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« L’identité morale d’Israël » – En lisant Léon Askénazi

Il existe une morale juive, contrairement à ce que prétendent certains, parmi lesquels Yeshayahou Leibowitz. Cette morale est celle de l’unité absolue des valeurs. Dans les autres civilisations, on choisit un idéal moral qu’on privilégie.

La Bible fournit une équation de départ de l’histoire humaine, celle de Caïn et Abel. On constate que ces deux types d’hommes sont dans un affrontement total sitôt que le fait social est posé. Caïn est le premier né et il considère l’Autre (représenté par Abel) comme « en plus ». Abel qui a conscience d’être né « en plus » est voué à l’être de fraternité et considère l’Autre (représenté par Caïn) comme essentiel. Il y a donc une asymétrie dans leurs relations intersubjectives. L’un s’affirme comme sujet (voir la relation sujet/objet), l’autre se reconnaît comme frère et reconnaît la dignité humaine chez l’autre. Le problème moral diffère donc grandement chez l’un et chez l’autre. Pour Caïn, le problème moral c’est de faire place à l’autre, soit d’acquérir la vertu de charité ; pour Abel, le problème moral c’est d’amener Caïn à fraterniser, de l’éduquer aux valeurs morales. Il échoue puisqu’il est tué.

La civilisation chrétienne a voulu imposer cette relation Caïn/Abel en assignant la personnalité d’Abel au peuple juif. Mais suivant la tradition, le peuple juif ne s’envisage pas ainsi. Abel est en danger de mort et ne peut se protéger de Caïn. Pour le judaïsme, la véritable équation du peuple juif envers les nations c’est la relation Caïn/Seth ; Seth, une sorte d’Abel qui se protège par l’exigence de la réciprocité.

Il y a quatre solutions apportées par les civilisations au problème de leurs relations intersubjectives :

La première. La solution sujet/objet. Je m’affirme comme sujet tandis que l’autre est objet ; c’est la relation maître/esclave.

La deuxième. La solution chrétienne tant au niveau idéal qu’historique : je serai l’esclave, l’autre sera le maître. C’est un idéal théoriquement très noble mais qui n’a jamais été observé dans les cités chrétiennes, bien que les monastères aient enseigné ce modèle.

La troisième. La solution extrême-orientale. Puisque l’histoire impose la relation sujet/objet, maître /esclave, arrêtons l’histoire en établissant une relation objet/objet.

La quatrième. La solution juive. Chacun sans exception reconnaît l’autre sans exception comme supérieur. Si la réciprocité est garantie, les deux partis sont sauvés. Le principe de réciprocité est le principe qui restitue la justice dans la valeur de charité.

Le problème moral posé dans la relation Caïn/Abel va se retrouver dans l’histoire des Patriarches. Toutes les grandes traditions religieuses ont un fondateur. La tradition juive en a trois : Abraham, Isaac, Jacob. Pourquoi ? Il fallait d’abord l’homme qui représente la vertu de charité (Abraham), puis celui qui représente la vertu de rigueur (Isaac), puis celui qui représente la vertu de vérité ou l’unité des valeurs (Jacob-Israël). Et c’est plus qu’un problème théologique, c’est un problème lié à notre question morale et politique. Abraham, Isaac et Jacob représentent trois approches de la conscience morale. Abraham qui n’est pas encore Israël représente la vertu de charité à l’exclusion de toute rigueur, de toute justice. Isaac représente la rigueur stricte du devoir à accomplir. Abraham et Isaac représentent deux absolus moraux en concurrence ; mais Isaac (pas plus qu’Abraham) n’est Israël accompli. Jacob-Israël représente la conscience morale de vérité (émet) qui transcende la charité (hésed) et la rigueur (din).

Le conflit Ismaël/Isaac porte sur l’héritage terrestre d’Abraham, soit la terre d’Israël. Le conflit Ésaü/Jacob porte sur l’identité d’Israël : qui est vraiment Israël ? Est-ce Jacob ou Ésaü ? Le christianisme est antérieur à l’islam et l’antijudaïsme de l’islam a des racines profondes dans les Évangiles. Le conflit entre la chrétienté et Israël (Ésaü/Jacob) est premier. Dans la réalité politique, on constate que chaque fois qu’Israël gagne une guerre contre les Arabes, les puissances « chrétiennes » s’emploient de diverses manières à faire perdre la paix à Israël, car la relation du monde chrétien envers Israël est profondément ambivalente, surtout depuis la Shoah : on tient à ce qu’Israël existe mais on lui impose d’être Abel (Abel le vulnérable) et de s’empêtrer dans des concessions toujours renouvelées. On ne comprend rien au problème moyen-oriental si l’on s’en tient aux chamailleries territoriales, aux complications cadastrales ; il faut se porter au niveau métaphysique (ce que pour ma part j’ai très vite fait, par instinct pourrait-on dire, ce qui m’a évité de m’embourber dans le pinaillage anti-israélien très obligeamment véhiculé par les médias de masse).

Mais que se passe-t-il à ce niveau métaphysique ? Une dispute tenace, multiséculaire entre les trois lignées d’Abraham qui se disputent l’identité et les prérogatives d’Israël. La chrétienté découvre (bien malgré elle) qu’il faudrait peut-être se faire à l’idée que le peuple juif est Israël. L’islam quant à lui refuse la légitimité du retour de la diaspora juive en tant que nation hébraïque. Mais nous l’avons dit, l’affrontement entre la lignée d’Israël et celle d’Ismaël dépasse, et de beaucoup, les problèmes des Territoires. Pour que la paix soit vraiment la paix, il faut que les Arabes et l’islam dans son ensemble reconnaissent sans réserve la légitimité d’Israël. La question religieuse (métaphysique) est la question première, il faut le dire et le redire. Israël n’a pas à être enfermé dans le rôle d’Abel. Il doit y avoir relation de réciprocité et de fraternité à partir de la reconnaissance pleine et entière de la légitimité d’Israël. A cette condition, et à cette seule condition, les problèmes secondaires pourront être réglés et peut-être même s’effaceront-ils d’eux-mêmes.

Comment un peuple a-t-il pu survivre à l’Histoire durant plus de vingt-quatre siècles sans se constituer en État-nation ? Il y a eu contrainte mais aussi choix délibéré suite à la destruction par les Babyloniens du premier royaume de Judas, lorsqu’une partie du peuple sous la conduite de rabbins refusa la fin de l’exil au nom de l’argument suivant : nous avons essayé d’établir un État selon la Torah et ce fut un échec ; il y a donc impossibilité entre la Torah et l’État-nation ; en conséquence, nous laisserons  la politique aux autres peuples et nous nous constituerons en communautés religieuses dans les États du monde. Cette tradition juge que l’État-nation n’est que barbarie et que la voie vers la sainteté (qedoushah) doit résolument s’écarter de la politique. C’est le temps de la grande diaspora, suite à la destruction du deuxième royaume de Judée, par Rome. Alors ?

Quel parti a pris le mouvement sioniste dans un monde juif qui s’efforçait majoritairement de ne pas prendre parti dans l’espoir de survivre ? Le sionisme à ses débuts a eu à affronter au sein même du monde juif une hostilité : l’État, juif en l’occurrence, étant considéré comme un obstacle à l’idéal de qedoushah. Cette réticence religieuse s’est transportée dans une partie de la gauche israélienne, notamment quant à la politique envers ceux qui se désignent comme les « Palestiniens » et les Arabes en général.

On peut noter une relation entre les premières manifestations de sionisme politique et les idéaux de la Révolution française. C’est l’époque où les États de droit se substituent aux États de pouvoir. Les fondements de la légitimité de ces premiers sont des principes d’ordre moral. C’est à ce moment précis que naissent les mouvements de libération de minorités nationales, dont le sionisme.

La majorité des communautés hassidiques d’Europe orientale ont perçu l’œuvre de Napoléon, héritier des idées de la Révolution française, dans une perspective messianique. Voir la fresque romanesque de Martin Buber, « Gog und Magog ». Rappelons à ce propos que les fondateurs du sionisme avaient fait le pari d’identifier objectifs moraux et objectifs politiques. La réalité s’est chargée de mettre cet idéal à l’épreuve. Mais n’oublions jamais cette préoccupation centrale des fondateurs du sionisme, soit identifier politique et éthique.

Dans « L’État juif », Theodor Herzl dit que dès que les Juifs auront retrouvé leur indépendance (fondé leur État), ils devront aider les peuples colonisés (en particulier les peuples noirs) à se libérer. Mais le sionisme est plus que la refondation d’un État juif, c’est aussi la reconstitution de la nation hébraïque à partir des communautés dispersées. Ce fait explique (au moins en partie) pourquoi l’État d’Israël est une nation très particulière, une nation qu’on est incapable de juger de la même manière que les autres nations.

Il faut d’autres critères pour juger la moralité d’Israël, à l’échelle collective s’entend. Pourquoi cette totale disproportion entre la façon dont sur les mêmes problèmes le monde juge Israël et les autres pays ? Pourquoi ? Parce que l’État d’Israël est l’État du peuple juif, le peuple héritier de la civilisation hébraïque, la première civilisation qui ait assigné des objectifs éthiques à la cité humaine.

L’État d’Israël doit-il être un État différent des autres sur le plan moral ? Soulignons cinq points :

 

Premier point. Sur l’État de droit.

N’oublions pas que dans l’histoire des Hébreux, les Juges apparaissent avant les Rois. Il y a en Israël une volonté permanente de rechercher la légalité qui soit la plus morale possible. On peut critiquer les résultats mais on ne peut nier cette volonté. Concernant la moralité de l’État d’Israël, il ne faut jamais oublier que l’objectif de cet État est de mettre fin à la dispersion des Juifs et de reconstituer l’identité nationale hébraïque.

 

Deuxième point. Sur les Arabes israéliens.

C’est une grave erreur d’imposer aux Arabes restés en Israël la citoyenneté israélienne, c’est une aberration de l’idéologie utopique des fondateurs de cet État. Ils auraient pu être des citoyens d’un autre pays arabe résidant en Israël. Ils n’auraient pas dû avoir le droit de voter pour la Knesset mais pour une assemblée à eux. La Torah détaille comment Israël doit se conduire à l’égard de l’étranger qui vit en Israël, et aucun pays ne donne à une minorité un tel statut de dignité – un statut qui ne peut être effectif que si la minorité en question s’accepte comme étrangère. Si ses membres se considèrent chez eux, propriétaires des lieux, et considèrent les Juifs comme des étrangers, se pose alors le problème de la réciprocité.

 

Troisième point. Sur la corruption morale.

La corruption morale quant à l’administration des Territoires depuis la guerre des Six Jours (1967) tient à l’indécision. Depuis cette guerre les gouvernements de droite comme de gauche donnent l’image d’un État qui doute de son identité. Car ces Territoires font-ils ou non partie de l’État d’Israël ? Cette indécision engendre un sérieux problème au sein même du peuple juif, en diaspora comme en Israël, avec deux camps opposés d’importance plus ou moins égale et pareillement sincères dans leur conviction. L’indécision peut conduire à une grande corruption morale, notamment en mettant en danger de mort ceux qui collaborent avec Israël. Au cours de la campagne du Sinaï (1956), on a laissé croire aux habitants de la bande de Gaza que leur territoire serait annexé par Israël. Résultat, lorsqu’elle est redevenue égyptienne, une partie de la population arabe a souffert après avoir été abandonnée par Israël. Il y a là une immoralité qui découle de l’incapacité de décision.

 

Quatrième point. Sur les « colons » venus s’implanter dans les Territoires.

Les pionniers d’autrefois, ceux de la guerre d’Indépendance, étaient beaucoup plus violents que les « colons » d’après la guerre des Six Jours. Ce qui est reproché aux « colons », c’est de vouloir reconstruire les enseignements du Rav Kook, alors que ce que voulaient les pionniers c’était de secouer le joug imposé dans l’exil.

 

Cinquième point. Sur le comportement du soldat juif.

Les nations occidentales, « chrétiennes », méprisent sans rien en dire la conscience morale des Arabes. Pour elles, les Arabes commettent des crimes car c’est dans leur culture, voire dans leur nature ; mais ces mêmes nations jugent que les Juifs ne doivent pas en commettre considérant leur culture, voire leur nature. Il y a là un préjugé anti-arabe, l’air de rien… On est donc à l’affût de l’erreur que pourrait commettre un soldat israélien sans jamais considérer que le gouvernement de son pays interviendra (si nécessaire) pour corriger la situation.

Olivier Ypsilantis

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