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Le picaro et le bandolero

 

La décadence de l’ordre économique et social dans la société espagnole à partir de 1568-1570 va donner deux types humains bien distincts : le bandolero catalán et le picaro castelleno, deux réactions particulières face à la décadence économique. Le picaro agit en Castille et en Andalousie. Voir à ce propos les grandes figures littéraires que sont Lazarillo de Tormes, Guzmán de Alfarache et El Buscón, parmi d’autres. Confronté à la misère, le bandolero fuit la ville et fait de sa conduite une proclamation d’indépendance. Ce n’est pas un hasard si sur le chemin qui le conduit à Barcelone, Don Quijote rencontre le bandolero Roque Guinart.

 

Le bandolero Roque Guinart

 

Le bandolero et le picaro sont l’un et l’autre des produits de la misère économique, mais ils diffèrent par leur caractère et leur réaction face à l’infortune. Le picaro accepte les choses comme elles viennent et s’efforce simplement d’en tirer quelques avantages. Le bandolero quant à lui se rebelle.

Le picaro va inspirer un genre littéraire, la novela picaresca qui correspond à une période difficile pour l’Espagne, un pays qui contrairement à d’autres pays européens ne parvient pas à faire émerger une classe bourgeoise et un nouvel ordre économique. Lorsque l’expansion impériale se termine, l’esprit d’aventure espagnol qui avait prévalu, incapable de s’adapter à une vie ordonnée, trouve un exutoire à son individualisme dans les activités antisociales ce qui explique que nombre d’aventuriers viennent grossir le nombre des mendigos, rufianes, valentones, tahúres, embocadores, hidalgos hambrientos y vanidosos (des mots si espagnols que je les mutilerais en les traduisant) et j’en passe, si nombreux dans la littérature picaresque. Sir John H. Elliott fait de très pertinentes remarques à ce sujet.

La décadence économique du pays a donc suscité le bandolero (et le bandolerismo) dans les régions les moins touchées par la misère, soit les régions périphériques, à commencer par la Catalogne. Il s’agissait pour lui de dévaliser le voyageur ; or, pour dévaliser, il faut qu’il y ait quelque chose à dévaliser… Dans les régions les plus touchées par la misère, il ne restait au bandolero potentiel qu’à fuir vers les villes dans l’espoir de vivre de la charité ou de trouver un modeste emploi, et ainsi se faisait-il picaro.

Le picaro n’est pas un délinquant même s’il transgresse volontiers la loi. Le picaro est généralement un pécheur repenti qui écrit ses mémoires lorsqu’il parvient à la maturité et leur donne un caractère moralisateur. Le picaro comme « categoria humana » est par ailleurs un excellent prétexte pour mettre en évidence des maux sociaux. C’est un type littéraire spécifique qui permet de passer en revue toutes les classes sociales de l’époque. Ainsi le picaro est-il un miroir de son temps.

 

Un picaro

 

Le mot picaro comme le mot bandolero ne sont pas vraiment traduisibles. Et pourtant ces caractères spécifiquement espagnols sont aussi des types universels que la littérature espagnole a véhiculés, des types universels comme Don Quijote ou Don Juan dans une autre gamme. Et je reprends ma thèse, à savoir que c’est leur spécificité qui fait leur universalité, que l’universalité est impossible si elle ne procède pas d’une spécificité.

Le picaro est un antihéros et il le dit haut et fort, il le proclame. Il se moque des lignages et dédaigne les cristianos viejos (ceux qui affirment ne pas avoir d’origine juive). Le picaro a un alter ego, le converso, soit le Juif converti au catholicisme. Il incarne une tradition populaire qui se moque de l’aristocratie et des valeurs qu’elle incarne, à commencer par le lignage. Le picaro revendique sa « genealogia antihonrosa » et la lance à la face de la société. Il faut lire les écrits d’Américo Castro à ce sujet. Marcel Bataillon va dans le même sens dans « Les nouveaux chrétiens dans l’essor du roman picaresque ». Il affirme que le genre littéraire picaresque s’est élaboré à partir des tensions provoquées dans la société espagnole par les statuts de limpieza de sangre, une obsession qui multiplie les suspicions et les manœuvres destinées à prouver sa « pureté », soit l’absence d’origine juive. Marcel Bataillon a fort bien rendu compte de cette obsession de « pureté », notamment dans la production littéraire espagnole et à partir de la trame même de l’écriture. Américo Castro quant à lui est beaucoup plus préoccupé par l’origine des auteurs. Ainsi voit-il Cervantes comme un « cristiano nuevo » (soit un chrétien d’origine juive) à partir de l’étude de son œuvre maîtresse.

Alexander A. Parker estime pour sa part que la situation de misère et de corruption n’est pas propre à l’Espagne d’alors et que de ce fait le picaro et le bandolero ne s’expliquent pas exclusivement par le seul contexte économique et social de ce pays, et qu’ainsi ces types auraient pu s’affirmer dans d’autres pays. En conséquence, nous dit Alexander A. Parker, il faut chercher ailleurs l’émergence en Espagne de ce genre littéraire spécifique qu’est la novela picaresca, soit la chercher dans ses conditions culturelles.

Le roman picaresque (réaliste) est en rupture avec la littérature idéaliste et fantastique de la Renaissance, avec ses romans de chevalerie puis pastoraux. Mais j’y pense, le grand roman d’Alfred Döblin, l’un des plus grands romans du XIXe siècle, « Berlin Alexanderplatz », le roman de la modernité, n’est-il pas à sa manière un roman picaresque, un descendant en ligne directe de la novela picaresca ? Même remarque pour « Le Tambour » (Die Blechtrommel) de Günter Grass.

J’insiste et je paraphrase Américo Castro : le picaro est l’anti-héros et le roman picaresque s’affirme comme anti-héroïque, un phénomène qu’explique l’effacement du guerrier noble et des mythes épiques ainsi que les conditions de vie que doivent affronter les Espagnols dont l’originalité est de développer une « filosofia vulgar », de proposer un monde vu de bas en haut, (abajo/arriba) et non plus de haut en bas (arriba/abajo), ce premier angle étant autrement plus divertissant. Bref, la profonde crise économique, sociale, morale et intellectuelle que traverse l’Espagne entre la deuxième moitié du XVIe siècle et le début du XVIIe siècle participe à l’élaboration du picaro en littérature. Sa vision de la société de bas en haut offre des possibilités littéraires jusqu’alors insoupçonnées.

Olivier Ypsilantis

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