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Notes désordonnées. En lisant Léon Askénazi – 3/3

A – Israël embarrasse, le judaïsme embarrasse. Pourquoi ? La cause semble être dénoncée par l’ambiguïté suivante : Israël est une nation qui ne veut pas dire qu’elle est une nation comme les autres ; le judaïsme est une religion qui ne veut pas dire qu’il est une religion comme les autres. Le judaïsme ne pouvant être une religion comme les autres, on prend alors acte que l’État d’Israël – l’État juif, l’État des Juifs – ne peut être un État comme les autres. Ce malaise face à l’État d’Israël procède, en partie au moins, du fait que l’on veuille séparer les préoccupations spirituelles des préoccupations temporelles. Or, avec Israël, cette séparation n’est pas aussi radicale qu’en Occident : cette séparation est effective au niveau des institutions mais elle n’a pas d’importance au regard de la vie intérieure. Une fois encore, tout se passe comme s’il y avait une manière d’être en Israël qui ne peut – et ne veut – séparer le spirituel et le temporel, une sorte de monothéisme intégral sans qu’il puisse s’agir d’un État théocratique.

B – « Je suis juif, mes enfants sont israéliens, mes petits-enfants seront hébreux », telle est la réponse que Léon Askénazi donna en 1993 à un journaliste qui l’interrogeait sur son identité. Juif, Israélien, Hébreu, trois étapes d’un retour. Pas seulement au peuple, retour du Juif ; pas seulement au peuple et à la terre, retour de l’Israélien ; mais retour de l’Hébreu, au peuple, à la terre, à la loi. A cette question de la Hagadah de Pessah, l’Hébreu répondra : « Je ne me nourris pas que de la terre, que du peuple ou que de la loi ; les trois me constituent ».

C – Il y a un parti pris anti-judaïque dans les Évangiles, dans les actes fondateurs de la religion chrétienne voulant se substituer à un Israël déchu.

Convergence du judaïsme et du christianisme sur la moralité ; et divergence des théologies juive et chrétienne. Convergence des théologies juive et musulmane ; et divergence du judaïsme et de l’islam sur la moralité.

D – La théologie du judaïsme dans les Évangiles est exclusivement négative. La survivance du peuple hébreu irrite, comme irrite le retour de la souveraineté juive en Israël et à Jérusalem – Jérusalem réunifié.

L’Église parviendra-t-elle à se reconnaître officiellement comme une diaspora d’Israël ? Le dégel des échanges judéo-islamiques devrait passer par les théologiens chrétiens puisque l’antijudaïsme musulman est d’origine chrétienne.

E – L’Église n’est pas le nouvel Israël. Le christianisme n’a pas pour vocation de chapeauter Israël, de remplacer Israël. Il n’y a pas de nouvel Israël, il n’y a qu’un Israël, celui de toujours. A bien y penser, la théologie de la substitution est atroce et meurtrière. Le monde chrétien a trop voulu placer le peuple juif dans la position d’Abel. Mais ces temps sont révolus. La Shoah ainsi que la restauration de l’État d’Israël ont accéléré ce changement, un chambardement. Mais cette volonté de se substituer à Israël – d’amoindrir Israël – a migré du religieux vers le politique, ce qui n’est pas moins inquiétant. La question s’est en quelque sorte sécularisée, ce qui explique que les pays occidentaux, d’origine chrétienne, aient tant de réticences à accepter Jérusalem réunifié, capitale de l’État d’Israël, et se penche avec une telle sollicitude sur les dénommés « Palestiniens ». On ne cesse d’ergoter au sujet d’Israël (auquel on ne connaît généralement rien sinon par la doucereuse propagande du quai d’Orsay, de l’AFP, du quotidien « Le Monde » et autres publications mainstream) parce que le vieux fonds anti-judaïque – ce fonds de commerce – ne s’est pas résorbé et a simplement migré. Que faire à présent ? Je suis convaincu et depuis longtemps que le monde chrétien ne peut espérer vivre qu’avec l’aide des Juifs, de rabbins et autres penseurs qui acceptent souverainement d’aider les théologiens chrétiens à trouver une réponse – une voie de sortie – au fait que l’Église n’est plus – et n’a jamais été – Israël, jamais ! Il faut donner un statut de légitimité à l’« ex-Israël » nous dit Léon Askénazi. Le chantier est immense mais exaltant pour qui le veut. La Synagogue doit aider l’Église en s’attachant aux points communs, la moralité par exemple, les théologies juive et chrétienne ne pouvant s’accorder.

Après avoir posé sans ambiguïté que l’Église n’est en rien Israël, Léon Askénazi propose une base de travail en commençant par signaler que les Juifs sont des monothéistes et non pas des monolâtres, qu’ils n’adorent pas un Dieu unique qui ne s’occuperait que d’eux (le judaïsme est résolument tourné vers l’universel) comme dans d’autres monothéismes du Dieu unique. Dieu Un n’est pas un fondateur de religions, Il est le Créateur des Univers. « Il y a des gens qui croient que Dieu a créé une synagogue et qu’Il a mis un monde autour. Nous, nous croyons que Dieu a créé un monde et que dans ce monde Il a demandé un temple ».

Nous lisons un même livre, la Bible ; mais ce n’est pas le même livre étant donné la différence des postulats. Tout est dit. Léon Askénazi souhaite que les Juifs s’hébraïsent. Pour ma part, je souhaite que le monde chrétien et le monde en général s’hébraïsent. Les chrétiens commenceront à s’hébraïser lorsqu’ils auront compris, et radicalement, qu’ils ne sont pas Israël, qu’ils n’ont jamais été Israël, qu’il n’y a pas un Ancien Testament et un Nouveau Testament, que la Bible des Hébreux n’est pas une chrysalide dont est sorti le papillon chrétien.

F – Base de réflexion proposée dans « Les Églises, diaspora d’Israël ». Perplexité d’abord : « Ce sont peut-être les Juifs qui sont Israël », une intuition qu’ont certains chrétiens, méritants dans la mesure où il n’y a pas de théologie positive du judaïsme dans l’Église. Mais alors : « Si les Juifs sont Israël, alors que sont les chrétiens ? » Et Léon Askénazi fait allusion à l’ouvrage de Jean Vassal (qu’il me faudra lire), « Les Églises, diaspora d’Israël ? » (chez Albin Michel, collection « Présences du judaïsme », 1993) dont il a rédigé la préface. Jean Vassal « a été de ceux qui m’ont amené à dire, tout haut, un peu de ce que la tradition des sages d’Israël sait ou pressent sur la question des frères séparés, à la recherche de leur fraternité ». La tradition chrétienne doit s’interroger sur ce qui la sépare de la tradition juive, soit : le mystère d’Israël.

G – Le drame de la séparation Juifs/Chrétiens peut être expliqué par le principe talmudique : « L’être est caché par ce qui le révèle ». Ce qui révélait Israël à la conscience chrétienne le lui a finalement caché : « Jésus-Christ en tant que figure propre à révéler le Dieu d’Israël aux nations a caché non seulement Israël mais le Dieu d’Israël dans sa vérité ». Pourquoi ? Le socle de la foi chrétienne est le Christ, médiateur entre le chrétien et le Dieu inconnaissable, et tout ce que cette connaissance par le Christ implique. Cette foi est ce qu’elle est, il ne s’agit pas de l’agresser. Le drame – le problème – commence avec l’expression « Dieu d’Israël » qui résonne si souvent sous les voûtes des églises, « Israël » accolé à « Dieu », car pour connaître le Dieu d’Israël, il faut connaître… Israël, c’est la moindre des choses. Or, pour les chrétiens, la manière de connaître Israël c’est de connaître le Christ. On tourne en rond car cette figure qui leur révèle Israël leur cache Israël. Oui, on tourne en rond et on finit par s’enfoncer dans un trou sans fond et dans un interminable monologue. Le gâchis aura été considérable. Israël avait beaucoup de choses à transmettre au monde et en particulier à la chrétienté. Mais il n’est pas trop tard et tout annonce que le judaïsme sera toujours plus interrogé, sincèrement.

La référence au Christ est certes une référence à Israël mais une référence rendue inféconde par les rapports historiques entre le monde juif et le monde chrétien. La révélation que les chrétiens ont entendue a empêché la voix d’Israël de s’exprimer dans le monde chrétien. L’identité d’Israël lui a été occultée à cause précisément de la manière dont la conscience chrétienne a préféré structurer sa foi en se référant à une figure adorée pour elle-même et, de ce fait, condamnée à cacher ce qu’elle révèle. La parole chrétienne est passée par d’autres ensembles humains, dans l’islam d’une certaine manière, et d’une autre manière dans l’humanisme et le socialisme, mais toujours dans un grand gaspillage, avec un échec dans l’essentiel. Pourquoi ? Parce que toutes ces doctrines « universelles » et « universalistes » se sont introduites dans tous les problèmes humains mais ont oublié un point essentiel qui sépare et relie à la fois Juifs et chrétiens : le mystère d’Israël. Ces « universalismes » ont une réponse à tout (au moins dans la cohérence interne de leur intuition de base), sauf à cette manière d’être homme qui se nomme Israël ! Et, de fait, ces « universalismes » (parmi lesquels le socialisme) se font impérialismes. A ce propos, la théologie chrétienne n’aurait-elle pas une (lourde) part de responsabilité dans ce phénomène ? Car, enfin, qui est ce « Il » de « Il a souffert sous Ponce Pilate » ? Du point de vue de l’histoire juive, ce « Il » est cette manière d’être homme à travers laquelle le Dieu d’Israël (soit Israël) se révèle.

J’ai toujours pensé (et ce n’est plus Léon Askénazi qui s’exprime) que tout ce qu’il y a de positif dans le christianisme vient directement du judaïsme, que le reste est un voile à déchirer pour voir ce qui se cache derrière, soit le judaïsme, sa vérité. De quoi a parlé le Christ ? Et, d’abord, que vaut ce trait d’union entre « Jésus » et « Christ », Jésus-Christ ? Ne serait-il pas trait de désunion, fracture ? Et ne serait-ce pas au fond de cette fracture, derrière le voile déchiré, que le monde chrétien pourrait commencer à entrevoir Israël et son messianisme ?

Edmond Fleg écrivait : « Au fond, ce qu’il y a de commun entre la messianité chrétienne et la messianité juive c’est que, pendant que les uns attendent que le Messie vienne, les autres attendent qu’il revienne ». Ce ton léger cache un drame car, ainsi que l’a précisé Léon Askénazi à la relecture de ce propos, un Messie qui vient et un Messie qui revient renvoient à deux concepts messianiques radicalement différents, à deux ambiances spirituelles qui se tournent le dos.

Les Juifs savent que le Messie ne peut venir pour Israël que s’Il vient pour l’humanité entière. Et ceux qui pensent L’avoir connu, les chrétiens donc, doivent comprendre qu’Il ne peut revenir que s’Il revient aussi pour Israël, non pas Israël passé avec armes et bagages du côté du Messie chrétien mais Israël dans sa fidélité à lui-même, à son messianisme. Parvenu à ce point, je me permets une précision. J’ai toujours été embarrassé vis-à-vis de ces chrétiens très actifs et sionistes, les évangéliques. Je suis moi aussi sioniste, ce qui devrait suffire à nous rapprocher. Par ailleurs Israël n’a pas tant d’amis, tous les amis d’Israël sont donc les bienvenus. Pourtant, en tant que sioniste, je prends mes distances envers ces chrétiens sionistes et je m’en ouvre volontiers à des amis israéliens. Ils sont sionistes mais pour mieux préparer, pour mieux activer la venue de leur Messie, le Messie des chrétiens. Or, les Juifs envisagent le Messie tout autrement. Il conviendrait donc en aidant Israël et en se déclarant l’ami sincère d’Israël d’oublier le Messie chrétien. On peut y croire – et à chacun sa foi –, mais il me semble qu’il s’agit d’abord d’une simple question de courtoisie mais aussi de moralité.

Olivier Ypsilantis

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