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Lisbonne – Pâques 2016

En header, la librairie de José Antunes Ribeiro (fondateur de la Editora Ulmeiro), dans le Bairro de Benfica, sa femme Lúcia et son chat Salvador. Il a ouvert sa librairie en 1969.  

 

18 mars Pluie et froid en Extremadura. La route mouillée et les jeux de la pluie sur le pare-brise. Des souvenirs viennent alors ; certains d’entre eux me saisissent avec force et douceur ; et le temps qui paraissait stable, avec écoulement régulier (image du sablier), semble se fracturer. Comme une pression lente sur toute la poitrine, sensation nullement douloureuse — mais cette pression ne serait-elle pas dilatation ? L’arrivée à Lisboa, par le Ponte 25 de Avril, par Almada et son Cristo-Rei colossal aux bras étendus qui, ce soir, baigne dans une lumière verte. Son auteur, Francisco Franco de Sousa. Je ne prise guère le genre colossal et ces tonnes de ciment armé. Je ne prise guère plus sa frise de bas-reliefs à l’entrée de la Igreja de Nossa Senhora do Rosário de Fátima. Mais j’ai découvert un autre Francisco Franco de Sousa, des sculptures à caractère intimiste, au Museu Nacional de Arte Contemporânea do Chiado : des bustes, avec notamment celui du peintre Manuel Jardim, et un torse féminin.

 

Francisco Franco de Sousa (1885-1955). Buste de Manuel Jardim (1921).

 

19 mars Tôt le matin. Le ciel parcouru de gris lumineux et dynamiques, les gris atlantiques. J’observe par la fenêtre les néfliers (nespereiras) qui se sont chargés de fruits. Le cri des mouettes et la pluie contre les vitres. Je lis ce qui est écrit sur le Tetra Brik de lait Terra Nostra et note les inflexions qui distinguent le portugais de l’espagnol. Todos os dias Terra Nostra dà as boas-vindas à chuva, chuva que rega os pastos da nossa terra, para alimentar as nossas vacas, que aqui vivem felizes ao ar livre e produzem puro leite açoriano, que nos chega cheio de sabor. Tous ces « chuintements » me dépaysent de l’espagnol. Lluvia se fait chuva. Llegar se fait chegar… Et je me vois déjà au Brésil.

Chez la boulangère où j’achète des Broinhas de Coimbra. Elle écoute une chanson de Salvatore Adamo à la radio, « La Nuit ». « O tempo passa » lui dis-je en lui tendant la monnaie. « Sim, o tempo passa depressa » me répond-elle avec un sourire triste et rêveur.

Lecture de « Variations autour de K. » de Laurent Cohen, sous-titré « Pour une lecture juive de Franz Kafka », une étude qui écarte sans ménagement une exégèse qui sous des airs savants se contente de pousser en avant ses présupposés, des présupposés à l’occasion fortement teintés d’idéologie. Il est plus « convenable », en France surtout, de présenter Franz Kafka comme un homme rongé et écrasé par la dische Selbsthaß que comme un sioniste — même de gauche.

20 mars Vers Barreiro, de l’autre côté du Tejo, à bord d’un catamaran, le Fernando Namora. A bâbord, Montijo et le pont Vasco de Gama ; à tribord, Almada, son Cristo-Rei et le Ponte 25 Abril. Barreiro, la gare rose et rouillée. Marche dans un quartier gitan délabré où flotte une forte odeur d’urine. Des usines à l’abandon où poussent des fleurs d’une grande délicatesse. Me reviennent des scènes de « Stalker » (Сталкер) d’Andreï Tarkovski, un film fascinant, le mot n’est pas trop fort. Puis marche sur ces langues de sable reliées par des passerelles, les Moinhos de Alburrica.

Passe un autobus avec l’inscription Abril 40 Anos accompagnée d’un gros œillet rouge. 1974-2014, quarante ans ! C’était il y a deux ans déjà. Je détaille l’architecture de la Igreja Santa Maria (fin années 1950), représentative du style « linha recta » de l’Estado Novo. Retour à Lisboa par un bateau identique au Fernando Namora, le Almeida Garrett. Les bateaux de cette compagnie portent tous des noms d’écrivains. L’un d’eux a bien sûr pour nom Fernando Pessoa. J’apprends que Barreiro fut territoire de la CUF (Companhia União Fabril) fondée par Alfredo da Silva (1871-1942), le plus grand industriel portugais de son siècle. Il a choisi d’être inhumé au cœur de son empire dont il reste des ruines ; mais ses héritiers ont su s’adapter à leur époque jusqu’à devenir eux aussi membres des plus puissantes familles portugaises de leur époque.

22 mars Les nèfles dans le jour naissant, comme des feux de Bengale. Le linge qui sèche un peu partout, parfois suspendu très ingénieusement — le manque d’espace et les solutions que trouvent les uns et les autres. Le tic-tac de la pendule. Une heure de moins qu’en Espagne. En compagnie de Franz Kafka, avec l’étude de Laurent Cohen. Une replongée dans une ambiance incomparable ; car Franz Kafka c’est aussi et d’abord un maître de l’ambiance, comme le sont tous les grands : Flaubert, Dostoïevski…

26 mars Averses atlantiques sur Lisboa. Affluence de souvenirs, encore. Une affiche et ses lettres où se mêlent les couleurs nationales, le rouge et le vert : ABRIL SEMPRE ! 40° ANIVERSARIO DA CONSTITUIÇAO. La Constitution portugaise entra en vigueur le 25 avril 1976, soit deux ans jour pour jour après la Revolução dos Cravos.

Déjeuner dans un petit restaurant, à deux pas de la synagogue Shaaré Tikva — les Portes de l’Espoir. A la radio, « Ain’t We Got Fun ? » avec structure de foxtrot dont je détaille les paroles que je retrouverai sur Internet pour mieux les goûter. L’averse contre les vitres du restaurant et, là-bas, en façade, des drapeaux que le vent agite doucement. Une soudaine sensation d’abattement me prend ; elle tient probablement aux news. Vers quoi s’achemine l’Europe ? Nous sommes soumis dans un ordre mental au supplice de la baignoire. A peine avons-nous repris un peu de souffle que nous sommes replongés dans la suffocation. De braves gens se protègent en brandissant leur petit bréviaire, leurs « explications ». Les coupables, leurs coupables : la société marchande, le libéralisme (« capitalisme » est éculé), le néo-colonialisme, les multinationales, les riches (comprenez : les plus riches que moi), la précarité, le populisme (« fascisme » est lui aussi éculé pour cause d’usage inconsidéré depuis plus de quatre-vingts ans), etc. Les de-gauche ont leurs « explications », je les envie — ou, plutôt, je les méprise et le sourire aux lèvres. Ils se reposent dans leurs « explications », ils s’y vautrent, c’est leur souille. Leur médiocrité grassouillette et satisfaite encombre le paysage politique français depuis trop longtemps. Comment un pays — la France — a-t-il pu engendrer une telle classe d’individus, véritables petits tribunaux ambulants, toujours à pointer du doigt et à dénoncer ? Tous ces de-gauche ont remplacé les prêtres d’antan qui, pour la plupart, estimaient tout de même avoir Quelqu’un au-dessus d’eux ; tandis que ce nouveau clergé — car il s’agit bien d’un nouveau clergé ! — est sa propre transcendance. C’est affreux ! C’est à rendre dépressif jusqu’aux organismes simples et aux échinodermes. Ne pas être, ne jamais être de ceux qui se réfugient dans l’explication. S’efforcer d’être talmudique, pris dans un rythme incessant et toujours changeant, dans le Flux, dans l’Énergie.

27 mars Dimanche de Pâques. Messe en la Igreja de Santa Catarina. Les chants et l’encens, ivresse, exaltation. Je me laisse emporter par les sens mais quelque chose en moi s’inquiète. Et c’est ainsi depuis trop longtemps. Sentimentalement, j’ai des attaches sentimentales avec le christianisme mais intellectuellement je me sens franchement du côté du judaïsme. Je renifle partout la théologie de la substitution et le dogme : et sans eux c’est tout l’édifice chrétien qui s’écroulerait.

30 mars Ne pas hésiter à exprimer ses préférences ; par exemple, ne pas hésiter à se présenter comme un partisan de l’immigration sélective, tant d’un point de vue religieux, qu’ethnique et social. Et que les promoteurs du vivrensemble aillent vivre ensemble !

Il y a peu j’ai appris que Salvatore Adamo était l’auteur d’une chanson intitulée « Inch’Allah », écrite peu avant la guerre des Six Jours, une chanson interdite par la censure arabe car considérée comme pro-israélienne. Fort bien. Je me suis dit que j’allais pouvoir placer ce chanteur à côté des rares artistes pro-israéliens. Mais mon enthousiasme ne tarda pas à baisser d’au moins un cran : en 1993, le chanteur avait présenté une nouvelle version de cette chanson… Voir l’analyse comparée de la version 1966 et de la version 1993. Le plus inepte changement nous est servi au dessert en quelque sorte. Le sentimentalisme du chanteur est une ragoûtante mixture. Laisserait-il sous-entendre subliminalement que les Arabes sont eux aussi tombés par millions ? Mais comment ? Sous les balles israéliennes ? Pathetically stupid.

Soirée passée à remuer des archives et à visionner des documentaires dont l’extraordinaire histoire du de Havilland DH. 98 « Mosquito », un surnom bien mérité. Le « Mosquito », un avion polyvalent, particulièrement efficace dans les vols à très basse altitude avec missions de harcèlement mais aussi missions photographiques. L’élégance de ses lignes, une élégance très british comme celle du Supermarine Spitfire. A la radio, des rythmes brésiliens, un peu endormants, agréables. Puis des chansons en anglais qui font jaillir les eaux du souvenir, à commencer par « Forever Young » d’Alphaville qui pose cette belle question : Forever young, I want to be forever young. Do you really want to live forever? Forever, and ever? 

31 mars Au Museu Nacional de História Natural e da Ciênca (MUHNAC), rattaché à la Universidade de Lisboa, en compagnie de l’enfant David qui me pilonne de questions. Je m’efforce de les saisir comme un joueur de tennis saisit des balles, à la volée, un exercice très stimulant qui lorsque l’explication me manque ou qu’elle manque de précision m’oblige à lui traduire les panneaux du portugais à l’espagnol ou au français.

Astrophysique, jeux de physique élémentaire — et fondamentale, avec ces lois qui régissent notre vie et celle de l’Univers. Je retrouve mon plaisir d’enfant avec cet enfant, devant ces exercices qui invitent à la découverte du moment linéaire, devant les hémisphères de Magdebourg, les anamorphoses (avec surfaces réfléchissantes cylindriques et coniques), l’holographie (voir Dennis Gabor et la wavefront reconstruction). Visite du Laboratório chimico, dans son jus depuis le milieu du XIXe siècle, tout comme l’Anfiteatro químico. Un voyage dans le temps. Magnifique pour le cinéaste qui n’aurait rien à changer, pas le moindre détail ! Silence, on tourne ! Une prochaine exposition temporaire sera dédiée à un disciple de Darwin, Francisco Arrunda Furtado (1854-1887), natif des Açores, des îles où les missions scientifiques étaient alors nombreuses.

Chez un bouquiniste du Bairro Alto. Les bouquinistes sont encore assez nombreux dans ce quartier, mais pour combien de temps ? L’odeur de vieux papier m’enivre puisqu’elle m’entraîne dans le souvenir — tant de souvenirs ! Je dégotte en français des écrits de Nicolas Berdiaev, avec papier crémeux et pages non coupées. Poussé la porte du Café-Restaurante Martinho da Arcada, Praça do Comércio, 3, fondé en 1782, le plus ancien café de la capitale. Les garçons fort aimables, un peu trop peut-être ; ils vous guident automatiquement à la table où avait l’habitude de prendre place Fernando Pessoa en vous tendant un dépliant en trois langues (portugais, français, anglais). Fernando Pessoa est devenu un business, comme Franz Kafka à Prague ou Vincent van Gogh à Auvers-sur-Oise et ailleurs. Why not ? L’ambiance du Café-Restaurante Martinho da Arcada est particulièrement prenante. On ne serait pas étonné d’y trouver l’écrivain assis à sa table. C’est une particularité de Lisboa : le passé est installé dans le présent avec une tranquillité unique en Europe ; il s’y poursuit tout naturellement. Ici, il n’est pas nécessaire de se livrer à de coûteuses et, surtout, à de hasardeuses reconstitutions comme à Paris ou à Vienne par exemple. Ce café-restaurant est une belle salle rectangulaire plutôt basse de plafond et que rythment deux arcs surbaissés. L’impression d’être dans un fortin, une impression qui doit probablement beaucoup à la forme de ces arcs mais aussi au fait que l’on y pénètre après être passé sous des arcades que rythment des arcs également surbaissés.

1er avril Sur la route. Arrêt dans un café aux environs de Badajoz. L’enfant David m’interroge sur les langues et les dialectes d’Espagne. Je lui signale l’extremeño puisque nous sommes en Extremadura, un dialecte aujourd’hui disparu, comme tant d’autres dialectes de la péninsule, un dialecte qui a en quelque sorte acquis ses lettres de noblesse avec José María Gabriel y Galán et ses Extremeñas. Un voisin de table nous écoute et se joint à nous ; il est linguiste ! Nous en venons aux dialectes issus du catalan, dont le mallorquín et le valenciano. La conversation se termine sur ce dialecte limité à l’une des plus belles vallées des Pyrénées, le Val d’Aran, el arenense.

Tout le long de la route, des nids de cigognes installés sur les églises, les pylônes électriques, les silos à grains, les arbres (généralement secs), comme ces peupliers le long du Guadiana.

Déjeuné à Trujillanos, toujours en Extremadura. Je détaille l’église, sa pierre brune avec, sur les côtés, des rues bordées de petites maisons basses passées à la chaux. Ce rapport entre cette pierre et ces façades blanches me dit toute l’Espagne, comme me la dit le rapport entre les terres ocre rouge et le vert argenté des oliviers. Le patron est chasseur et passionné de politique. Nous parlons de la faune, cerfs douze cors et mouflons puis en venons à la vie politique du pays. Je lâche spontanément que Pablo Iglesias de Podemos (l’Espagnol du peuple l’appelle « coleta », soit « queue de cheval ») est à surveiller de près. Les Espagnols du peuple détestent « Coleta » et pour diverses raisons ; l’une d’elles domine : l’Espagne n’a rien à voir avec le Venezuela de Hugo Chaves, maître à penser de « Coleta ». Je lui signale que la queue de cheval permettra de mieux le saisir, de le dompter ou de le mettre en cage, car ce petit Caudillo de gauche mérite qu’on lui en remontre. Le patron se dit « del centro » et admire tout particulièrement Adolfo Suárez et le général Manuel Gutiérrez Mellado. Je me saisis de ces noms (après en avoir fait l’éloge) pour avancer deux autres noms de la vie politique espagnole, noms pour lesquels j’éprouve une sympathie non moins marquée : Dionisio Ridruejo et Leopoldo Calvo-Sotelo. Nous terminons cette conversation sur un excellent rosé tiré du tonneau et produit par son père.

Olivier Ypsilantis 

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