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Le Carnet jaune (Angleterre, France – été 1999) – 4/5

10 août

Ondées aimées.

L’enfant ne trouve pas de crayons de couleur pour son dessin. Elle veut que je l’accompagne au parc. De retour à la maison, elle répartit le produit de sa cueillette sur son dessin au crayon noir qui marque les contours : des pétales de roses pour les flamands roses, le cœur d’une marguerite pour les poussins, etc. Elle n’a pas trouvé de bleu pour le ciel.

Marche dans les Docklands. La température est tombée à 14°C. Le premier dock, le West India Dock, fut inauguré en 1802, à Wapping. A la fin des années 60, les docks commencèrent à fermer. Les saveurs de la brique, encore. L’alliance heureuse de la brique et du métal (des encorbellements souvent peints de couleurs vives). Là-bas, le Canary Wharf, construit entre 1988 et 1991 par Cesar Pelli.

La sexualité des Anglaises d’un certain âge (d’un âge certain) me semble plus animée que celle des Françaises du même âge.

La mode féminine, inexistante. Que les femmes sont mal fagotées !

A Paris il faut avoir l’air pressé car, pense-t-on, un homme pressé est un homme important. Rien de tel ici. L’homme important prend son temps – peut s’offrir ce luxe, ce qui me semble plus sensé.

La Révolution française s’explique essentiellement par le comportement de l’aristocratie, son manquement à ses devoirs et sa bêtise (l’enfermement auquel la conduisirent ses préjugés). La gentry n’a pas fait fi de l’esprit d’entreprise et, ainsi, a-t-elle entraîné l’Angleterre à la conquête du monde en lui faisant faire l’économie d’une révolution type Révolution française, initiatrice du règne des idéologies, stade ultime de la crétinisation et de la violence – l’ennemi de la République, de la Liberté donc (?!), doit être anéanti, etc.

Nicholas Hawksmoor et ses églises commandées par la reine Anne, désireuse d’enrayer ce qu’elle considérait comme la déchéance morale de l’Angleterre par l’implantation d’édifices religieux dans les cités de Londres, Westminster et leurs faubourgs. Son chef-d’œuvre, Christchurch dans le East End, à l’angle de Commercial Street et de Fournier Street.

Pris par la rêverie en considérant une carte de la Grande-Bretagne, île aux formes étranges, coiffée d’un panache fou, les Highlands, puis les Hebrides, les Orkney Islands, les Shetland et, enfin, les Faroe Islands.

Divine Tamise ; elle fit affluer les richesses du monde entier. Ses ramifications strictement géométriques (consulter une photographie aérienne des docks). Ce méandre que coupe le canal creusé par la West India Company : The Isle of Dogs. Détailler la peinture (1802) de William Daniell.

Les idéologies, ces modernes idoles qui n’auront cessé de réclamer leur tribu. Et leur appétit est plus féroce que celui des dieux aztèques.

Fréquent chez les femmes et les hommes, un piercing à l’arcade sourcilière. Fréquent chez les femmes, un anneau passé à l’orteil.

 

11 août

Ce parfum de liberté que l’on respire ici, à Londres, doit tenir pour l’essentiel à la tradition maritime du pays et sa capitale. La liberté est un port ; Istanbul et non Ankara, etc. Écrit dans la lumière d’un bow-window, avec vue sur la Tamise, au pub Captain Kidd.

La liberté ne se décrète pas, ne s’écrit pas avec une majuscule – ne descend pas du Ciel ou d’une quelconque hauteur. Contre la Liberté donc, pour la liberté – les libertés. La Liberté assassine les libertés.

11 h 05, l’éclipse ; rien de spectaculaire, une sensation d’étrangeté, légère. Pensé à Ernst Jünger. L’éclipse, une discrète émotion collective.

Le racisme biologique, propre à notre siècle, porte préjudice à mon optimisme. Je me tourne vers ces hautes époques – consolation – et j’en viens à considérer l’Histoire comme une descente aux Enfers.

Ciel ensoleillé parcouru de nappes légères et nuancées.

Les pages du “Journal” de Michel Leiris relatives à sa cure (sept.1957) ont replacé en moi l’envie de séjourner dans une ville d’eaux afin d’en goûter l’ambiance et prendre des notes (une description minutieuse du décor, des mémoires interrogées, etc.). “Dans une autre partie de la ville, il existe un établissement populaire que je compte visiter, souhaitant décrire cette ville d’eaux comme pourrait le faire un Pausanias”. Décrire comme un Pausanias, c’est à cela qu’il me faut travailler.

Des pièces dans un bassin, autant de vœux.

Promenade dans Chiswick House Park. Une longue allée rectiligne a pour nom Napoleon’s Walk. Elle conduit à une rustic house dans laquelle se tient, sur un piédestal, un buste de l’Empereur des Français, le front ceint d’une couronne de laurier. Dans la maison de John Soane, j’avais remarqué dans la bibliothèque (dont une partie est constituée par celle de Robert Adam) deux petits bustes de Napoléon ainsi que de nombreux ouvrages qui lui étaient consacrés.

Le principal ennemi de l’Angleterre aura été la France (voir cette toponymie qui, dans la capitale anglaise, célèbre les victoires anglaises : Trafalgar Square, Waterloo Station, etc.). L’Allemagne aura été un ennemi tardif. Mais tandis que Napoléon jouit d’un minimum de respect, Hitler, la négation même du gentleman, est méprisé. L’Anglais est capable d’estimer son pire ennemi si ce dernier a ce qu’il faut de bonnes manières. Le complexe d’infériorité de Hitler, et des nazis en général, à l’égard de l’Angleterre.

Le thé, un art de vivre, au Japon comme en Angleterre.

Mais que les Anglaises s’habillent mal !

Michel Leiris note que les Anglais semblent chez eux à Florence, probablement à cause “de ce petit air de Londres méridionale qu’elle doit tenir de la puissance financière qui fut celle des Médicis.”

En première page de tous les journaux, l’éclipse.

L’entrée du Victoria and Albert Museum est criblée d’éclats de bombes. Dans la pierre, ces mots ont été gravés : The damage to these walls is the result of enemy bombing during the blitz of the Second World war 1939-1945 and is left as a memorial to the enduring values of this great museum in a time of conflict.

The Morris Room. L’emploi savant du pochoir (stencil) au plafond, les branches d’oliviers en bas-relief, la générosité du répertoire.

The Raphael cartoons (1515-1516) au nombre de sept. Tout en les détaillant me revient le souvenir d’une lecture, la délicieuse petite étude de Henri Focillon intitulée “Raphaël”, non pas vraiment des détails précis mais l’ambiance que détermina en moi cette lecture.

Très beau buste de Thomas Baker (1606-1658), high sheriff of Suffolk, par Bernini. Toute la force que le visage tire de la chevelure.

Me renseigner sur l’œuvre de Louis François Roubiliac (Lyon 1705, Londres 1762). Sa première œuvre réalisée en Angleterre, où il arriva en 1732, une sculpture de Haendel pour les Vauxhall Gardens.

De nombreux Antonio Canova, un artiste que les Anglais n’ont cessé d’admirer.  “Nymphe endormie” (1822), l’une de ses dernières œuvres (et peut-être terminée par ses assistants) a ma préférence. J’ai tourné autour d’elle avec une insistance qui a éveillé la méfiance du gardien.

Les très beaux English wax portraits (XVIIIe et XIXe siècles), profil (bas-relief), trois-quarts ou face (haut-relief). Leur intensité psychologique, leur présence. Les plus intenses sont les profils (le profil, révélateur toujours) non colorés. La couleur porte atteinte à leur pertinence.

Les extraordinaires maisons de poupées (dolls houses). D’une manière générale, la passion des Anglais pour la maison – et le jardin.

Sujets à étudier : l’Anglais et les animaux (à commencer par les chiens et les chevaux), l’Anglais et l’enfance (la littérature pour enfants, les jouets, etc.).

Pour vaincre, il faut faire preuve de beaucoup de discrétion, l’Anglais le sait, d’autres ne le savent pas et finissent par mordre la poussière sans comprendre pourquoi.

La mise en scène de ses propres fantasmes est plus aisée en royauté qu’en république. Étudier cette proposition. La théâtralité de la royauté.

Dans le métro, une affichette (Altoids) invite une fois encore aux sensations fortes. La femme souriante, cravache à la main. Coquins d’Anglais.

Le puritanisme favorise la croissance de fleurs rares.

 

13 août

“C’est à force de sérieux que les Allemands sont, avec Hitler, arrivés au monstrueux” note Michel Leiris le 30 mars 1962 alors qu’il est à Brême. Je me suis juré de développer cette pertinente proposition.

L’humour comme quintessence de l’esprit critique.

Bribe d’un rêve qui me revient. Mon ami, allusif comme à son habitude, me parle d’une maladie vénitienne dont il souffre. Je finis par comprendre qu’il s’agit d’une maladie vénérienne attrapée à Venise.

Les accessoires – et rêveries.

J’apprends par Michel Leiris que Raymond Roussel était le beau-frère du prince de la Moskova (par le second mariage de sa sœur) et qu’il en était fier au point de souhaiter que soit inscrit sur sa tombe : Raymond Roussel. Beau-frère du prince de la Moskova.

Tandis que je marche dans Londres, j’ai des visions très précises d’hommes vus de dos – des dessins de Luca Signorelli.

 

14 août

Quitté la maison aux fauteuils de velours rouge et à la moquette de velours rouge. Au-dessus d’un guéridon, “Madame X” de John Singer Sargent et son profil érotique.

Purley-on-Thames. Temps ensoleillé, une lumière automnale déjà. Le village n’est qu’à quelques kilomètres de Reading et j’ai une pensée pour Oscar Wilde. Promenade le long de la Tamise. Lumière océane et vent réconfortant, ses caresses dans la roselière ; le vent, cette grande présence. Des vaches lustrées. Un Anglais qui aime la France et parle excellemment notre langue me confie : “Les Français ont un sens critique que je respecte. Mais ils l’exercent tant qu’il leur gâte le goût de la vie.”

 

15 août

Dover, embarquement pour Calais. Départ 16 heures. Dover et ses white cliffs. Des mouettes tout autour de la voiture ; l’une d’elles s’enhardit et s’installe sur le capot.

Vaguement ému à la pensée que je suis constitué d’environ cent mille milliards de cellules.

Étranges années. Après s’en être méfié, moqué, on s’en remet au Progrès ; on espère qu’une découverte venue d’un laboratoire “bouleversera la destinée de l’humanité” (on se perd en superlatifs). La grande affaire, la lecture du code génétique.

Ma sympathie pour les hommes aux longues jambes, mon amour pour les femmes aux longues jambes.

Le mensonge participe à/de la luxuriance du monde. Un monde de vérité serait un monde fixe, inhabitable pour nous qui sommes créatures du mouvement.

 

16 août

Versailles. Une ondée en début d’après-midi. Feuilleté diverses revues. Fatigue. Un article irritant, genre les lendemains qui chantent, l’amélioration de la race humaine – la race bovine, elle, devient folle ! Et il fallait s’y attendre : le monde est une salle de classe avec remise des carnets de notes.

La très pertinente remarque du 20 février par laquelle Michel Leiris ouvre l’année 1970.

Quelques-uns préfèrent s’ennuyer seuls, presque tous préfèrent s’ennuyer à plusieurs. Ce qu’on peut gagner à affronter seul l’ennui.

L’intensité des couleurs sous un ciel gris ; c’est comme si l’esprit des choses gagnait la surface pour nous émouvoir – nous solliciter.

(à suivre) 

Olivier Ypsilantis

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