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Notations en marge des “Journaux de guerre” – 1/4

Ernst Jünger peut être considéré comme un antidote à Schopenhauer, un philosophe qui l’a probablement fasciné (comme il a fasciné tous ceux qui l’ont lu) mais au-delà duquel il n’a cessé de vouloir se porter. Il serait instructif de collecter tout au long de l’immense journal d’Ernst Jünger les remarques qui peuvent être regardées comme des contre-feux destinés à circonscrire cette philosophie aveuglante et dévastatrice. Pourtant, une intéressante remarque du 23 novembre 1941 laisse deviner la marque de l’auteur de “De la volonté dans la nature” : “Il est très difficile, avec des femmes intelligentes, de venir à bout de l’éloignement physique – à croire que l’esprit constamment en éveil les arme d’une ceinture qui met en échec le désir. Il fait trop clair autour d’elles. Voilà pourquoi les hommes dont les dispositions amoureuses ne sont pas évidentes sont peut-être les premiers à gagner du terrain. Ce pourrait être l’une des ruses qui maintiennent le niveau constant de l’espèce humaine.” La marque est certes discrète mais…

Ernst Jünger aime les femmes, discrètement ; il ne cherche jamais à se venger sur elles. Nietzsche ne s’est pas trompé de diagnostic (1) au sujet de Schopenhauer, tout au moins son diagnostic a-t-il d’emblée été le mien. Ernst Jünger recherche d’abord l’amitié, l’acte sexuel ne lui importe pas expressément, un point parmi tant d’autres qui me rapproche de lui. Ernst Jünger est d’une parfaite discrétion sur sa sexualité et ne se laisse jamais aller à certaines remarques comme le fait Michel Leiris dans son “Journal 1922-1989”. Par ailleurs, Ernst Jünger ne permet pas que le désir lui fasse perdre son maintien – son élégance – et l’incite au désordre. Le 9 février 1942, il lance une pique sévère en direction de Schopenhauer auquel il oppose Platon – l’étreinte, symbole plus fort que l’enfant ; et il a cette réflexion définitive : “Chez Schopenhauer, on est déjà gêné par la biologie.” Une réflexion du 17 avril 1943 fait allusion à la “déviation” (l’homosexualité) comme moyen de connaissance non limité par “le voile de l’espèce”.

 

Ernst Jünger (1895-1998)

 

Il énonce ainsi sa foi en l’individu. Après avoir affirmé que l’individu est toujours plus important qu’il n’apparaît dans l’œil froid de la statistique, il poursuit : “Souvent il ressemble à un grain que la sécheresse a réduit et écharné, mais au fond duquel repose, malgré tout, le germe vert. Il faut surtout considérer qu’il s’agit d’abord de faire naître l’homme en soi-même.

Cet homme intuitif – l’intuition, une lecture aiguë du présent – qui pressent les cataclysmes professe un authentique optimisme, un optimisme supérieur, je le précise. Un optimiste passe aujourd’hui en France pour un presque-crétin tandis que le pessimiste est écouté ; il est pessimiste parce qu’il est lucide… L’optimisme d’Ernst Jünger dépasse les pessimismes après les avoir considérés. Cet optimiste nourri de platonisme refuse tout nihilisme. Ernst Jünger s’écarte instinctivement de tout ce qui sent le nihilisme ; ainsi se tient-il à distance de Céline.

Nous sommes des voyageurs à jamais, la mort n’est qu’une étape. Les Grecs et les Latins, Platon et Boèce (2) n’ont cessé d’aider Ernst Jünger. Boèce le patricien traduisit et adapta des commentaires d’Aristote rédigés dans les écoles platoniciennes d’Alexandrie et d’Athènes. On devine dans ses “Journaux de guerre” tout le réconfort que le capitaine Ernst Jünger a pu trouver dans “Consolation de Philosophie” que Boèce écrivit en prison. Cette tension permanente vers la rationalité (la théologie rationnelle de Boèce) devait apaiser certaines tendances de l’esprit allemand et aider grandement vers cet équilibre – une hauteur de vue – auquel Ernst Jünger n’aura cessé de travailler. C’est aussi parce qu’ils interrogent l’antique héritage dans un flamboiement que Novalis, Hölderlin, Nietzsche et Ernst Jünger m’aident tant.

“Toute destruction ne supprime des images que leurs ombres.” C’est avec joie que je relève cette réflexion d’Ernst Jünger, car elle me dit ce dont je ne doute pas. Tout dans cette œuvre immense invite au plein éveil auquel participent les voix du rêve. Ce savoir-regarder est un appel aux consciences, appel qui en 1999 reste aussi vivant qu’en 1939.

Qui est l’homme d’élite ? L’homme d’élite est l’homme né en soi-même, né à lui-même. Ernst Jünger compare les très nécessaires élites à certaines espèces d’abeilles seules aptes à atteindre le suc – banquet de la vie – logé dans les calices profonds.

Expression d’une foi : “Un instant viendra où notre esprit franchira les distances des années-lumière dont l’abîme l’effraye” et “Nous ne vivons ni complètement dans le monde ni complètement dans notre corps – mais un jour les morceaux intérieurs et extérieurs seront ajustés les uns aux autres.” Ces pensées semblent rayonner de Novalis. Ernst Jünger, héritier des romantiques d’Iéna mais aussi de Goethe et du classicisme de Weimar.

Chez Ernst Jünger, la mort n’est dominée par aucun archétype religieux alors qu’elle l’est chez Novalis ou Jakob Böhme (3) ; mais ces trois penseurs croient en un âge d’or venu de la fusion des contraires : veille et sommeil – l’attention qu’Ernst Jünger porte aux rêves par lesquels il interroge les symboles –, réalité et songe, vie et mort, etc. Les contraires s’aident.

Ernst Jünger sort fortifié de la lecture des lettres et des journaux de Christian Friedrich Hebbel qui saisit dans l’histoire des situations propres à illustrer des idées, intemporelles à ses yeux. Christian Friedrich Hebbel considère que l’écrivain, en tant que dépositaire du monde ancien et du monde moderne, doit aider le peuple à prendre conscience de ces temps nouveaux qui approchent et que l’époque contient en germe. Ernst Jünger s’efforce de mettre en relation ces temps ; il tient sans emphase son rôle d’éveilleur et de pédagogue.

Une lecture quotidienne de la Bible dont les livres tendent à représenter la vie hors du temps l’aide à affronter la Deuxième Guerre mondiale, le vertige du maelström. Cette histoire primitive est celle de l’homme en soi. Il y revient, toujours plus réceptif à mesure qu’approche la catastrophe. Le 25 janvier 1942, il note un passage du Pentateuque : “J’ai trouvé là cette terrible malédiction, qui m’a fait songer à la Russie : Les cieux au-dessus de ta tête seront d’airain, et la terre sous tes pieds sera de fer.”

En lisant Ernst Jünger, on se délecte de sa délectation, une délectation à décrire, un réalisme magique venu de l’observation, de la contemplation, un pouvoir de sympathie qui se garde de toute exubérance afin de mieux croître. Dans ces années d’apocalypse, il professe sa foi en l’individu qu’il sait rattacher d’un œil sûr à un type, le fortifiant ainsi. Le 13 février 1942, il rencontre à l’Hôtel Raphaël le commandant von Voss “en la personne duquel on voit briller un élément du XVe siècle, comme un filon d’argent4”. De l’individu au type, du présent à d’autres temps, Ernst Jünger ne cesse d’ouvrir le quotidien, de tisser un réseau qui se densifie de page en page.

Ernst Jünger se dresse contre le nihilisme, cette doctrine qui selon la définition courante nie la vérité morale, les valeurs et leur hiérarchie. Ernst Jünger n’aime pas le désordre, désordre des sentiments et désordre matériel. Il s’efforce quotidiennement de définir les règles d’une dramaturgie, de tirer un enseignement de l’événement et de ne jamais se laisser dominer par un désordre qu’il qualifie d’apparent. Il procède ainsi par renversements. Le 12 février 1942, il écrit : “A propos de la catastrophe dans la vie d’un homme : la lourde roue qui nous broie, le coup de feu du meurtrier ou de l’étourdi, qui nous atteint. La matière inflammable s’accumulait depuis longtemps en nous, on y met la mèche à cet instant, de l’extérieur. C’est de l’intérieur de nous que part l’explosion. Ainsi, mes nombreuses blessures au cours de la Première Guerre. Elles correspondaient à l’esprit ardent et orageux qui m’animait et qui s’ouvrait ainsi des issues, parce qu’il était trop puissant pour mon corps. De même les sauvages disputes, querelles de jeu ou d’amour, qui entraînent des dégâts dans tout l’être et souvent le suicide. La vie, en quelque sorte, se jette sur le canon du pistolet.” Ces lignes peuvent choquer. Devant le désastre sans nom, Ernst Jünger énonce des postulats ; eux seuls peuvent tenir quand toutes les démonstrations se voient frappées d’inanité. Après la Première Guerre mondiale, Ernst Jünger s’est étonné que les Français, malgré leur supériorité militaire, puissent craindre les Allemands ; il compare cette crainte à la baisse du baromètre qui attire les orages.

Lorsqu’il apprend les massacres en masse perpétrés à l’Est, il note : “De telles nouvelles éteignent toutes les couleurs du jour.” Mais il se reprend : “On aimerait fermer les yeux devant elles, mais il importe de les considérer de l’œil du médecin comme une blessure. Elles sont les symptômes où se manifeste l’énorme foyer de maladie qu’il s’agit de guérir… et qui, je crois, est guérissable.” Dans les pires moments, Ernst Jünger fait référence à l’œil du médecin.

Le nazisme ne fut qu’en partie allemand. Le nazisme a été préparé lentement, confusément, de siècle en siècle par toute l’Europe. Cependant, retracer la généalogie de ce mouvement ne tarde pas à devenir une entreprise des plus hasardeuses, et je n’ai pas la prétention de m’y risquer. L’antisémitisme est séculaire mais il quitte ses assises traditionnelles avec le nazisme et ses prétentions biologiques. La race, c’est ce qui importait aux nazis, la race et non la religion. Comme s’il y avait une race juive, un être génétiquement juif ! C’est ainsi qu’une peuplade méditerranéenne et turcophone, émigrée en Crimée, les Krimtschaks, fut exterminée parce qu’après demande d’enquête à Berlin il fut répondu qu’elle avait du sang juif. En outre, j’ai appris par un ancien interné au camp du Vernet d’Ariège que l’un de ses amis avait échappé à la déportation en se faisant passer pour un Khazar. Les Khazars ne sont pas de “race” juive, ce sont des convertis au judaïsme (voir les détails de leur conversion dans “Juda Halévi” de Masha Itzhaki, au chapitre III).

En annexe à sa biographie de Primo Levi, Myriam Anissimov note que si le Duce qualifiait les Juifs de “requins de la finance mondiale” et les accusait d’être des capitalistes et des bolcheviques, il considérait comme ineptes les théories biologiques sur la “pureté de la race”.

Ernst Jünger s’efforce d’atteindre cette hauteur de laquelle il dissociera plus nettement et plus équitablement la douleur et le plaisir que la vie inscrit inextricablement. En homme d’ordre, il cherche à lire en toute chose l’ordre supérieur du monde. Le désordre n’est qu’apparent, ne cesse-t-il de nous dire. Il y a tout un symbolisme jüngérien qui se veut puissance unificatrice ; il s’allie des forces contraires qui s’architecturent. Les Enfers et les Paradis forment des entrelacs qui offrent à l’œil et à l’esprit un spectacle d’un ordre fabuleux. Les temps anciens et merveilleux sont en notre temps. Ernst Jünger ne se laisse guère aller à la nostalgie, une pente trop commode. Il s’agit de s’élever, en aucun cas de déserter. C’est pourquoi il nie la “valeur” du suicide. En prenant appui sur tout, y compris la souffrance, le monde doit s’organiser sous notre regard qu’il nous faut éduquer. C’est nous qui dirigeons l’expérience vécue et le monde nous donne des instruments appropriés.

Il y a chez aussi chez Ernst Jünger une élégance et une légèreté latines. Le Nord et le Sud se rencontrent chez cet héritier du XVIIIe et du XIXe siècles, du classicisme et du romantisme qui s’amplifient mutuellement. Il note le 10 novembre 1941 : “Il existe en tout temps deux doctrines sur l’origine de l’homme : l’une qui cherche cette origine vers le haut, l’autre vers le bas. Toutes deux sont vraies ; l’homme se situe suivant qu’il accepte celle-ci ou celle-là.” Par cette remarque qui peut paraître bien désinvolte, Ernst Jünger coupe court à des polémiques supérieures, il nous propose en quelque sorte un deus ex machina : vous êtes libres de choisir vos origines et votre choix vous situera.

Ernst Jünger espère que le romantisme amènera un nouvel âge d’or, un âge classique différent des autres, la répétition n’offrant aucun attrait. Il espère un romantisme qui soit pratique de la vie et art de vivre. Le romantisme erre et cherche à s’incarner dans des individus doués, note-t-il en 1942. “La clef romantique ouvre quatre-vingt-dix-neuf resserres aux trésors ; dans la centième sont tapies la Mort et la Folie.” Louis II à Herrenchiemsee et Richard Wagner dans le monde des Dieux nordiques ont ouvert quelques-unes de ces resserres, les nazis ont ouvert la centième.

Son inquiétude grandit à mesure qu’il voyage vers l’Est (voir “Notes du Caucase”, à la fin du “Premier journal parisien”). Il se souvient alors de Parménide qui attribue aux cadavres la faculté d’être encore sensibles au silence, au froid, à l’obscurité. Il s’avance dans les territoires du nihilisme. Le nihilisme, il le pressentait à Paris dans ses conversations avec ceux qui revenaient de l’Est. Qu’ils lui semblent loin les quais de Paris tant aimés et leurs bouquinistes ! L’Est, ce sont les équarrissoirs. Comment œuvrer en de tels lieux ? Comment former des images et des pensées ? La guerre des partisans ne correspond en rien à ce qu’il a jusqu’alors connu. Mais il se reprend : “Les couleurs des fleurs sur la cime mortelle ne doivent point pâlir pour l’œil, fût-ce à un pouce du précipice.” L’attention l’aide, l’attention à un oiseau, à une plante, à un visage, à la qualité de la lumière. L’écriture n’œuvrerait-elle pas au développement de ce troisième œil, l’œil pinéal, l’œil des images primitives ? L’écrivain tend vers cette part divine qui, soustraite à la bataille, élève le combat au-dessus des règles de la pure zoologie et des puissances démoniaques. Il note : “Je me demandais à nouveau si, malgré tout, il ne serait pas bon que je visitasse ces lieux d’épouvante, en témoin, pour voir et pour constater ce que sont les meurtriers et les victimes. Quelle action profonde Dostoïevski n’a-t-il pas exercée par ses souvenirs de la maison des morts ! Mais il s’y trouvait en qualité de bagnard, et non de volontaire.” Un autre homme visita des lieux d’épouvante, en volontaire, le docteur Tchekhov. Déjà malade, il passa un an dans les bagnes de l’île de Sakhaline et en rapporta un volumineux rapport qui attira l’attention des autorités : le système de châtiments corporels fut abrogé et une commission d’inspection parcourut l’île afin de travailler à l’amélioration des conditions de vie des déportés. Mais aucun rapport ne saurait apitoyer ou raisonner une idéologie ; bien au contraire, la moindre contrariété, le plus léger reproche la confirment dans son œuvre de mort, dans son nihilisme. Le bolchevisme et le nazisme sont des puissances nihilistes. Roland Freisler en dit long sur cet “air de famille” : cet admirateur d’Andréi Vichinsky fut procureur général aux procès de Moscou avant d’être nommé président du Tribunal du Peuple, l’ignoble Volkgerichtshof ou VGH.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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