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Notes sur l’art – 5/6 (En lisant Nikolaus Pevsner)

Nikolaus Pevsner (1902-1983) est un historien de l’art très stimulant. Il y a peu j’ai relu des passages d’un livre lu au cours des années d’études, « Pioneers of Modern Design », écrit entre 1930 et 1932, en particulier ces pages où l’auteur évoque William Morris et Walter Gropius, deux noms auxquels je reviens volontiers et qui figurent dans mes admirations.

 

Nikolaus Pevsner (1902- 1983)

 

Dans ces pages, Nikolaus Pevsner évoque l’impact de la Révolution industrielle en Angleterre, de Thomas Chippendale et Josiah Wedgwood à la production industrielle. William Morris (précédé par John Ruskin) est l’un des premiers artistes à avoir compris combien les fondements sociaux de l’art s’étaient fragilisés depuis la Renaissance et surtout avec la Révolution industrielle. Fini l’artiste perdu dans l’éther et célébré par Shelley ou Keats, Schiller ou Schelling. La fondation de la firme Morris, Marshall, Faulkner & Co marque une étape de l’art occidental. Le sens profond de la doctrine de William Morris est clairement exposé dans les trente-cinq conférences qu’il a dispensées entre 1877 et 1894 et qui traitent des rapports entre les questions artistiques en sociales. Ces conférences sont passionnantes et leur questionnement reste agissant. On pourrait les mettre en rapport sur certains points avec des essais de Vilém Flusser (voir « Petite Philosophie du design »). Ce questionnement reste agissant comme celui de Walter Gropius dont il va être brièvement question.

Dans ses conférences, William Morris dénonce notamment la posture d’artistes qui ont perdu tout contact avec la vie quotidienne et ne jurent que par la Grèce ou l’Italie ; et il pose la question : quel est l’intérêt d’un art qui n’est pas accessible à tous ? William Morris est un personnage clé de l’art au XIXe siècle. Ses multiples créations se sont portées sur le quotidien. C’est un homme ultra-moderne enraciné dans une tradition ; sa conception de l’art se nourrit de son savoir relatif à l’artisanat médiéval gothique ; ainsi se rattache-t-il à l’historicisme de son siècle.

L’art doit être promu par le peuple pour le peuple. William Morris se moque de l’inspiration, un mot selon lui vide de sens. Il célèbre par ailleurs le travail manuel. Il s’inscrit dans une tradition britannique qui pourrait remonter à William Hogarth, avec l’art comme vecteur d’un enseignement moral. Selon William Morris, l’art ne peut être dissocié de la morale, de la politique et de la religion. De ce point de vue, l’influence de John Ruskin est patente, John Ruskin lui-même influencé par l’architecte Augustus Pugin, un pamphlétaire qui au cours des années 1836-1851 défendit inexorablement le catholicisme et le style gothique comme sa plus haute expression.

William Morris est donc l’héritier direct de John Ruskin (voir « Seven Lamps of Architecture » – 1849) qui proclame la supériorité du Moyen Âge sur la Renaissance. Cette forte influence chrétienne, plus précisément catholique, conduit John Ruskin et William Morris a une certaine forme de socialisme. Le socialisme de William Morris est plus influencé par Thomas Morus que par Karl Marx.

 

William Morris (1834-1896)

 

Mais, tant au niveau de son art que de sa doctrine (ou, disons, de sa morale), William Morris va se trouver immergé dans une profonde contradiction. En effet, sa célébration de l’artisan médiéval, de l’accomplissement par le travail artisanal, son refus d’introduire dans ses ateliers toute méthode de travail post-médiévale (on en revient à son rejet de la Renaissance) rendit sa production chère, très chère, à une époque où la production industrielle (et relativement bon marché) fournissait presque tout le nécessaire à la vie quotidienne de presque tous. Ainsi les produits sortis des ateliers de William Morris ne furent-ils accessibles qu’à un petit nombre. Ces arts appliqués qu’il voulut pour le peuple arrivèrent entre les mains des riches, ce qu’il avait toujours voulu éviter. Il est vrai que nombre de ses créations eurent un effet bénéfique sur les arts appliqués puisque le design en fut repris par l’industrie, par la production mécanique et sérielle, une production accessible au plus grand nombre. Mais ce type de production contredisait et détruisait même l’une de ses préoccupations centrales, la joie par le travail artisanal. Tout laisse supposer qu’il n’aurait eu aucun plaisir à voir ses œuvres diffusées de la sorte.

Les continuateurs de William Morris héritent de son hostilité envers les méthodes de production moderne. Voir le mouvement Arts & Crafts et ses principaux représentants : Walter Crane, le dessinateur Lewis F. Day et l’architecte John D. Sedding. L’un et l’autre reconnaissent que la machine sera toujours plus présente. Mais c’est à la génération suivante qu’elle sera pleinement acceptée et volontiers avec enthousiasme.

La participation de l’Angleterre au mouvement moderne cesse pratiquement à la mort de William Morris. L’Europe continentale et les États-Unis prennent le relais puis, après un bref intermédiaire, c’est au tour de l’Allemagne. Pourquoi cet effacement anglais ? La question reste posée.

Les premiers architectes à célébrer la machine et à comprendre les conséquences qu’elle suppose pour l’architecture sont : Otto Wagner, Adolf Loos, Louis Sullivan, Frank Lloyd Wright et Henri van de Velde. L’influence de l’Angleterre est marquée chez la plupart d’entre eux qui expriment leur dette envers ce pays, en particulier envers John Ruskin et William Morris. Louis Sullivan (voir « Ornament in Architecture ») est quant à lui libre de toute influence anglaise. Il s’est formé à Chicago, alors l’un des centres mondiaux de la création architecturale urbaine. Dans l’écrit en question, il invite l’architecte à refuser toute décoration afin de se concentrer sur la structure même de l’édifice et lui conférer la plus grande pureté.

William Morris est le promoteur d’un mouvement original. La génération suivante découvrira les immenses possibilités de la technique et des formes industrielles de production. La synthèse de toutes ces recherches est le fait de Walter Gropius (1883-1969). En 1909, Walter Gropius élabore un mémorandum sur la standardisation et la production en série de petites habitations et sur la manière de les financer à moindre coût. En 1919, il ouvre le Staatliches Bauhaus (à Weimar) qui sera durant plus d’une décennie le principal centre de création en Europe. Un siècle plus tard, les multiples créations de cette école tournée vers l’architecture et les arts appliqués restent résolument modernes et inspirantes. Ses créations ne sont pas tombées dans le vintage, le vintage n’étant qu’une forme de momification.

Walter Gropius se considérait comme un continuateur de William Morris (et donc de John Ruskin), de Henri van de Velde et du Deutscher Werkbund, cette association d’artistes, d’architectes, d’entrepreneurs et d’artisans fondée en 1907 à Munich par Hermann Muthesius et qui travaillait à promouvoir l’innovation dans les arts appliqués et l’architecture. L’histoire des théories artistiques entre 1890 et la Première Guerre mondiale présente selon Nikolaus Pevsner une unité historique, un socle homogène délimité par William Morris et Walter Gropius sur lequel s’est édifié l’art moderne.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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