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Notes sur l’art – 6/6 (En lisant Vilém Flusser)

 

Je viens de lire des essais en version portugaise du critique et philosophe Vilém Flusser rassemblés sous le titre : « Uma filosofia do design », traduit de l’allemand.

Quelques repères géo-biographiques qui expliquent que ses travaux aient été directement écrits dans plusieurs langues, dont le portugais. Vilém Flusser est né à Prague en 1920. En 1940, il quitte sa ville natale face à la menace nazie (il est juif et toute sa famille périra dans la Shoah) et arrive à Londres d’où il embarque la même année pour le Brésil. En 1972, il quitte le Brésil avec sa famille car il est en désaccord avec la dictature militaire (restée au pouvoir de 1964 à 1985). Il part pour l’Europe occidentale et s’installe à Merano, en Italie, tout près de la frontière avec l’Autriche, puis l’année suivante dans le Sud de la France. En 1991, il se tue dans un accident de la route, près de Prague où il n’était pas revenu depuis 1940.

L’œuvre de Vilém Flusser est constituée pour une bonne part d’articles (publiés dans des revues et journaux), de conférences, de courts essais. C’est une œuvre particulièrement dispersée et de divers points de vue. Je doute qu’elle ait été rassemblée d’une manière systématique et exhaustive, avec notamment ses nombreuses publications (en portugais) dans la presse brésilienne dans les années 1950-1960 et ses nombreuses conférences (essentiellement en allemand) en Europe occidentale dans les années 1980.

 

Vilém Flusser (1920- 1991)

 

L’essentiel de ses écrits est en allemand et en portugais, moins en anglais et en français ; et il me semble que ses œuvres ont été peu traduites. Leurs supports sont variés : livres, revues, journaux et probablement de nombreuses feuilles dactylographiées pour ses conférences, ce qui, une fois encore, ne facilite pas une publication systématique d’une œuvre qui généralement sous la forme de courts essais aborde des sujets fort variés parmi lesquels l’épistémologie, l’éthique, l’esthétique, l’ontologie, la philosophie du langage, l’histoire de la culture occidentale, la technologie, l’écriture, la technique de l’image, la photographie, l’immigration, les médias et la littérature et, particulièrement à la fin de sa vie, la philosophie de la communication et la production artistique. Ces essais écrits dans un style simple (journalistique pourrait-on dire) sont alertes et pénétrants. Ils rendent compte d’un œil toujours aux aguets. Sa pensée (et j’y suis particulièrement sensible) n’est en rien systématique mais plutôt dialogique (conversationnelle). Elle sait être volontairement provocante. Bref, on ne s’ennuie pas en compagnie de Vilém Flusser.

Notre avenir sera donc affaire de design nous dit Vilém Flusser. Et le premier essai de cette suite, « Uma filosofia do design », est une variation sur le mot design, un mot anglais qui peut être aussi bien un substantif qu’un verbe (to design), ce qui en dit déjà long sur la langue anglaise. En tant que substantif, ses significations sont nombreuses, entre « intention » et « structure de base ». En tant que verbe, ses significations ne sont pas moins nombreuses. Et toutes ces significations, même celles qui semblent les plus éloignées les unes des autres, se répondent subtilement et ont un lien de parenté.

Design, du latin signum. Ainsi, du point de vue étymologique, design signifie « dessin ». En se maintenant dans les divers sens de design on peut en venir, en français, à dessin/dessein. En effet, to design peut signifier « organiser », « agir stratégiquement », « préméditer », agir à dessein donc.

Mais comment le mot design a-t-il gagné sa stature internationale ? En effet, dans bien des langues, ce mot a acquis une telle présence qu’il est bien difficile de lui trouver un équivalent aussi précis dans ces langues respectives. Vilém Flusser pose la question en précisant d’emblée qu’il envisage le singulier parcours de ce mot jusqu’à nous plus d’un point de vue sémantique qu’historique.

Il n’est pas rare que le mot design soit associé à un plan ourdi dans le secret, un plan insidieux. Le designer peut-être un conspirateur. Dans ce contexte apparaissent d’autres mots fort significatifs comme mécanique (Μηχανική) et machine, des mots d’origine grecque. La machine peut être un dispositif destiné à tromper – voir le cheval de Troie. Autre mot issu du même contexte : technique (τεχνικός), mot d’origine grecque lui aussi. Le mot grec τέχνη est associé au mot τέκτων, charpentier, autrement dit un artisan qui techniquement donne forme à de l’informe, le bois en l’occurrence. Ainsi la forme s’impose au point de faire oublier le matériau. Et je passe sur l’objection de fond formulée par Platon quant à l’art et à la technique, aux artistes et aux techniciens.

Le mot design fond dans un tout homogène art et technique. Il recolle ce qui a été brisé il y a quelques siècles (peut-être depuis la Renaissance), une séparation science / art qui commença à être remise en question vers la fin du XIXe siècle. Ce mot s’est formé dans cette fracture, dans cette brèche, et il s’est efforcé de l’estomper dans la mesure où il exprime une connexion interne entre art et technique, ouvrant ainsi la voie à une nouvelle culture.

Prenons le cas d’une bouteille en plastique. Le matériau qui la constitue n’a presque aucune valeur et sa forme est donnée automatiquement grâce à une technologie très élaborée. Une bouteille en plastique n’a presque aucune valeur, ce qui lui confère une certaine valeur est son design, le design étant le point de convergence de grandes idées venues de l’art, de la science (de la technique et de la technologie) et de l’économie, des idées qui s’entraînent les unes les autres. Nous ne pensons pas assez à tout ce que suppose d’ingéniosité la fabrication du matériau qui compose une bouteille en plastique et l’outil qui lui donne forme. Pensez donc ! Une bouteille en plastique ! On en vide le contenu et le contenant est jeté aux ordures.

Ce livre de Vilém Flusser est probablement le plus lu de ses livres. Les essais qui le composent sont autant d’invitations à l’attention, invitations à interroger notre quotidien et les objets qui le constituent. Ces invitations rejoignent très précisément celle de Georges Perec ; et puisque j’ai nommé Georges Perec, je pourrais en venir à Roland Barthes (qui n’a pas été sans influence sur Georges Perec) et son recueil de cinquante-trois textes, « Mythologie », un exercice d’attention sur des thèmes très variés, une analyse sémiologique et sociologique, deux vecteurs qui portent ces essais de Vilém Flusser

Vilém Flusser affirme que notre avenir dépend du design, une affirmation qu’il étaye en déployant un large éventail de thèmes et en attirant notre attention sur les relations entre art et science, théologie et technologie, archéologie et architecture. Le design – ou l’art de donner forme aux choses – a produit au cours de notre histoire des outils de destruction (et à grande échelle) et des œuvres d’art (à l’occasion considérables). Fort de ce constat, Vilém Flusser affirme que notre futur est essentiellement lié au problème du design ; ainsi propose-t-il cette série de courts essais, ironiques, allusifs et pénétrants en prenant appui sur un œil toujours en éveil. Je vous invite à lire ce livre où l’auteur en vient à interroger la relation éthique / design. Le design est-il le vecteur d’une éthique ? Une question nullement superflue dans la mesure où le design est toujours plus présent et gomme les distinctions auxquelles nous avons fait allusion. Le design non seulement comme production de choses mais aussi comme mode de pensée.

Olivier Ypsilantis

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