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Le Portugal et la contre-insurrection en Afrique (1961-1974) – 2/4

 

La présence du Portugal sur le continent africain remonte à 1497. Elle y a précédé toutes les autres présences européennes. Ces colonies africaines représentent les restes les plus importants (à commencer par l’Angola et le Mozambique) de l’Empire colonial portugais. En 1578, la position prédominante du Portugal dans l’océan Indien commence à décliner – au profit des Hollandais comme nous l’avons vu. En 1822, l’immense Brésil devient indépendant. En 1890, les Portugais ne parviennent pas à réunir l’Angola et le Mozambique, un projet qui provoque le mécontentement des Britanniques. Voir l’affaire Mapa corde-rosa.

L’Estado Novo et ses dirigeants sont convaincus que le Portugal ne peut être considéré comme une grande nation que par ses colonies d’Afrique. Il faut lire les écrits d’António de Oliveira Salazar, de Marcelo Caetano et, plus généralement, des cadres du régime pour prendre la mesure de l’importance qu’ont ces vastes territoires pour le Portugal (tel qu’ils l’envisagent) et comprendre l’entêtement qu’ils mettront à les garder. Le développement d’un climat révolutionnaire au cours des années 1950 dans ces colonies rend encore plus intransigeant un régime déjà particulièrement intransigeant sur cette question.

Le Portugal a compté sur ses terras de além-mar pour sa prospérité, une prospérité d’abord venue de l’océan Indien puis du Brésil. Le Portugal met donc beaucoup d’espoir dans ces vastes espaces africains censés lui apporter richesse et prestige et lui faire retrouver sa grandeur. Le Portugal était devenu immensément riche suite au voyage de Vasco de Gama qui après avoir doublé le Cap de Bonne-Espérance et exploré les côtes du Mozambique avait ouvert la route des Indes.  Les Portugais commencèrent par dominer cette route, repoussant les tentatives européennes et musulmanes. Leur monopole était soutenu par l’établissement méthodique d’une chaîne d’enclaves qui cernaient l’océan Indien et contrôlaient les points d’approvisionnement commerciaux et les routes maritimes. Le Portugal atteignit sa puissance maximale au cours de la première moitié du XVIe siècle ; son déclin commença en 1578 avec la désastreuse campagne entreprise par D. Sebastião Ier et la défaite d’Alcaçar Kebir au cours de laquelle l’armée portugaise fut promptement anéantie. A partir de cette date, l’histoire du Portugal sera celle d’un déclin plus ou moins régulier. En tant que nation, les Portugais ne cesseront de se référer à l’époque antérieure à ce désastre comme « O Século Maravilhoso », avec une volonté plus ou moins affirmée de retrouver cette gloire. Ce premier empire, de courte durée, est à l’origine d’une profonde nostalgie dont la littérature portugaise rend fort bien compte au cours des siècles, et jusqu’au XXe siècle, une nostalgie que Salazar sut exploiter et qu’il éprouvait probablement sincèrement.

 

 

Au cours de la période 1497-1578, les Portugais élaborent un nouveau concept d’empire basé sur le contrôle des routes maritimes. Le principal objectif n’est pas l’expansion territoriale mais le commerce. Petit pays aux ressources fort limitées, le Portugal ne tarde pas à s’épuiser considérant l’immensité de l’entreprise. Lorsque le pays est annexé par l’Espagne (de 1580 à 1640), il continue de rétrocéder économiquement. En 1640, enfin indépendant, il reprend l’essentiel de son contrôle sur le além-mar, à commencer par le Brésil dont la principale richesse est au XVIIe siècle le sucre puis l’or (découvert en 1694) puis les diamants (découverts en 1728). Après les comptoirs orientaux (principalement indiens), c’est donc le Brésil qui prend le relais et contribue à la prospérité du Portugal, jusqu’à son indépendance en 1822. C’est en grande partie le souvenir de cette richesse venue du Brésil qui stimule le rêve portugais en Afrique, principalement en Angola et au Mozambique. A l’aube des guerres coloniales (1961-1974), ces deux colonies sont envisagées comme des « Brasil modernos », comme une promesse de grandeur et de richesse retrouvées, un point de vue qui renforce le socle politique et social du régime de l’Estado Novo, d’autant plus que dans les années qui font suite à la Deuxième Guerre mondiale l’économie portugaise ainsi que celle des colonies d’Afrique connaissent une croissance relativement soutenue, des colonies qui cessent d’être un fardeau pour la métropole, ce qui explique en partie l’entêtement du Portugal à vouloir les conserver, le Portugal qui reste dépendant du commerce maritime et de ses colonies pour se maintenir un peu au-dessus de la simple survivance.

Dans la première moitié du XVIe siècle, Lisbonne est une ville opulente. Toutefois, le Portugal ne produit pas assez de biens pour nourrir et habiller sa population. Les produits de consommation courants doivent être achetés à l’étranger. On importe des esclaves des côtes de Guinée tandis que les paysans portugais se rendent en Espagne pour chercher y du travail. L’opulence de la capitale semble inutile à la majorité de la population. De fait, le Portugal ne sait pas profiter de ces années d’opulence pour développer une économie intérieure. Ainsi, lorsque la richesse cesse d’affluer des colonies, le pays se trouve réduit à la stagnation ; et il manque la révolution industrielle du XIXe siècle, ce qui explique en partie le rêve africain. Son économie est si faible (après l’indépendance du Brésil qui lui fournissait des produits nécessitant pas ou peu de transformation) qu’il se retrouve dans l’incapacité de tirer de la production coloniale des produits manufacturés à destination du commerce international.

Parvenu au pouvoir, Salazar renforce les liens économiques entre la métropole et ses colonies. Il juge qu’elles offrent une opportunité de sortir le pays du chaos politique, économique et financier dans lequel le laisse la République (1910-1926). Ainsi commence-t-il par redonner de la vigueur à la conscience impériale des Portugais et suivant trois axes : géographique, héroïque et commercial. 1. On insiste sur la présence du drapeau portugais flottant sur trois continents, sur des pays qui font de ce petit pays la troisième puissance coloniale du monde après le Royaume-Uni et la France. 2. L’héroïsme est réactivé et O Século Maravilhoso est au cœur de la propagande du régime. 3. L’accent est mis sur les épreuves que durent affronter les Portugais pour extraire les richesses cachées dans ces territoires lointains et y établir des centres de production lucratifs.

Pour Salazar, les colonies sont un moyen d’imposer son pays au monde suite à sa perte de crédibilité sous le régime républicain. Salazar veut créer une unité organique entre la métropole et l’ultramar – désignation que le régime ne va pas tarder à préférer à celle de colonias. Cette volonté prend appui sur l’ultimatum anglais de 1890 (voir le projet géopolitique portugais de 1887 Mapa cor-de-rosa) alors que le continent africain est tout entier l’espace d’une compétition entre les principales puissances européennes. A la fin du XIXe siècle près de 80 % des acquisitions territoriales en Afrique sont menées par le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne. Présents en Afrique avant tous les autres, les Portugais cherchent leur place dans cette compétition, une place qui leur permettrait de s’extraire de leur marasme économique.

Lorsque Salazar assume pleinement le pouvoir, il commence par mettre de côté la question coloniale et s’emploie à assainir les finances du pays au cours des années qui font suite à la Grande Dépression de 1929. En 1937, il met en place le Fundo de desenvolvimento colonial qui dans un premier temps est exclusivement financé par les excédents des budgets coloniaux. Ce programme est en grande partie conçu pour améliorer les infrastructures coloniales, un programme en prise avec la vision néo-mercantiliste de Salazar en regard de l’empire. Selon ses calculs, le Portugal devrait pouvoir développer son économie sans recourir aux investissements étrangers afin de limiter autant que possible les obligations et les ingérences. Par son caractère et tempérament, Salazar est un provincial en dépit de son éducation très supérieure. Sa méfiance envers l’étranger et tout changement est telle qu’il refuse l’aide des États-Unis, y compris le Plan Marshall. Il soutient le point de vue selon lequel le financement étranger porterait préjudice à l’investissement national et des colonies mais aussi que tout changement, même au nom du progrès, représenterait une menace contre le statu quo économique et politique. Cette doctrine isolationniste ne cadre plus avec le monde postérieur à la Seconde Guerre mondiale dans lequel l’interdépendance ne cesse de s’intensifier. Quoi qu’il en soit, Salazar envisage tout changement comme une menace potentielle envers les forces qui le maintiennent au pouvoir. Il juge que la liberté économique activera le désir de liberté politique. Toutefois, petit à petit, il réoriente sa position et comprend mieux l’impact bénéfique que le capital étranger peut avoir sur l’économie de la métropole et de ses colonies. Ce changement d’attitude va permettre (bien qu’avec du retard) un développement significatif des industries implantées dans les colonies, principalement dans l’industrie minière. En tête de ces investissements, les Belges (les mines de diamants), les Britanniques (les chemins de fer) et les Américains (l’exploitation pétrolière), autant d’investissements qui renforcent et stabilisent les économies des colonies entre 1945 et 1961 et qui dans un même temps renforcent les liens entre la métropole et ses colonies et sa volonté de les conserver.

Lorsque débutent les guerres coloniales, la métropole et ses colonies vivent de moins en moins de l’agriculture. En 1961, les exploitations minières et pétrolières, les raffineries, le textile et la transformation du cajou fonctionnent à un rythme soutenu tandis que d’autres industries de base se trouvent en voie d’organisation. L’accent est également mis sur l’éducation considérant le besoin grandissant de travailleurs qualifiés. Salazar se départit de sa paranoïa à l’égard de l’étranger et la participation de la France, de l’Allemagne, des États-Unis et de l’Afrique du Sud dans l’économie des colonies d’Afrique finit par être bienvenue. Le niveau de vie des colonies ainsi que celui de la métropole augmentent sensiblement. Ainsi la défense des colonies, point fort de la politique de Salazar, étayée par des considérations historiques, trouve-t-elle tout son sens.

Le Portugal se lance dans des guerres coloniales (de contre-insurrection) au moment où les puissances coloniales se défont peu à peu de leurs colonies. Salazar va donc nager à contre-courant si je puis dire, d’autant plus la tendance internationale (voir les Nations Unies) est à la décolonisation, un mouvement soutenu par les États-Unis. Les soulèvements africains contre la métropole ne font que renforcer le nationalisme portugais et la volonté de statu quo au cœur de la politique conduite par Salazar. Le Portugal va littéralement s’agripper à ses colonies et pas seulement pour des raisons économiques mais aussi idéologiques. Salazar a le communisme en horreur à une époque où le communisme est en pleine expansion. Voir le rôle tenu par Daniel S. Solod.

Les mouvements nationalistes dans les colonies et leurs branches armées remontent aux années 1930, une opposition d’abord discrète qui s’amplifiera lentement, insensiblement, un phénomène qu’explique la fragmentation ethnique et sociale des communautés indigènes. Il manque toutefois à ces mouvements une direction capable de les amener à collaborer et, ainsi, à gagner en efficacité. Le ressentiment des indigènes couve depuis des décennies mais ne s’exprime ouvertement qu’en 1932, dans un journal du Mozambique, O Brado Africano (« Le Cri africain »), dans un éditorial dénonciateur titré Basta et qui a pu échapper à la censure. Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, les sentiments nationalistes s’affirment dans les colonies africaines, notamment chez les mestiços et les assimilados (généralement des métisses légalement assimilés par la culture portugaise), deux groupes très minoritaires et citadins qui vivent dans une ambiance plutôt hostile pour deux raisons : la majorité de la population blanche (qui leur est plus ou moins hostile) est également citadine et c’est dans les villes que la police secrète de Salazar, la P.I.D.E. (Polícia Internacional de Defesa de Estado), opère avec le plus d’efficacité. Ainsi les organisations hostiles aux Portugais sont-elles vite démantelées. En 1956, des membres du Partido Comunista Angolano (P.C.A.) contribuent à la formation du M.P.L.A. (Movimento Popular de Libertação de Angola) qui se développe chez les intellectuels des villes, à commencer par Luanda, les habitants des quartiers pauvres et, dans une moindre mesure, à l’est de la capitale, parmi les Mbundu (le deuxième groupe ethnolinguistique du pays) et les Chokwé. La plupart de ceux qui contrôlent le M.P.L.A. sont des métis et des citadins. Le M.P.L.A. n’a que peu de contact avec les paysans de l’Est et du Sud de l’Angola, ce qui ne semble guère le préoccuper. En 1956, dans un premier manifeste, le M.P.L.A. dénonce ouvertement le gouvernement. La P.I.D.E. réagit aussitôt et des leaders de ce parti sont contraints à l’exil. Les partis indépendantistes devront agir à partir des États voisins.

  (à suivre)

Olivier Ypsilantis  

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