Skip to content

Le Carnet jaune (Angleterre, France – été 1999) – 1/5

21 juillet

Des parfums atlantiques, le long du canal d’Hossegor.

Lu “Journal de 1920” d’Isaac Babel. Sa nostalgie d’Odessa. Quelles sont mes nostalgies ?

A la devanture d’une pharmacie, une publicité, un ventre de femme ; il est écrit : Femme dorée, adorée.

 

22 juillet

Embarquement à Santander à bord du ferry-boat de Brittany Ferries, Val de LoireMorlaix. Nous occupons la cabine 242. Le sillage, comme du marbre. Ligne droite puis changement de cap peu avant la pointe du Raz. Chaussée de Sein, Ouessant ; enfin, cap sur Plymouth. Le Val de Loire peut embarquer 2 120 passagers (en plus des 164 membres d’équipage) et 600 voitures.

 

23 juillet

La main courante joue avec la ligne d’horizon.

Une odeur de pain grillé et de café venue d’un pont – le Val de Loire en compte douze.

Un enfant chante : “Il était un petit navire, il était un petit navire, qui n’avait ja-ja-jamais navigué, qui n’avait ja-ja-jamais navigué…”

Mes lunettes de soleil multiplient les nuances ; je m’y perds – tant de subtiles splendeurs !

Géométrie solaire sur le pont. Des passagers s’installent dans des figures de lumière.

L’enfant dessine ; il m’explique : “Ça, c’est la maison de elle (une femme blonde soigne des fleurs aussi hautes qu’elle). Ça, c’est le soleil (ses rayons tremblés). Ça, c’est l’air (sa main balaye une surface crayonnée en bleu).”

11 h 25. Salué par un hélicoptère de la Royal Navy, un cabré en poupe. Je le salue. Au loin, deux unités de la Royal Navy, leurs silhouettes racées.

Plymouth. Exeter. Crewkerne. L’envie de dessiner l’âme de certains arbres, comme le firent si bien les peintres de l’école de Barbizon, pour ne citer qu’eux. La campagne et l’habitat, soignés au possible.

L’Anglais, bourgeois et aventurier. Peuple de conformistes et, en conséquence, d’originaux – the excentric.

Nuit à Merriott, dans une maison construite en 1850 par Sir George Gilbert Scott (1811-1878), le Viollet-le-Duc anglais (gothic revival), surtout connu pour l’Albert Memorial. Je retrouve un plaisir d’enfance, lancer le shuttlecock. Passe une pintade ; le maître des lieux me dit : “Nous avons déclaré qu’elle est l’esprit de Sir George Gilbert Scott.” Accrochée dans le bureau de cet officier de marine à la retraite, une reproduction d’une peinture de Canaletto, le Royal Naval College (Greenwich). Il m’y désigne une fenêtre, celle de la chambre qui occupa.

Arrêt à Stonehenge. Il faudrait être initié pour apprécier plus encore.

Arrivée à Chiswick (Ouest londonien). Dans la nuit, des renards font les poubelles. Dîné à The Bull’s Head, au bord de la Tamise. Parfums salins et oiseaux marins.

Où vivre ?

 

24 juillet

J’ai pris soin de ne pas pisser face au soleil – en pensant à l’un des préceptes dorés de Pythagore.

Les si savoureuses tonalités de la brique. De grosses cylindrées stationnées devant des maisonnettes. Voitures rutilantes ; façades et jardins négligés, en comparaison. Mangé des mûres cueillies le long de la voie ferrée.

L’obligeance du Londonien lorsque vous lui demandez votre chemin – on ne peut en dire autant du Parisien.

Longé la Tamise jusqu’à Hammersmith Bridge, un beau pont vert bronze et doré aux allures de pagode. Passé devant la maison de William Morris.

L’Anglais, moins doctrinaire, moins théoricien que le Français, ce qui lui évite certaines bêtises, en architecture par exemple. L’Anglais se méfie – et l’en blâmera-t-on ? – des visionnaires, ces agents du Désordre. La Vision, meurtrière et destructrice.

Poursuivi la lecture du “Journal” de Michel Leiris dans la lumière d’un bow-window et tout en buvant du thé. Cette obsession, chez lui comme chez moi, d’une production régulière. Mon dédain pour le roman (dont j’ai été un grand lecteur) tient probablement à mon incapacité à en écrire un.

Michel Leiris et Jules Supervielle, présence du corps.

De nombreuses remarques de Michel Leiris vont dans mon sens, à commencer par celle-ci : “La religion est vivante, la philosophie est morte – parce que la première est basée sur le mysticisme (sensibilité), la seconde sur le rationalisme (logique)”. La grandeur du judaïsme (la religion qui me parle le plus) est, me semble-t-il, d’avoir su équilibrer la sensibilité et la logique pour les faire aller main dans la main, d’avoir pressenti que la sensibilité et la logique doivent dialoguer et s’aider mutuellement car laissées à elles-mêmes elles s’effondrent sur elles-mêmes. Le judaïsme ou l’équilibre dynamique – une notion tirée de l’astrophysique.

Le bow-window anime les façades, maisons et immeubles. Élément essentiel d’un langage architectural, il se décline de mille manières. Le beau rapport entre le blanc des huisseries et la brique – sa gamme infiniment savoureuse, pain grillé, pain d’épice, etc.

L’Anglais, inventeur d’un art de vivre. Les Allemands se sont essayés à cet art mais en vain. Goethe a montré l’exemple mais n’a guère été suivi.

L’Anglais, un bel équilibre entre l’individualisme (le Français) et la discipline collective (l’Allemand).

L’Anglais, souple (son pragmatisme) et entêté, d’où nombre de ses succès.

Peuple de marins, peuple souverain.

 

25 juillet

L’Anglais est d’un certain point de vue supérieur à l’Allemand. Discipliné, il est capable d’autre chose que de discipline. L’Anglais n’est jamais victime de l’Idée ou d’un quelconque sentimentalisme, son humour l’en prévient.

Domination de l’Anglais sur les peuples voisins (les Celtes), dépositaires de l’énergie vitale, témoins des splendeurs de la nature. L’Anglais, conformiste et original, adepte des rituels maçonniques et sexuels (s.m., e.a., etc.), de l’humour noir et de la cérémonie du thé. Voyageur et explorateur, il est aussi le promoteur du confort. La société anglaise, une société d’hommes qui, plus que toute autre société européenne, a compté nombre de grandes dames (reines, romancières, etc.). Dans cette île, il n’y a pas de mode pour femmes, seuls les hommes savent s’habiller. Le peuple anglais est un peuple doué du plus solide sens pratique – tandis le Français adore la Raison et que   l’Allemand est enfumé dans l’Idéal – mais il a donné un grand nombre de poètes. L’Anglais pragmatique et silencieux, partisan de l’efficacité plutôt que du panache – ce qui ne l’empêche pas d’en avoir. Il est peu soucieux d’être aimé. L’Anglais parle d’argent avec naturel, contrairement au Français qui pense que la marque suprême de l’élégance est de ne jamais en parler. Ce peuple peu belliqueux mais terriblement tenace a su tenir en respect ses ennemis ou leur faire mordre la poussière.

Harrods fête ses cent cinquante ans. Les salles égyptiennes et leurs chapiteaux lumineux.

Badminton dans Hyde Park. En tchador, elles font de la balançoire ; on les entend rire de loin.

Le rouge vif dans les rues de Londres : les double-deckers buses, les cabines téléphoniques, les boîtes aux lettres, les vestes des Life Guards, des Horse Guards et des Foot Guards.

Dog waste only, les boîtes à crottes de chiens dans les parcs.

Serpentine Gallery. Peintures des années 1960-1970 de Bridget Riley. Amusant. Les enfants aiment. Certaines peintures n’admettent pas l’œil qui renonce après quelques tentatives.

 

26 juillet

Londres, provinciale en chacune de ses parties. Londres, ville à vie plus lente qu’à Paris. Il n’est pas élégant d’être pressé, aussi le Londonien épargne-t-il aux autres l’affligeant spectacle de l’homme pressé.

Au pied de la reine Boadicea qui se révolta contre les Romains, une statue de Thomas Thornycroft.

Le Great Fire (septembre 1666) ne fit qu’une douzaine de morts et mit un terme à la peste – illustration du proverbe : A quelque chose malheur est bon.

 

27 juillet

Chiswick House, un exemple caractéristique de la villa palladienne, a été achevée en 1729 d’après des plans dessinés par le troisième comte de Burlington (1694-1753). Certaines peintures du plafond et le jardin sont dus à William Kent. De 1892 à 1928, cette construction servit d’asile psychiatrique.

La symétrie est toujours belle, mais la beauté n’est pas nécessairement symétrie (ou symétrique). Écrire un traité sur la symétrie.

Promenade dans Richmond Park (Richmond-upon-Thames). Avec ses 951 ha, ce parc est le plus grand parc du Grand Londres. Nombreux cerfs ainsi que quelques daims.

Le redire, l’Anglais et son sens du confort ; mais à ce point, c’est du génie !

Lire le “Journal” de Samuel Pepys. Tenu de 1660 à 1669, il ne sera décodé qu’en 1825.

Sur le niveau supérieur d’un double-decker bus ; je plonge dans les décolletés.

Mes nuits se taisent ; comment vais-je trouver la force d’écrire ?

 

28 juillet

Dresser des inventaires, une façon de tromper l’ennui ?

National Gallery.

Le bâtiment principal (1834-1838) de style néoclassique est l’œuvre de l’architecte William Wilkins. La Sainsbury Wing achevée en 1991 a été financée par la chaîne des supermarchés Sainsbury’s.

Accueilli par Horace Vernet : quatre peintures commandées par le duc d’Orléans et qui célèbrent les victoires révolutionnaires et napoléoniennes. Batailles de Montmirail, Valmy, Hanau, Jemmapes.

Le portrait du duc de Wellington par Goya.

La matité lumineuse des peintures de Guardi et de Canaletto. Me renseigner sur les séjours anglais de Canaletto.

Mon régal devant les œuvres de Tiepolo. Ces formes dont il rehausse les contours à l’aide d’un pinceau, avec pleins et déliés, faisant ainsi ressortir le dessin qui avait été recouvert – le dessin : la structure.

La magnifique barbe magnifiquement peinte d’Edwin Edwards, une œuvre de Fantin-Latour.

A l’arrière-plan, entre des filles et des garçons de Sparte, Lycurgue s’entretient avec des mères. Voir la peinture de Degas.

Le cher Jongkind, le cher Corot, le cher Daubigny.

Paul Delaroche, “L’exécution de Lady Jane Grey, en la Tour de Londres”. Impressionnant malgré tout. Une visiteuse en tchador s’approche de la robe de la condamnée pour en admirer le rendu.

Les chevaux de Géricault !

Certaines peintures de Constable ont un empâtement désagréable.

L’une des plus belles œuvres de la National Gallery, une nature morte aux pommes et à la grenade de Courbet.

Hogarth, un peintre moraliste. Je le vois comme l’équivalent de Jean de La Fontaine. Précieux Hogarth.

Le cheval de George Stubbs considéré comme son chef-d’œuvre.

Bel autoportrait d’Élizabeth-Louise Vigée Le Brun.

L’adorable portrait de Marie Madeleine Balletti par Nattier.

Van Dyck, peintre immense, virtuose et génial. “Portrait équestre de Charles I”, la lumière sur la robe du destrier.

“Triple portrait du Cardinal Richelieu”, le plus complet qui puisse être : il montre non seulement la face mais aussi les profils (placés de chaque côté de la face, genre triptyque). Les profils sont plus révélateurs que la face, toujours.

Vivre dans l’une de ces architectures imaginées par Claude Gellée ! Ce peintre est admirablement représenté à la National Gallery.

Deux très beaux intérieurs d’églises (Grote Kerk à Haarlem et Buurkerk à Utrecht) de Pieter Saenredam, avec cette lumière crémeuse et délicieuse caractéristique de ce peintre.

Rembrandt, aussi magnifique dans les (très) grands formats que dans les (très) petits formats, ce qui est rare ; bien des artistes lâchent lorsqu’ils dépassent un certain format.

Une belle visiteuse en rêverie devant “Une allégorie avec Vénus et Cupidon” de Bronzino. Elle a le profil de Vénus.

Le modelé d’Andrea del Sarto, l’un des plus délicats qui soient.

Jacopo Bassano, les ténèbres rechampies.

Lucas Cranach l’ancien, sa Vénus nue et richement coiffée (“Cupidon se plaignant à Vénus”). Terriblement érotique.

“Christine de Danemark, duchesse de Milan” par Hans Holbein le jeune. Son sourire m’apparaît comme l’un des plus énigmatiques de l’histoire de la peinture – et au diable la Joconde !

Je ne puis quitter la National Gallery sans signaler que les sièges y sont particulièrement confortables ; de plus, ils sont beaux. Les gardiens sont fort aimables. Alors que je consultais un plan, l’un d’eux m’a spontanément proposé son aide. Dans les musées londoniens, de nombreux gardiens sont originaires de l’île Maurice ; on peut donc s’adresser à eux en français.

Trafalgar Square. Les quatre bas-reliefs qui ornent le piédestal de la colonne Nelson ont été coulés avec le bronze de canons pris à l’armée française. Également coulée dans le bronze de canons français, la statue équestre du duc de Wellington, devant le Royal Exchange. Par ailleurs, j’apprends que le bonnet en poil d’ours (le bearskin) des Foot Guards est emprunté aux grenadiers à pied de la Garde impériale de Napoléon.

Saint-Martin-in-the-Fields (1722-1726). Cette œuvre de James Gibbs eut une influence déterminante sur l’architecture anglaise. Le philosophe Francis Bacon et les peintres Hogarth et Reynolds y sont inhumés.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*