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Notations en marge des “Journaux de guerre” – 4/4

Je suis heureux de rencontrer cette affirmation : la théologie est la reine des sciences. “Voilà pourquoi il importe tant que nos meilleurs esprits se consacrent à son étude, qui est entièrement tombée en décadence.” La théologie devrait être enseignée à l’école comme matière principale, la théologie et son immense fond de symboles. L’État national et libéral refusera par principe une telle proposition, il reprendra la vieille querelle particulièrement vive en France, enseignement laïque contre enseignement religieux. Or, il ne s’agit en aucun cas d’instaurer un État clérical – rien n’est plus odieux et tout compte fait dérisoire (voir le franquisme) –, il ne s’agit pas d’imposer un catéchisme mais de rendre enfin sensibles ces forces essentielles qui ont engendré notre monde. L’étude de la théologie relierait l’individu à un fond immense et le guérirait de bien des maux. “Alors se dissipera le cauchemar qui prive aujourd’hui tant d’êtres de la joie de vivre : la sourde sensation d’œuvrer dans l’absurde, dans les espaces de la destruction, du pur hasard” : ce qu’Ernst Jünger notait en 1944 n’a rien perdu de sa pertinence. Il s’agit de renouer par la connaissance avec ce qui nous a fait. L’étude théologique nous aiderait plus sûrement que toutes les observations consignées par les télescopes et les microscopes. L’étude du grand arbre des religions, dont l’arbre de Jessé n’est qu’un rameau, nous en dirait plus sur nous-mêmes que l’arbre phylogénétique universel et les séquences alignées de nucléotides. La théologie et la science pourraient se nourrir l’une de l’autre tout en se respectant mutuellement. Par exemple, nous pourrions regarder enfin les animaux comme nos proches parents et ne plus nous comporter envers eux comme des équarrisseurs, des nihilistes.

Si la théologie doit rester indépendante des autres disciplines (biologie, chimie, paléontologie, astronomie, etc.), elle doit néanmoins assumer la fonction de l’or, régler le cours et la valeur des sciences ; elle doit aussi leur mettre des brides, “car on voit où conduit la connaissance déchaînée”, nous dit Ernst Jünger.

J’ai sursauté à la lecture de ce passage du 29 mars 1945 où Ernst Jünger affirme s’être trouvé à un poste exposé au cours des deux guerres mondiales, “la première fois, dans les cyclones des batailles de matériel ; la seconde, dans les sombres vicissitudes du monde démoniaque.” Mais ces années d’Occupation à Paris ne furent-elles pas relativement confortables, une planque en quelque sorte ? Pour comprendre, reportons-nous à ce qu’il écrit le 1er août 1944 : “Lors de la Première Guerre mondiale, mes amis tombaient au front – dans cette seconde, c’est là le privilège des heureux. Les autres pourrissent dans les prisons, sont contraints de se suicider ou meurent sous la main du bourreau. La balle leur est refusée.” Ernst Jünger se sait menacé comme nombre de ses amis. Carl-Heinrich von Stülpnagel tente de se suicider après l’attentat manqué, et c’est sur une civière qu’il comparaît devant le Tribunal du Peuple. Il sera pendu le 30 août 1944 à la prison de Plötzensee.

 

 

Ernst Jünger ne cesse de dénoncer la démagogie. Elle lui est odieuse. Elle est véritablement démoniaque. En dictature, elle pousse ses œuvres de mort ; et en démocratie elle navre au point de fatiguer les démocraties d’elles-mêmes.

Les exigences d’Ernst Jünger vis-à-vis de l’individu, à commencer par lui-même, sont telles que la démocratie libérale ne peut le satisfaire. Il n’est l’homme d’aucune coterie.  Seul un esprit pleinement indépendant saura l’apprécier dans toute son ampleur et avec confiance. Les autres s’en tiendront aux mots d’ordres que la société par ses mille voix ne cesse de dispenser. Jean-Paul Enthoven est l’une de ses voix. Je relis son article publié dans Le Nouvel Obervateur en 1980 et repris par L’Œil de la Lettre, catalogue d’un groupement de libraires. Les petits esprits enragent de ne pouvoir classer l’écrivain ; alors, ils placent ici et là, selon une technique simple mais éprouvée, quelques lignes détachées de leur contexte. L’irritation qu’ils éprouvent devant l’anarque tourne à la mauvaise foi. Que valent des jugements tels que : “Cet homme est l’auteur d’un “Journal” (…) digne, en tout point, d’une place d’honneur dans la vaste bibliothèque de l’inconscience” ou bien : “Ce bel esprit, habile surtout à ne point tacher son uniforme lorsqu’il se déplace parmi l’horreur” ? J’en appelle à Gustave Flaubert : “S’écarter des journaux ! la haine de ces boutiques-là est le commencement de l’amour du Beau. Elles sont par essence hostiles à toute personnalité un peu au-dessus des autres. L’originalité, sous quelque forme qu’elle se montre, les exaspère.” Lorsque je lis Jean-Paul Enthoven me revient cette pensée de l’auteur de “Bouvard et Pécuchet” : “On fait de la critique quand on ne peut pas faire de l’art, de même qu’on se met mouchard quand on ne peut pas être soldat.” Jean-Paul Enthoven pratiquerait-il le mouchardage ? Les mouchards sont des envieux qui envient aux grands leur taille, aux élégants leur élégance, aux courageux leur courage, etc. La presse grouille de sycophantes qui doivent avoir une utilité puisqu’ils existent. Mais laquelle ? Elle me paraît moins évidente que celle des scarabées coprophages appelés aussi bousiers.

À mesure qu’augmente l’horreur, Ernst Jünger se réfère toujours plus à Platon et son attention aux fleurs, aux insectes et aux oiseaux se fortifie. Dans la Roumanie de Ceaucescu, mes amis essayaient de ne pas sombrer dans la dépression en faisant de longues promenades dans la nature.

Le 2 novembre 1944, après lecture du livre d’Ewald Volhard sur le cannibalisme, Ernst Jünger note : “On peut mesurer la force de cet interdit au fait que même cette guerre, qui remue les bas-fonds, ne l’a presque pas ébranlé, trait digne d’être noté, pour qui connaît les esprits qui la mènent. Au fond, toute économie rationaliste, comme tout racisme conséquent, devrait mener au cannibalisme.” Savait-il alors tout ? Savait-il que l’or dentaire et les cheveux, considérés comme des matières premières stratégiques, étaient récupérés. D’après des témoignages recueillis aux procès de Nuremberg, les cendres des crématoires auraient été, à l’occasion, vendues comme engrais. Selon un document présenté par l’accusation russe, une firme de Dantzig avait construit une cuve chauffée électriquement pour transformer la graisse humaine en savon. Il est vrai que ce n’est pas du cannibalisme mais de l’équarrissage (économie rationaliste), à savoir, selon la définition courante, l’abattage et le dépeçage d’animaux impropres à la consommation alimentaire en vue d’en retirer tout ce qui peut être utilisé dans diverses industries : peau, os, corne, graisse. Le mot équarrissoir ne cesse de revenir dans les “Journaux de guerre”, ce qui me laisse supposer qu’Ernst Jünger devait en savoir beaucoup. Le cannibalisme que pratiquaient les Tupinamba du Brésil pourrait, lui, être qualifié de supérieur. Ils appelaient “beaux-frères” les individus “consommables”. Les ennemis mangés devenaient des alliés potentiels, leurs femmes pouvaient être des épouses ; ainsi s’engageaient des relations avec les “beaux-frères ennemis”.

Le 29 novembre 1944, Ernst Jünger note la mort de cinquante auxiliaires de la Luftwaffe, soit des femmes retrouvées entièrement dénudées par la pression de l’air et probablement tuées par l’éclatement des poumons. Le même jour, son fils Ernstel est tué d’une balle en pleine tête sur les montagnes de marbre de Carrare. Le père n’apprendra la nouvelle que le 11 janvier 1945.

Alors que les bombes tombent tout autour de chez lui, Ernst Jünger ne renonce pas aux chasses subtiles. Il lit aussi des récits de naufrages : “L’étude des naufrages donne l’une des clés de notre époque.” Il compare sa maison à un bateau : tout y tremble comme dans un navire en pleine tempête. Entre deux alertes, parfois même pendant les alertes, il observe la fourmilière, la taupinière, le terrier de lapin, la terre et les plantes, les germinations, “la véritable puissance, plus réelle que mille avions”. Lorsque les réfugiés arrivent, il compare sa demeure à un canot de sauvetage.

Ce vœu que fit le frère préféré d’Ernst Jünger, Friedrich-Georg, je me le fais souvent : “Il devrait y avoir un registre des catacombes, où l’on trouverait le nom de tout homme ayant vécu sur cette terre, avec un abrégé de sa vie.” J’imagine d’immenses archives où chaque homme laisserait une trace écrite. Les illettrés dicteraient et le “Je me souviens” de Joe Brainard, repris par Georges Perec, pourrait servir de canevas à ceux qui pensent n’avoir rien à dire.

 

 

Le 1er janvier 1945, à Kirchhorst, alors que les bombardements sur l’Allemagne se font apocalyptiques et que se rapproche le tourbillon central du maelström – l’une des images les plus prégnantes pour l’écrivain –, Ernst Jünger se prépare à la mort avec la certitude que ses manuscrits vont être dévorés par le feu du ciel. C’est encore le platonisme qui l’aide : “Alors subsistera uniquement ce que je n’ai pas conçu ni rédigé pour les hommes : l’être d’auteur en son essence. Elle me reste pour mon grand voyage par-delà le temps. Il en va de même des êtres et des choses que j’abandonne – ce que notre union a de vrai, de divin, est entièrement indestructible : la profondeur où je les ai aimés. L’étreinte la plus fervente n’est que le symbole, l’image de ce lien indissoluble – là-bas, nous serons un dans le sein maternel que la corruption n’atteint pas, et notre œil ne sera plus de la lumière, il sera dans la lumière.”

À la lecture de ces lignes, certains se montreront agacés et invoqueront l’irrationalisme allemand. Pour ma part, elles me confortent dans ce que j’ai toujours pressenti.

 

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Une fois encore, je me suis limité dans le nombre de ces notes car j’ai vite compris qu’elles risquaient de dépasser en longueur le texte même.

  1. Voir “Généalogie de la morale” (Zur Genealogie der Moral. Eine Streitschrift) de Friedrich Nietzsche. Arthur Schopenhauer oppose l’espèce à l’individu en la déclarant supérieure. Il raille les amants et conspue le mariage (lire ce que rapporte à ce sujet Charlotte von Gwinner). Il voit dans l’ascétisme des hindous un moyen de se libérer de la tyrannie du désir.
  1. Boèce (480-524) s’était proposé de traduire et de commenter toute l’œuvre logique, morale et physique d’Aristote, puis de traduire et de commenter tout Platon ; il ne réalisa qu’une petite partie de ce travail gigantesque. Ernst Jünger semble avoir été un lecteur assidu de Boèce. Le livre quatrième de “Consolation de Philosophie” (De consolatione philosophiae), très imprégné d’une doctrine traditionnelle de la Providence et du Destin développée dans le moyen platonisme et dans le néo-platonisme, l’a probablement bien aidé dans ces années de guerre.
  1. Ernst Jünger a dû lire attentivement Jakob Boehme, un philosophe gnostique fasciné par les images et les symboles bibliques qu’il charge d’un sens nouveau car il se dit dépositaire d’une révélation. Ce chrétien fidèle n’en croyait pas moins, comme beaucoup d’hommes de son temps, même parmi les plus philosophes, à l’action des esprits, à l’influence des planètes et des constellations. On sait l’importance qu’Ernst Jünger leur accordait. De “Aurora oder Morgenröte im Aufgang”, il aura sans doute d’abord retenu l’action des astres et la force magique des éléments.
  1. Dans une étude de David Boal intitulée “Journaux intimes sous l’Occupation” et publiée en 1993, je retrouve par moment le ton de Jean-Paul Enthoven. Après avoir signalé avec pertinence que cette remarque d’Ernst Jünger a été conduite par la sonorité même de la langue (filon d’argent/noblesse – Silberader/Adel), il ajoute : “Mais qu’apprenons-nous d’utile, quel regard à l’intérieur des choses atteignons-nous par cette rencontre ? Le résultat est fort décevant pour le lecteur qui doit faire confiance au narrateur pour ce que l’on suppose être la brillante conversation du commandant, son esprit léger, ses liens mystérieux avec “l’histoire” (…) Nous nous armons de patience, en attendant que le capitaine se remette de ce paroxysme d’admiration démesuré.” Le ton est agaçant, on y reconnaît bien le Parisien. Mais enfin, le talent d’un écrivain se mesure aussi à sa capacité à provoquer des réactions multiples et contraires. Tandis que l’un se réjouit, l’autre hausse les épaules ; et c’est bien ainsi.
  1. Le 15 avril 1944, le général Hans Speidel devient chef d’état-major de Rommel. Philosophe, il a été reçu summa cum laude à l’Université de Tübingen, en 1925. Le 15 mai 1944, il organise une rencontre dans une maison de campagne des environs de Paris entre Rommel, Carl-Heinrich Stülpnagel et leurs chefs d’état-major afin de préparer les mesures à prendre pour mettre fin à la guerre à l’Ouest et renverser le régime nazi. Après avoir renforcé les contacts avec les antinazis de l’intérieur, avec le groupe Goerdeler-Beck, il reçoit Konstantin von Neurath et le Dr Karl Hans Stroelin, Oberbürgermeister von Stuttgart et vieil ami de Rommel, chez lui, à Freudenstadt, le 27 mai 1944. Entre autres décisions, il est entendu que Hitler une fois renversé, Rommel serait nommé soit chef d’État par intérim, soit commandant en chef des forces armées. De tous les conspirateurs militaires à l’Ouest, le général Hans Speidel fut l’un des très rares survivants de la répression qui frappa nombre d’officiers après l’attentat manqué du 20 juillet 1944. Il avait été avec le général Dietrich von Choltitz l’un des sauveurs de Paris en refusant d’exécuter l’ordre de destruction des ponts et autres ouvrages importants de la capitale. Il s’était aussi rebellé contre un autre ordre de Hitler : la destruction de Paris par l’artillerie lourde et les V1. Le général Hans Speidel fut incarcéré à la prison de la Gestapo, Prinz-Albrechtstrasse, à Berlin. Soumis à d’incessants interrogatoires, il n’avoua rien et ne comparut pas devant le Tribunal du Peuple. Emprisonné par la Gestapo pendant sept mois, près du lac de Constance, il finit par s’évader et se cacha chez un prêtre catholique jusqu’à l’arrivée des troupes américaines.
  1. En 1942, il remplaça son cousin Otto von Stülpnagel au commandement des troupes d’occupation en France. Lors de l’attentat du 20 juillet 1944, croyant à la mort du Führer, il fit arrêter à Paris tout l’état-major SS, dont le général SS Karl Oberg, plus de mille deux cents SS et tous les chefs de la Gestapo.
  1. James von Moltke refusa toujours de s’associer, de près ou de loin, aux projets d’assassinat de Hitler. Profondément chrétien, il obéissait au précepte : “Tu ne tueras point.” James von Moltke se tenait très éloigné du nationalisme allemand traditionnel et ne considérait pas les intérêts de l’Allemagne comme distincts de ceux de l’Europe. Il avait pris de nombreux contacts avec les groupes chrétiens de résistance dans les pays occupés. Rommel était lui aussi contre l’assassinat de Hitler et pour son arrestation, mais pour une raison pratique : il avait la conviction qu’il ne fallait pas faire du Führer un martyr. Dans un régime à prétention religieuse, on sait faire un habile usage du martyr. Rappelons qu’en 1935, les seize victimes nazies du putsch manqué du 9 novembre 1923 furent exhumées et placées à l’intérieur de la Feldherrnhalle qui devint sanctuaire national.
  1. Général de division SS, membre du SD et commandant de l’Einsatzgruppe D. Voir “Psychologie et éthique du national-socialisme – Étude anthropologique des dirigeants SS” par le Dr François Bayle (PUF, 1953).
  1. Peintre de la reine Elizabeth 1re, il conserva son titre de peintre de la cour à l’avènement de Jacques 1er. La précision de sa touche relève de l’orfèvrerie ; il était d’ailleurs fils d’orfèvre.
  1. Dès les débuts du nazisme, le général Ludwig Beck (1880-1944) et le bourgmestre de Leipzig, le Dr Carl Goerdeler, sont les deux piliers de la résistance conservatrice. En 1933, Ludwig Beck exprime à plusieurs reprises sa crainte de voir l’Allemagne se lancer dans une guerre prématurée. Il estime que seul le bolchevisme sortira vainqueur de cette guerre européenne. Il ne cesse de vouloir convaincre les généraux de s’opposer aux projets de Hitler et il donne sa démission le 21 août 1938 pour protester contre les projets d’invasion de la Tchécoslovaquie. Par l’intermédiaire de la Die Mittwochgesellschaft (Club du mercredi), il entre en contact avec de nombreux opposants au nazisme, tant militaires que civils, parmi lesquels Klaus et Dietrich Bonhoeffer. Ludwig Beck était très lié avec l’amiral Wilhelm Canaris, chef de l’Abwehr.
  1. Le nom de Friedrich Paulus restera à jamais associé à la bataille de Stalingrad qui vit la capitulation de la VIe armée, le 31 janvier 1943. Prisonnier des Soviétiques, il devient l’un des chefs du Comité national pour une Allemagne libre (Nationalkomitee Freies Deutschland, ou NKFD) du général Walter von Seydlitz-Kurzbach. Révolté par la répression qui s’abat sur l’armée après l’attentat manqué du 20 juillet 1944, Friedrich Paulus ne cessera d’inviter l’armée allemande à se débarrasser du Führer.
  1. Au début des années 1960, le général Friedrich Foertsh, chef d’état-major de la Bundeswehr, rend hommage aux hommes du 20 juillet et admet que le serment à Hitler avait cessé d’être valable, ce dernier étant sorti de la légalité. Par ailleurs, le général Hans von Seeckt avait été précis : “Le serment est prêté à la Constitution, non à la personne du président du moment”. Lorsque le 2 août 1934, juste après la mort de Hindenburg, Hitler exigea que le serment lui soit prêté personnellement, il piétinait la tradition et sortait de la légalité. Les dictateurs savent aussi s’approprier des pouvoirs illimités en traficotant. C’est ainsi que le 1er octobre 1936, le général Franco s’intitula “chef de l’Etat”, alors que la junte de Burgos l’avait nommé, le 29 septembre, “chef du gouvernement et des opérations militaires.” Le général Emilio Mola et d’autres officiers protestèrent mais Franco fit savoir que ce titre lui revenait “Por la gracia de Dios.”
  1. En janvier 1935, Wilhelm Canaris prend la direction de l’Abwehr (service de renseignements de l’armée). Dès 1938, promu vice-amiral, il comprend que Hitler mène l’Allemagne à sa perte. Prêt à donner sa démission, il se reprend afin d’éviter que Reinhard Heydrich ne fasse main basse sur l’Abwehr. En effet, ce service lui permet de favoriser des personnalités antinazies et de fomenter des complots contre le Führer. Tenu pour suspect à partir de 1942, il parvient grâce à son expérience d’agent secret à ne donner aucune prise aux dirigeants nazis. En février 1944 cependant, il est relégué à l’état-major de la section de la guerre économique. Impliqué dans l’attentat du 20 juillet, il est exécuté au camp de Flossenbürg.

 

Extraits d’une lettre à Paul de S.

Tu trouveras ci-joint quelques pages sur Ernst Jünger, un écrivain que j’ai rencontré il y a une vingtaine d’années, chez un bouquiniste de la rue de Provence, à Paris, avec “Portrait d’Ernst Jünger” par son amie Banine, aux éditions La Table Ronde.

Je travaille avec l’humeur, la sensibilité, ces choses qui compliquent tout à plaisir. Des universitaires patentés feront mieux et plus calmement.

Tout est très simple : il ne faut parler que de ceux qu’on aime. Julien Hervier est un universitaire aimant. Respectueux de son sujet, il l’interroge comme Frédéric Soret ou le chancelier Friedrich von Müller interrogèrent Goethe. L’entretien est à mon sens le mode d’approche le plus juste et le plus substantiel.

L’exégèse peut abrutir et Karl Marx ne me réfuterait pas, lui qui plus que tout autre est enfoui sous elle. Il rirait ou pleurerait s’il savait que ses théories, nées de l’observation des sociétés européennes des années 1860 et nourries des connaissances sociologiques d’alors, servent encore de gabarit. Il y a de moins en moins d’hommes de pensée tandis que les exégètes poussent comme des champignons après la pluie.

Lorsque j’écris : “Il nous est permis de penser que le Travailleur ne cessera de gagner en force”, je ne fais que reprendre à mon compte les propos d’Ernst Jünger dans ses entretiens avec Julien Hervier. Le Travailleur post-titanesque œuvre à la transformation de la technique en magie pure (la télégraphie sans fil en télépathie, par exemple) ; il est le fait de l’homme et d’influences transcendantales ; il n’entretient que de lointains rapports avec le Travailleur de l’entre-deux-guerres ; il participe pleinement à l’avènement de l’ère du Verseau, d’un âge johannique. Il est injuste de dire qu’Ernst Jünger embarrassé a jeté le Travailleur à la décharge. Le Travailleur a ses âges. Les “Considérations d’un apolitique”, soit le journal que Thomas Mann a tenu au cours de la Première Guerre mondiale, et “La Chrétienté ou l’Europe” (Die Christenheit oder Europa) de Novalis ne sont, me semble-t-il, pas moins inquiétants que “Le Travailleur” (Der Arbeiter)

Je finis de lire une étude de David Boal, “Journaux intimes sous l’Occupation”. Je n’ai rien appris. Des passages entiers relèvent du mouchardage. Pour emporter l’adhésion du lecteur, l’auteur ne cesse de le flagorner, servant des phrases dans le genre : “Les lecteurs, en revanche, mieux placés dans l’espace et dans le temps, voient les choses différemment.” Il se moque de la taille d’Ernst Jünger qu’il appelle “le petit capitaine” et s’en prend à son goût de l’élégance.

David Boal souffre d’ailleurs d’un grave préjugé : il ne cesse de s’en prendre à la Prusse et à son aristocratie. Il raille l’admiration qu’Ernst Jünger leur porte, comme si elles étaient à l’origine de tous les maux, à commencer par le nazisme. Ignore-t-il que le nazisme s’est d’abord traduit par une emprise du Sud sur le Nord ? Les vertus bismarckiennes, c’est-à-dire prussiennes, sont celles qui s’opposent le plus sûrement à la démagogie nazie. Elles sont admirablement dépeintes par la comtesse Marion Dönhoff, ancienne directrice du quotidien Die Zeit, dans son livre de souvenirs “Une enfance en Prusse orientale” (Kindheit in Ostpreussen). Carl Goerdeler symbolise lui aussi ces vertus prussiennes. Homme plutôt hostile à la démocratie parlementaire, il n’en conçut pas moins une haine pour le nazisme dès l’automne 1936. Il démissionna de ses fonctions de bourgmestre de Leipzig après que les nazis locaux, sur ordre de Berlin, aient fait disparaître la statue de Félix Mendelssohn-Bartholdy qui avait rendu sa ville célèbre.

En 1938, l’Anschluss est approuvé par la majorité de la population autrichienne. A la fin de la guerre, l’Autriche s’empresse de se faire passer pour une victime. Aujourd’hui, l’extrême-droite prospère en ce pays, et autrement mieux qu’en Allemagne du Nord.

Olivier Ypsilantis

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