Skip to content

Le Carnet jaune (Angleterre, France – été 1999) – 5/5

17 août

Temps couvert et fraîcheur automnale ; délicieux. Circulation parcimonieuse et peu de silhouettes dans les perspectives.

Mais où sont les millénaristes ? Nous allons changer de millénaire !

Chez ma grand-mère. Elle m’évoque des souvenirs d’enfance parmi lesquels le suivant. A Rotterdam, sa ville natale, elle habitait tout près du jardin zoologique. Un jour qu’elle s’y promenait avec de jolis gants blancs (description détaillée de ces gants), un singe agrippa l’un d’eux et y fit un accroc.

Milly-la-Forêt. A la nuit tombée, champagne dans le jardin où, après une pluie légère, s’exhalent des parfums mêlés. L’enthousiasme de mon oncle pour l’œuvre de Gustave Moreau (la charge en symboles). Je l’incite à se rendre rue de la Rochefoucauld, à Paris.

 

18 août

Que nous apprend le génome ? Tout d’abord que l’humanité est biologiquement une et qu’en conséquence son destin est à penser comme un tout, ce que la Révélation biblique nous souffle depuis des millénaires. Il est d’ailleurs émouvant que celui qui en France dirige le décodage du Grand Livre de la Vie soit un Cohen, Daniel Cohen.

Des ondées. Ciel d’émail et nuages adorables, “comme des petits moutons” me dit l’enfant. En bout de perspective, le lion de Belfort. Peu de circulation. Les commerces sont fermés pour la plupart. Acheté “L’Amour des voyageurs” de Paul de Sinety, un carnet de voyage (Paris-Jérusalem à pied) tenu de décembre 1995 à juillet 1996. Avant son départ, je lui avais parlé du petit livre de Werner Herzog, “Sur les chemins des glaces”, l’un de mes livres de chevet, une marche Munich-Paris qu’entreprit le cinéaste du 23 novembre au 14 décembre 1974.

Des ondées et des éclaircies tout au long de la journée. Pensé à Jongkind et à Corot auxquels je voue une même tendresse.

 

19 août

Versailles. Le boulevard de la Reine, lumineux ; ses tilleuls taillés en parallélépipèdes. Les contre-allées pavées.

Le Grand Trianon. Marbre veiné de rose des pilastres et des colonnes, tous à chapiteaux ioniens. Les parterres, en rapport avec ce marbre. Le Grand Canal, une croix latine, un plan de cathédrale. Dans le parc, les arbres à couper sont “marqués en délivrance” au marteau fleurdelisé.

Chez un bouquiniste. Un homme entre, des livres sous le bras : “J’ai été victime d’une succession et j’aimerais savoir si ces livres vous intéressent.” L’homme est d’apparence modeste, son élocution est timide ; par j’ai été victime d’une succession, il ne cherche en rien à nous amuser, ce qui augmente mon délice et me donne même un léger vertige.

 

20 août

Ce que Michel Leiris écrit dans son “Journal”, le 25 mars 1974, je le rapporte ici sans rien y changer, son cas est le mien : “Lire et écrire, activités dont je pourrais presque dire que pour moi elles se substituent l’une à l’autre : pendant les périodes où j’écris, je lis peu, non tellement parce que je n’ai pas le temps, mais parce que ce que j’écris me fournit en quelque sorte ma lecture ; pendant mes périodes de creux, je suis avide de lire, seul moyen de procurer à mon imagination la pâture dont elle a besoin.”

Promenade dans Versailles. Quartier de Montreuil, les grosses villas en meulière de Léon Bachelin, tous volets fermés. On est à la plage, probablement sur l’Atlantique : Hossegor, île de Ré, Quiberon, île d’Yeu… ; on ne prise guère la Côte d’Azur à Versailles. Les noms des villas s’inscrivent joliment sur de petites plaques en céramique : Les Hirondelles, Le Gui, Les Roses, La Bretagne, Les Raisins, Les Aubépines ; mitoyennes : Villa Andrée – Villa Renée, Les Lierres – Les Fusains, Les Jasmins – Les Glaïeuls.

La statue de Ferdinand de Lesseps est une “réduction de la statue monumentale, œuvre de Frémiet, érigée le 17 novembre 1899 à l’entrée du Canal de Suez”, ainsi qu’il est précisé sur le piédestal.

Dans la cour de l’École Normale d’Instituteurs, un monument : “177 maîtres des écoles publiques de Seine-et-Oise sont morts pour la Patrie – Ce fut leur dernière leçon…

N’être qu’un promeneur attentif, voilà tout ce à quoi je prétends.

 

21 août

“Arabs of the Marshes”, voir les travaux de Wilfred Thesiger. La maison d’hôte du cheikh Rashash, une longue voûte en plein cintre faite de bottes de roseaux. Magnifique.

Un bar, Au rendez-vous des amis ; le charme de la banalité.

De l’origine du nom Clamart (commune où j’ai séjourné) : soit latine, Clamartium ou Clamardum (clos d’un certain Marcus Martins ou Médard) ; soit celtique, Claumar ou Clanmar (clos de l’Étang). L’étymologie nous ouvre au temps, le temps qui est généralement plus dépaysant que l’espace, même si l’un ne peut être sans l’autre.

Dans le bois de Clamart. La Pierre aux Moines autour de laquelle je jouai durant les séances de plein air serait un élément de l’alignement mégalithique qui des côtes de la Manche au golfe de Tarente traverse l’Europe en ligne droite sur mille sept cents kilomètres.

 

22 août

Des pêcheurs à la ligne le long de la Seine. Ils sont généralement installés sous un saule pleureur, une confortable tonnelle d’ombre. Le pêcheur à la ligne, l’image même de la quiétude ; et pourtant, qu’un hameçon est cruel !

 

Du 23 août au 1er septembre

Vers l’Espagne. Peu avant Orléans, sur la A10, Aire du Héron cendré ; sur la A20, Aire des Champs d’amour. Étape à Saint-Setiers, dans le Limousin. Beauté des vaches dans la lumière du soir. J’aimerais passer les bras autour de leurs cous et les embrasser en pensant à Jules Supervielle. Des architectures de granit ; je pense à la Bretagne et aux Celtes. Dormi à l’Auberge du Plateau tenue par Monsieur Boisvert.

Visite du site archéologique des Cars (Haute-Corrèze). Le coffre cinéraire encastré dans les fondations de ce qui aurait été un mausolée. Son couvercle, plus loin. Les fondations d’un vaste ensemble thermal dont l’élément le plus important est une cuve monolithe en granit de huit tonnes ; ses parois n’ont que vingt-deux à vingt-quatre centimètres d’épaisseur !

J’interroge une villageoise sur les origines arabes des Limousins. “Je ne sais qu’en penser. Ce que je puis vous dire, c’est que pendant la guerre d’Algérie des garçons du pays ont été arrêtés par la police, à Paris, parfois même placés en garde à vue : on les prenait pour des Arabes.” Elle me dit n’avoir manqué de rien durant la Deuxième Guerre mondiale : “La nature nous donnait tout ce dont nous avions besoin”. Un souvenir : “Des éléments de la division Das Reich ont traversé le village alors que je m’apprêtais à baisser le rideau de fer – je tenais alors une épicerie avec ma mère. On m’a fait comprendre qu’il fallait que je n’en fasse rien. Les Allemands avaient comme à leur habitude encerclé le village avant d’y pénétrer et mon geste risquait d’augmenter leur nervosité. J’ai donc attendu leur départ pour fermer l’épicerie. Un camion conduit par un civil, un Toulousain, transportait leurs morts. Nous avons échangé quelques mots avec lui.”

Visite de Meymac, bourgade de granit. Plus que jamais, je pense à la Bretagne.

Arrêt à Souillac. Goûté la fraîcheur de l’abbatiale Sainte-Marie et détaillé une toile de très grandes dimensions de Théodore Chassériau, “Le Christ au Jardin des Oliviers” (1844). Exposée au Salon de 1870, elle sera offerte par l’artiste au baron Auguste Dufour, originaire de Souillac et député du Lot, qui en fera don à l’abbatiale.

Toulouse. Rue Lakanal, un sourire de femme auquel je réponds.

Noé. Visite du cimetière. Sur plusieurs stèles, les noms d’au moins deux cents Juifs décédés au camp de Noé.

La limitation de l’homme est effrayante, dans son pouvoir de compassion surtout. S’il me fallait esquisser un portrait du Surhomme, je commencerais ainsi : Il est Celui dont le pouvoir de compassion est toujours agissant et sans cesse augmenté. Ernst Jünger dit quelque part que la véritable force est celle qui protège.

Retour à Toulouse. Je me repose dans la fraîcheur de la basilique Saint-Sernin. Des seins sous une étoffe légère.

Bu du champagne en bonne compagnie, sous un dais de marronniers. Brigitte de L., mon hôtesse, fête ses quarante-quatre ans. Elle est de ces puissantes personnalités qui vous requinquent. Visage aussi remarquable de face que de profil, ce qui est rare. Menton romain. Tandis qu’elle m’adresse la parole, je la vois en Omphale – et je file la laine à ses pieds.

Lu “Le pied de Fumiko” de Tanizaki (1886-1965), une nouvelle publiée en 1919. La lecture de “Psychopathia sexualis” de Richard von Krafft-Ebing fut déterminante      pour l’écrivain japonais : elle le rassura, il n’était pas le seul à avoir de tels penchants “déviants”, une littérature des perversions était possible. Tout au long de son œuvre, il explorera le foot-fetishism.

La grande ville, un monde de reflets ; Bernard Moninot et Richard Estes l’ont bien montré.

Pensé à Isaac Babel.

Feuilleté une série de petites annonces. Des femmes proposent de céder leurs petites culottes (portées). Un couple cherche des idées de jeux à gages coquins. Un homme cherche un couple dont la femme accepterait de montrer sa petite culotte blanche dans un supermarché. Un homme cherche travaux divers (bricolage, jardinage, etc.) contre relation avec madame. Un couple cherche couple pour exhibition subtile (grands magasins, jardins publics, etc.) ; pas d’échangisme, effleurements seulement. La femme et l’homme sont décidément les plus divertissants des animaux.

Pris un café place Bachelier. Les proportions du bar et son aménagement m’évoquent l’intérieur d’un voilier. Une fille à cheveux courts et à lunettes se laisse taquiner par deux garçons, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche. Sur son épaule droite, un tatouage fortement lové dans lequel je crois deviner une tête de dragon furieux.

C’est parce que j’écris que j’aime – et non l’inverse.

Les faibles accusent les forts de tous leurs maux, ce qui leur évite d’avoir à s’en prendre à eux-mêmes, à leur faiblesse.

Toulouse-Andorre. Passé devant le camp du Vernet d’Ariège dont l’entrée se devine à côté du château d’eau. Pensé à Benjamin, mon ami et voisin en Andalousie. Il quittera ce camp en été 1942 pour Auschwitz-Birkenau via Drancy.

Me trouver de nouveaux correspondants, imaginaires ou non, morts ou vivants, afin de stimuler l’écriture. Écrire des lettres (que je n’enverrai pas nécessairement) à des écrivains aimés : Julien Gracq, José Cabanis, Paul Nizon et à tant de morts non moins aimés, Arthur Adamov, Jean-René Huguenin, Katherine Mansfield, Virginia Woolf, Jean Grenier, Marcel Arland, Dylan Thomas, Wolfgang Borchert, Maxime Alexandre, José Ortega y Gasset, Gabriel Miró et tant d’autres.

Arrêt à Flix (province de Lérida). L’hôtel donne sur une place triangulaire très encaissée, bordée sur un côté d’arcades aux belles proportions.

Je retrouve l’Espagne avec un plaisir jamais démenti. Benifallim, Alicante, Almoradi, Benejúzar, Algezarés, toute une toponymie qui me porte à la rêverie.

Toutes ces petites parentés que je me découvre avec Michel Leiris. Ses descriptions des couchers de soleil, par exemple (voir dans “Journal” celle du 13 septembre 1979), rejoignent certaines de mes descriptions consignées dans “Cahiers, carnets et feuilles volantes.”

D’une manière générale, la variation de tonalité qu’apporte le voyage dans le journal d’un écrivain (Franz Kafka, en particulier). On se fait plus œil, on calme des maux qu’engendre la sédentarité, on s’allège.

Rêve dans la nuit du 1er au 2 septembre. De longues promeneuses aux ombres plus longues encore. Un monocoque blanc, l’équipage à la contre-gîte. L’une des équipières ressemble à un amour de jeunesse.

Olivier Ypsilantis

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*