue qui rend transparent ; je me suis retrouvé en tel lieu à tel moment ; je me suis retrouvé et j’ai travaillé à cette retranscription le cœur battant et tous les sens en éveil.

Ce recueil rend compte d’une géographie éprise ; à ce propos, « Géographie éprise » pourrait en être le titre. « Je ne sais plus aimer, je ne sais pas admirer » notait Georges Séféris dans son « Journal ». Peut-être ne faut-il pas attendre d’aimer pour écrire, mais écrire pour aimer, pour s’exercer à aimer. C’est ce à quoi je me suis exercé dans cette suite.

« …l’important n’est pas de changer notre vie, en en rêvant une autre plus intéressante, mais de faire parler, chanter, résonner cette vie-ci, telle qu’elle nous a été donnée… Dans cette vie qui est la nôtre (…) nous devons apprendre à voir le miracle », écrivait Georges Séféris dans son « Journal », le 15 août 1926.

 

1

Le train tressaute. Le sommeil accentue la pureté de ses traits. Ses lèvres portées par le vent. Sur les champs, des nappes de brume. Rives du lac Balaton. Des frontières, des contrôles ; je somnole. Deux mots épuisés s’infléchissent l’un vers l’autre, architecture dolente, portes du sommeil ; mais leur alliance s’avère impossible – trop de fatigue – et ils reprennent leur errance. Je referme mon carnet et replace le capuchon sur le stylographe. Des brumes crépusculaires se portent en filigrane sur les chromes du compartiment ; et elles se porteraient dans ses yeux si elle venait à les ouvrir. Des gares, des noms bientôt voire aussitôt oubliés.

 

2

Belgrade, été 1982. Son regard et déjà la route. Mes narines aimeraient retenir son parfum. Nuit tiède. Orage à l’aube. Ljubljana, une ville ou une femme ? Les belles étudiantes, presque toutes en cheveux, insouciantes, capables d’accueillir avec un sourire toutes les suggestions. Elles s’étirent en terrasse et leurs doigts tracent dans l’air des petits signes que le voyageur sait lire, des signes tracés à sa seule intention pense-t-il.

La désignation « Yougoslave » est peu évocatrice et les belles Yougoslaves ne seront que plus belles si je désigne l’une par « Monténégrine », l’autre par « Macédonienne », etc.

 

3

Rêve dans la nuit du 15 au 16 novembre 1982. Paris, quai de Conti. Vêtue d’un long manteau noir, elle vient à ma rencontre. Une large ceinture serrée au dernier cran rend sa silhouette douloureuse et à chaque pas le haut de son corps menace de tomber et se briser en mille morceaux – l’expression me terrifie et il me semble que je me rétracte dans mon lit. Un pan de son manteau me découvre à chaque pas une jambe de porcelaine. (Ce rêve m’a probablement été inspiré par la contemplation la veille d’une photographie de Jeanloup Sieff et de dessins de Hans Bellmer.)

 

4

Rêve dans la nuit du 20 au 21 novembre 1982. Tes yeux sont si beaux que je ne puis résister à l’envie de te les dérober pour en faire des bijoux. Le verbe énucléer me terrifie et je me réveille d’un coup.

 

5

Rêve dans la nuit du 14 au 15 octobre 1983. Je me suis réveillé effrayé : le nom de la très noble famille Esterházy s’était fait Esther’s ashes.

 

6

Ses lèvres si pâles et qu’elle pince. Son regard va d’un voyageur à un autre. J’aimerais qu’il se pose sur l’un d’eux et qu’elle sourit. Des nuages glissent vers l’Orient. Je pressens des pleurs. Un train glisse vers le sud, vers le doux balancement des palmes, vers les ombres fauves et mauves. Arrêt. Le quai se remplit puis se vide. Elle relève son col. Ses épaules tremblent, bientôt secouées, et des larmes coulent sur le cuir noir de ses gants. Sur le quai, des crachats, des mégots, des tickets, des papiers gras, des capsules, l’une d’elles partiellement incrustée dans le bitume. Des nuages glissent vers l’Orient roux, au-dessus d’une dentelle métallique sous laquelle pourraient voleter des oiseaux exotiques. Les gros titres en devanture d’un kiosque, des gros titres moroses ou sanglants. Des nappes argentées s’affirment dans les doux déchirements du roux. Passe un tout petit monsieur pressé. Il a un faux air du chancelier Engelbert Dollfuss. Il trébuche et se reprend avec une telle expression de surprise qu’elle se mord les lèvres pour ne pas rire. Est-ce un rêve ? Si c’en est un, ce n’est que partiellement.

(àsuivre)

Olivier Ypsilantis

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*